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Full text of "Pathologie et thérapeutique verbales"

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co 


BIHDING  LIS!  JUN  1  5  1923 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2012  with  funding  from 

Universityof  Toronto 


http://archive.org/details/pathologieetthraOOgill 


PATHOLOGIE  ET  THÉRAPEUTIQUE 
VERBALES 


A\ 


MAÇON,  PROTAT  FRERES,  IMPRIMEURS. 


ETUDE     DE     GEOGRAPHIE    LINGUISTIQUE 


PATHOLOGIE  ET  THÉRAPEUTIQUE 
VERBALES 


I 


CHAIR     ET    VIANDE 

LA    NEUTRALISATION    DE     L'ARTICLE     DÉFINI 

A    PROPOS     DE    CLAVELLUS 


RÉSUMÉ  DE  CONFÉRENCES   FAITES  A  L'ÉCOLE  PRATIQUE 
DES  HAUTES  ÉTUDES 


PAR 


J.  GILLIÉRON 


m  7  a  v. 


»9.  4-  a* 


EN  VENTE 

A  LA  LIBRAIRIE  BEERSTECHER 

NEUVEVILLE 

C\NTON  DE  BERNE   (SUISSE) 
1915 


x 


PATHOLOGIE 

* 

ET    THÉRAPEUTIQUE   VERBALES 


NOTES  PRÉLIMINAIRES 

Le  titre  de  Pathologie  et  thérapeutique  verbales  que  nous 
nous  proposons  de  donner  à  une  série  d'études  dont  voici 
la  première,  n'est  pas  de  nous.  Il  appartient  à  M.  Mario 
Roques  et  devait  servir  de  titre  à  des  travaux  que  nous 
comptions  publier  en  commun  sur  les  mutilés  phonétiques 
et  les  substituts  créés  par  la  langue  pour  parer  aux  rencontres 
homonymiquesqui  menaçaient  la  plupart  dans  leurexistence. 
Il  nous  a  paru  depuis  susceptible  d'une  plus  large  attribu- 
tion et  tout  à  fait  approprié  aux  recherches  que  nous  avons 
faites  à  l'École  des  Hautes-Études  depuis  l'apparition  de 
notre  étude  sur  l'aire  de  clavellus.  C'est  sous  ce  titre 
qu'avec  l'approbation  de  M.  Roques  nous  publions  le  pré- 
sent travail. 

VALEUR    DES  CARACTÈRES 

Les  formes  latines  sont  en  caractères  gras  (caro). 
Les  formes  patoises  sont  en  caractères  italiques  (tser). 
Les  formes  ou  types  français  sont  en  petites  capitales  (viande). 
Les  formes  entre  guillemets  doivent  être  interprétées  comme  s'appli- 
quant  seulement  aux  valeurs  sémantiques  («  viande  »). 


—   2 


CHAIR   ET  VIANDE  EN  FRANÇAIS. 

Tandis  que  les  autres  romanes  ont  gardé  au  prolongement 
de  caro  le  sens  ancien  en  sa  plénitude,  ou  disons  plutôt  — 
puisqu'il  ne  saurait  jamais  être  question  d'une  équivalence 
complète  d'un  mot  d'une  langue  avec  le  correspondant 
d'une  autre  —  tandis  que  les  autres  langues  romanes  n'ont 
pas  éprouvé  le  besoin  d'une  scission  dans  la  tradition 
sémantique  de  caro,  le  français,  à  partir  d'une  époque  qui 
ne  saurait  remonter  au  delà  du  xve  siècle,  a  restreint  cette 
tradition  et  l'a  laissée  envahir  par  vivenda. 

Par  son  affectation  à  une  partie  sémantique  de  caro,  le 
mot  viande  a,  peu  à  peu,  perdu  sa  valeur  étymologique  de 
«  nourriture  »  qu'il  avait  gardée  jusqu'à  l'époque  classique 
de  la  littérature  française,  et  qui  existe  encore  de  nos  jours 
dans  certains  parlers1. 

La  substitution  partielle  de  vivenda  à  caro  répond-elle  à 
une  nécessité  ou  à  une  opportunité  d'ordre  sémantique  ? 
C'est  peu  probable,  puisque  ni  les  autres  langues  romanes, 
ni,  à  notre  connaissance  du  moins,  les  langues  étrangères 
avec  lesquelles  le  français  a  été  en  contact  direct,  n'ont 
éprouvé  cette  nécessité  ou  cette  opportunité.  S'agit-il,  au 
contraire,  d'un  hasard  ?  Mais,  pareil  hasard  existe-t-il  dans 
une  langue  littéraire  ? 

D'ailleurs,  dans  les  deux  hypothèses,  pourquoi  vivenda, 
dont  le  sens  étymologique  a  survécu  presque  jusqu'à  nos 
jours  à  l'infiltration  dans  le  domaine  de  caro,  n'a-t-il  pas 
exercé   tout  son   pouvoir  sémantique    vis-à-vis  de  caro  ? 

i.  Nous  l'avons  signalée  nous-même  à  Vionnaz,  où  vivenda  désigne 
le  «  pain  et  le  fromage  »,  nourriture  essentielle  des  gens  de  ce  pays.  — 
On  verra  plus  loin  comment  s'explique  la  survie  de  viande  «  nour- 
riture »  encore  longtemps  après  son  intrusion  dans  caro. 


pourquoi  n'a-t-il  pas  laissé  à  ce  dernier  uniquement 
l'aire  d'où  il  ne  pouvait  le  déloger  («  chair  »  non  alimen- 
taire) et  lui  abandonne-t-il,  notamment,  la  a  chair  »  de 
poisson  ■  ? 

Le  latin  caro,  ou  plus  exactement  carnem,  devait  abou- 
tir en  français  à  char,  et  telle  est  la  forme  uniquement 
usitée  jusqu'au  xve  siècle,  c'est-à-dire  jusque  vers  l'époque 
où,  d'après  les  textes  cités  par  Littré,  viande  «  nourri- 
ture »  se  substituait  partiellement  à  caro.  Ce  n'est  qu'au 
xve  siècle  qu'apparaît  la  forme  chair,  due  à  une  tendance 
de  changement  réciproque  entre  ar  et  er  qui  pouvait  affec- 
ter caro  et  l'a  réellement  affecté,  comme  elle  aurait  pu  le 
laisser  indemne  comme  charme,  etc. 2.  Par  la  transforma- 
tion de  cha/r  en  chair,  ou  proprement  cher,  caro  entrait 
en  collision  avec  chère,  né  de  chiere,  né  de  cara,  dont 
l'évolution  sémantique  de  «  visage  »  à  «  bon  accueil,  bon 
repas  »  l'a  rendu  synonyme  de  caro.  «  *Unjour  de  chère  » 
(cara)  5  était  un  jour  où  l'on  faisait  chère,  où  l'on  faisait 
gras,  où  l'on  mangeait  cher  (caro  sémantiquement  dimi- 
nué de  la  chair  de  poisson)  —  tandis  que  les  jours  maigres 
on  ne  tolérait  en  fait  de  cher  que  la  cher  de  poisson. 

Pour  écarter  la  conception  d'un  état  lexical  où  l'on  aurait 
eu  d'une  part 

char  =  chair  non  alimentaire  -f-  chair  de  poisson  ; 
d'autre  part  chèr(e)  =  chair  alimentaire  —  chair  de  poisson 
et  pour  constater  la  quasi-nécessité  de  l'intervention  lexicale 

i .  Le  lecteur  voudra  bien  nous  permettre  de  poser  le  problème  sous 
cette  forme  simplifiée,  c'est-à-dire  sans  tenir  compte  de  chairs,  qui, 
sémantiquement,  rentrent  dans  la  même  catégorie  que  «  chair  de' pois- 
son ».  Le  problème  ne  saurait  souffrir  de  cette  restriction. 

2.  Cette  tendance  s'est  produite  entre  le  xive  et  le  xvie  siècles,  dit  le 
Dictionnaire  général  de  Hatzfeld,  Darmesteter,  Thomas,  §  302  et  312. 

3.  Cette  expression,  que,  momentanément,  nous  accompagnons  ici 
d'astérisque,  on  verra  parla  suite  qu'elle  existait  réellement. 


—  4  — 

d'un  tiers  (viande),  il  importe  d'examiner  soigneusement 
la  nature  de  l'évolution  de  ar  en  er,  donc  la  nature  de  l'évo- 
lution de  char  à  chair,  qui  est  la  cause  immédiate  de 
l'échec  subi  par  caro  et  de  tout  le  mouvement  lexical  con- 
sécutif. 

Le  Dictionnaire  général  nous  dit  : 

§  302.  «  Si  a  est  entravé,  il  se  maintient  régulièrement 
à  l'origine  ;  mais,  entre  le  xive  et  le  xvie  siècle,  il  a  une 
tendance  à  se  changer  en  e  :  arrha,  arres  et  erres  ;  aspa- 
ragum,  asparge  et  asperge;  carnem,  charn,  char,  et 
cher,  chair;  *carptiat,  (il)  jarce  et  gerce;  haut  allem. 
garba,  jarbe  et  gerbe  ;  *sarpa  sarpe  et  serpe. 

§  312.  Nous  avons  vu  que  a  de  a  entravé  devant  r  avait 
eu,  à  partir  du  xive  siècle,  une  tendance  à  se  changer  en  e. 
Inversement,  à  la  même  époque  É  et  È,  dans  les  mêmes 
conditions,  s'échangent  avec  a  :  allem.  bohlwerk,  boule- 
ver  puis  boulevard  ;  herse  a  dû  se  changer  en  harse, 
d'où  harceler,  anciennement  iierseler;  hernia,  hergne 
puis  hargne.  On  peut  rappeler  ici  larme  de  lacrima, 
devenu  lairme,  lerme,  puis  larme  ». 

Ces  citations  constatant  l'existence  de  deux  courants  con- 
traires et  de  la  même  époque  nous  permettent  de  conclure 
—  il  nous  paraît  impossible  d'admettre  une  autre  supposi- 
tion —  à  un  courant  (populaire  ou  littéraire,  provincial  ou 
parisien)  contrarié  et  aboutissant  parfois  à  de  fausses  régres- 
sions. 

La  fluctuation  entre  er  et  ar  qui  résulte  de  cet  état  de 
choses  est  rendue  bien  manifeste  par  l'historique  que  nous 
donne  Littré  de  tous  les  exemples  cités  par  le  Dictionnaire 
général1,  et  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  cette  fluctua- 
tion phonétique  n'ait  aussi  affecté  caro. 

1 .  Voir  notamment  la  remarque  sur  arrhes. 


—  5  - 

Nous  ne  pouvons  nous  attarder  à  l'examen  de  chacun 
de  ces  mots  ;  niais  nous  ne  saurions  ne  pas  commenter  les 
exemples  que  Littré  nous  donne  du  mot  chair. 

Son  «  historique  »  contient  pour  le  XVe  siècle  —  le  seul 
qui  importe  ici  —  cinq  exemples  qu'il  présente  dans  la 
suite  chronologique  suivante  : 

i)  chair  (Froissart). 

2)  chair  (Froissart). 

3)  char  (Ch.  d'Orléans). 

4)  chair  (01.  Basselin). 

5)  (à  ung  jour  de)  char  (Bibl.  des  Chartes). 

Antérieurement  à  la  date  de  ces  exemples,  nous  ne  trou- 
vons toujours  que    char,    postérieurement    toujours   que 

CHAIR. 

La  série  des  exemples  du  XVe  siècle  nous  montre  à  l'évi- 
dence la  fluctuation.  Que  cette  fluctuation  doive  être  attri- 
buée à  la  diversité  d'origine  des  auteurs  ou  non,  peu 
importe  ici. 

Le  cinquième  exemple,  a  ung  jour  de  char  que  Littré 
fait  suivre  de  la  traduction  un  jour  de  gras,  mise  entre 
crochets,  a  une  importance  capitale  pour  nous. 

S'il  confirme  que  caro  a  abouti  un  jour  à  figurer  dans 
cette  expression  dont  nous  nous  sommes  servi  plus  haut 
—  en  la  faisant  précéder  toutefois  d'astérisque  —  pour 
éclairer  la  marche  de  caro  vers  viande,  par  contre  il  paraît 
par  sa  forme  char  réduire  à  néant  la  valeur  de  toute  l'argu- 
mentation qui  précède  ;  car,  en  effet,  la  forme  char  semble 
marquer  cet  exemple  d'unedate  chronologique  antérieure  à 
la  collision  de  char  (caro)  avec  chère  (cara). 

Selon  ce  que  nous  avons  cherché  à  démontrer,  pour  que 
u\  jour  de  char  fût  un  jour  de  gras,  il  fallait  qu'il  fût  UN 
jour  de  chair. 


—  6  — 

Au  xive  siècle  un  jour  de  char  n'eût  rien  signifié, 
puisque  le  mot  char  s'appliquait  alors  aussi  bien  à  la  chair- 
viande  qu'à  la  chair  de  poisson,  n'aurait  pu  prendre  nais- 
sance, puisqu'il  n'y  avait  pas  opposition  entre  ces  deux 
derniers. 

Au  xvie  siècle,  d'autre  part,  char  avait  cessé  d'exister. 

C'est  au  xve  siècle  seul  que  ung  jour  de  char  est  com- 
préhensible, et  il  ne  l'est  que  si  l'on  adopte  notre  argumen- 
tation. Il  s'est  produit  à  une  époque  de  fluctuation  entre 
char  et  cher.  En  employant  la  forme  char  (provincialisme 
ou  archaïsme,  forme  populaire  ou  forme  littéraire),  l'auteur 
usait  d'une  expression  qui  ne  pouvait  émaner  que  de  la  forme 
chair  ;  c'est  un  jour  de  chair  qui  a  fait  naître  un  jour  de 
char  à  une  vie  sans  doute  bien  éphémère,  sinon  tout  à 
fait  individuelle. 

Cet  exemple,  ainsi  commenté,  fait  bien  concevoir  l'oppor- 
tunité de  l'intervention  d'un  tiers,  de  l'intervention  de 
viande  qui  met  ordre  à  un  état  d'anarchie,  se  substitue 
comme  champion  à  cara  dans  l'emprise  de  celui-ci  sur 
caro. 

L'incursion  de  viande  dans  le  domaine  de  caro  ne  s'est 
naturellement  pas  produite  sans  avarie  grave  pour  lui-même  : 
il  en  a  perdu  son  sens  primitif. 

chère  («  visage  »),  par  sa  collision  formelle  et  séman- 
tique avec  caro  a  subi  la  même  avarie.  La  disparition  de 
chère  «  visage  »  s'est  produite  de  meilleure  heure  que  celle 
de  viande  «  nourriture  ».  Cela  tient  à  ce  que  de  chèr(e) 
«  visage  »  à  chère  «  viand(e)))  l'écart  sémantique  est  bien 
plus  grand  que  de  viande  «  nourriture  »  à  viande  «  chair  », 
si  toutefois  les  phénomènes  d'origine  littéraire  peuvent  être 
soumis  aux  mêmes  considérations  que  ceux  qui  se  pro- 
duisent dans  les  parlers  populaires. 

La  perte  de  l'un  et    de  l'autre  de   ces  mots  a  été  facile- 


ment  compensée  par  de  multiples  concurrents  de  toute 
époque. 

Cependant  on  ne  peut  s'empêcher  de  constater  que  le 
trouble  apporté  par  la  collision  phonétique  de  caro  avec 
cara  et  l'intrusion  de  viande  dans  l'histoire  de  caro  n'a 
pas  encore  complètement  disparu,  du  moins  dans  certains 
milieux,  et  contraste  encore  avec  l'admirable  stabilité  des 
mots  de  la  langue  française.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que 
la  traduction  d'un  passage  d'un  journal  allemand  qui  me 
tombe  aujourd'hui  même  sous  les  yeux  1  : 

«  Il  est  arrivé  que  des  consommateurs  qui  n'avaient  pu 
satisfaire  leur  appétit  avec  de  la  nourriture  «  animale  »  — 
viande  ou  poisson  —  en  raison  de  son  prix,  sont  sortis  du 
restaurant  aussi  affamés  qu'ils  y  étaient  entrés.  » 

Au  xive  siècle  char  aurait  satisfait  le  traducteur.  Dès  le 
xve  il  se  serait  trouvé  embarrassé. 

Aussi  bien,  les  lexicographes,  à  plus  forte  raison  les  pro- 
fesseurs qui  enseignent  le  français  aux  étrangers,  éprouvent- 
ils  une  grande  difficulté  à  rendre  compte,  brièvement  et 
palpablement,  de  la  différence  actuelle  entre  chair  et  viande 
et  entend  on  aujourd'hui  parler  de  nourriture  carnée,  de 
régime  carné,  alors  que  nos  dictionnaires  ne  signalent 
carné  qu'avec  sa  valeur  technique:  de  couleur  de  chair. 
L'enrichissement  qui  résulte  du  dédoublement  sémantique 
de  caro  dans  ses  dérivés  pourrait  avoir  des  inconvénients 
(comp.  carné  avec  carnation). 

L'histoire  de  la  succession  à  caro  latin,  nous  l'avons 
établie  uniquement  sur  la  base  offerte  par  le  dictionnaire 
deLittré  2. 

i.  Matin  du  22  février  191 5. 

2.  Nous  attirons  l'attention  du  lecteur  plus  particulièrement  sur  les 
exemples  et  les  expressions  suivants  donnés  par  Littré  aux  mots  viande, 

CHAIR,   CHÈRE   : 


—  8  — 

Son  évidence  —  si  toutefois  on  nous  permet  d'user  de 
ce  mot  —  était  offusquée  d'une  part  par  la  nature  de 
l'évolution  phonétique  en  cause  (er  >>  ar,  ar  >  er), 
d'autre  part  par  la  nature  du  parler  où  les  faits  se  sont  pro- 
duits, par  la  nature  de  la  langue  littéraire  qui  a  été  soumise 
à  une  fluctuation  d'influences  notamment  littéraires  ou 
populaires.  C'est  l'élément  littéraire,  en  dehors  de  sa  col- 
laboration phonétique,  qui  y  est,  en  particulier  responsable 
de  la  survie  dont  témoignent  viande  et  chère  dans  leur 
valeur  de  «  nourriture  »  et  de  «  visage  ». 

L'évidence  eût  été  sans  doute  moins  offusquée,  s'il  s'était 
agi  d'un  développement  historique  qui  se  serait  effectué  en 
dehors  de  la  langue  littéraire,  dans  une  région  patoise 
d'une  certaine  étendue  et  offrant  par  Là  des  données  de 
géographie  linguistique  aptes  à  nous  servir  de  fil  conduc- 
teur. 

Ceci  nous  amène  tout  naturellement  à  parler  des  maté- 
riaux que  nous  fournit  l'Atlas  sur  notre  sujet,  de  signaler 
avant  tout  la  pénurie  de  ses  matériaux  qui  ne  nous  a  pas 
permis  dès  l'abord  de  le  mettre  en  œuvre,  comme  c'est 
notre  coutume. 

Dieu  donne  viande  à  toute  chair  (Calvin). 

On  a  défendu  de  manger  chair,  comme  si  c'eust  été  une  viande  pol- 
luée (Calvin). 

Ne  m'achète  point  de  chair,  Car  tant  soit  elle  friande  L'esté  je  hay  la 
viande  (Ronsard). 

Chez  le  roi,  la  viande  est  servie,  se  disait  les  jours  maigres  comme 
les  jours  gras  (Maintenon). 

Le  saumon  n'est  pas  une  viande  de  malade. 

Chère  de  commissaire  «  un  repas  où  l'on  sert  viande  et  poisson,  locu- 
tion qui  vient  du  temps  où  il  y  avait  des  chambres  mi-parties  de  catho- 
liques et  de  protestants,  les  commissaires  faisant  les  uns  maigre,  les 
autres  gras  ». 

Ni  chair  ni  poisson. 


—  9  — 

Chair  et  viande  d'après  l'Atlas. 

Il  est  très  pauvre  de  renseignements. 
Il  est    muet  sur  l'histoire  de  «  chair  »   en  dehors  de  sa 
concomitance  avec   «  viande   » . 

Il  ne  nous  fournit  sur  «  chère  »    que  ce  que  les  cartes 

FIGURE  ()66,  754),   MUSEAU  (893),  FAIRE  LA    MOUE  (1859) 

ont  bien  voulu  nous  en  trahir.  Les  cartes  figure  en 
signalent  l'existence  actuelle  avec  sa  sémantique  latine  dans 
cinq  points  du  Roussillon,  dans  le  Cantal  à  715,  717  et  en 
Italie  à  992.  Dans  ce  dernier  point,  le  mot  prend  une 
valeur  péjorative,  puisqu'il  figure  également  dans  la  carte 
museau.  La  carte  1859  (faire  la  moue)  nous  le  montre 
nettement  et  uniquement  péjoratif  à  967  et  à  777,  78e. 
Cette  valeur  péjorative  est  évidemment  le  résultat  de  l'adop- 
tion des  mots  littéraires,  par  conséquent  plus  relevés, 
tels  que  figure,  visage,  etc.  Il  est  évident  que  les 
questions  posées  par  M.  Edmont  aux  sujets  n'ont  pu 
faire  apparaître  toutes  les  formes  de  chère  existant  encore 
en  gallo-roman .  C'est  ainsi  que  dans  le  Supplément,  non 
encore  publié,  figurera  au  mot  visage  un  Uyàrà  (889)  qui 
n'avait  pas  été  évoqué. 

L'Atlas  est  également  muet  sur  viande  antérieur  à  son 
intrusion  dans  la  sémantique  de  caro. 

D'ailleurs  nous  doutons  fort  que  des  questions  telles  que 

FAIRE  BONNE  CHERE,  CHAIR  DE  POISSON,   IL  LUI  A    ENLEVÉ  UN 

morceau  de  chair,  etc.  eussent  abouti  à  des  renseigne- 
ments bien  précieux  pour  l'étude  de  nos  mots. 

Quant  à  la  carte  viande  (1383),  qui  est,  en  somme, 
l'unique  point  d'appui  que  nous  fournisse  l'Atlas,  elle  se 
présente  à  nous  sous  un  jour  qui  exclut  une  interpréta- 
tion claire  et  exempte  de  doutes . 


—    10   — 

En  effet,  sans  doute  le  mot  français  viande  lui-même,  et 
plus  certainement  encore  son  sens  actuel)  a  recouvert  des 
territoires  bien  plus  vastes  que  celui  où,  de  par  son  évolu- 
tion sémantique  exceptionnelle,  il  a  pu  prendre  naissance. 

Il  n'a  laissé  à  son  prédécesseur  issu  de  caro  que  la  moi- 
tié à  peine  du  domaine  gallo-roman,  et  encore  cette  moi- 
tié, plus  particulièrement  dans  ses  parties  géographique- 
ment  les  plus  exposées,  est-elle  dès  maintenant  fortement 
entamée  et  à  la  veille  d'être  conquise  :  on  y  trouve  caro 
en  concurrence  avec  viande. 

L'invasion  du  français  viande  n'est  pas  due  uniquement 
à  une  servilité  aveugle  des  parlers  populaires  à  l'égard  de 
la  langue  littéraire.  L'héritage  qu'ils  tenaient  du  latin  caro 
a  pu  présenter  de  graves  inconvénients  suscités  par  des  col- 
lisions formelles  autres  encore  que  celle  dont  la  littérature 
a  été  victime  :  l'adoption  du  mot  français  y  remédiait. 

Faire  le  départ  dans  le  domaine  actuel  de  caro  entre 
son  existence  autochtone  et  son  intrusion  paraîtrait  témé- 
raire en  l'absence  d'autres  documents  que  ceux  dont  nous 
disposons,  en  l'absence  notamment  de  renseignements  sur 
l'évolution  sémantique  de  chiere  (cara)  ;  mais  pour  une 
autre  raison  encore,  celle  qui  repose  sur  la  fluctuation  pho- 
nétique er  :  ar,  laquelle  existe  aussi  dans  les  parlers  popu- 
laires. 

Rien,  par  exemple,  ne  serait  plus  tentant  que  de  faire 
fond  sur  la  présence  clairsemée  de  formes  chiere  pour 
chair  qui  ont  déconcerté  M.  Herzog  dans  ses  Neufran- 
Xpsïscht  Dialekt texte  (75)  et  qui  semblent  confirmer  de  la 
façon  la  plus  heureuse  notre  conception  de  la  collision  de 
caro  avec  cara.  Mais,  leur  apparition  indépendante  en 
plusieurs  régions,  alors  que  pour  la  réalisation  de  la  col- 
lision ayant  eu  lieu  en  français  littéraire,  il  faut  un  con- 
cours de  conditions  phonétiques  et  sémantiques  qui  n'a  pu 


—  II  — 

se  produire  que  tout  à  fait  exceptionnellement,  c'est-à- 
dire  le  concours  de  : 

l'existence  de  cara,  avec  sa  marche  sémantique,  éche- 
lonnée, jusqu'à  chère  =  «  repas  gras  »,  au  moment  de 
l'arrivée  phonétique  de  caro  à  l'étape  cher,  étape  de  sa 
collision  ; 

leur  apparition  indépendante  en  plusieurs  régions, 
disions-nous,  fait  catégoriquement  rejeter  cette  confirma- 
tion trompeuse. 

Examinons  un  des  exemples  de  M.  Herzog. 

A  Granges,  près  Plombières  (Vosges)  ; 

cara  —  s'il  y  existait  —  était  chiere,  puisque  capra, 
dans  le  même  texte,  est  représenté  par  syef; 

carne  y  est  chié 

La  solution  qui  confirmerait  la  genèse  de  carne  >  chié 
sous  l'influence  de  chie(re)  est  nécessairement  fausse  ; 
car,  si  ce  patois  a  conservé  eyef  (capra),  il  n'a  pu  avoir 
réduit  chier(e)  (cara)  à  cher,  réduction  nécessaire  pour 
qu'il  y  ait  collision  avec  cher  (caro). 

Donc  :  chié  (caro)  ne  peut  être  qu'un  chair  ou  pro- 
prement cher  français  introduit  à  Granges  à  l'époque  où 
son  parler  avait  sy  en  regard  du  français  s  (réduit  de  ïy) 
—  et  c'est  encore  l'état  de  chose  actuel  —  et  où  par  natu- 
ralisation phonétique  le  parler  populaire  faisait  du  fr.  cher 
un  chier.  Nous  ne  pouvons  envisager  sérieusement  une 
autre  explication,  d'après  laquelle,  à  Granges,  un  hypothé- 
tique chière  (cara),  arrivé  —  hypothétiquement  —  à  la 
valeur  sémantique  de  «  repas  gras,  gras  »  aurait  supplanté 
caro. 

Quand  nous  aurons  ajouté  que  la  fluctuation  entre  er 
et  ar,  qui  a  existé  à  une  certaine  époque  dans  la  langue 
de  l'Ile-de-France,  existe  encore  actuellement  dans  les  par- 
lers   populaires  et  qu'il  y  a  des  formes  char  qui   peuvent 


—    12    — 

remonter  à   cher,    on   comprendra  l'absence  dans    notre 
travail  d'une  carte  interprétative  de  viande  . 

Aucune  des  raisonsvci-dessus  exposées  ne  saurait  cepen- 
dant mettre  obstacle  à  l'examen  d'une  particularité  de  la 
carte  viande,  à  l'examen  d'un  problème  dont  la  solution 
révèle  des  aperçus  intéressants  sur  les  moyens  employés 
par  les  parlers  pour  sortir  d'un  état  de  détresse  lexicale. 
Voici  ce  problème  : 


Char  dans  les  patois  du  Nord. 

Quelques  points  du  Pas-de-Calais  (283,  284,  285,  286, 
287,  276),  du  Nord  (272,  282),  de  la  Belgique  (293,  294), 
formant  une  aire  cohérente,  ont  de  caro  une  forme  qui 
est  en  contradiction  avec  la  phonétique.  Cette  forme  est 
char.  Elle  est  singulière  a  deux  égards  :  d'une  part  par  la 
présence  du  €  au  lieu  de  k,  d'autre  part  par  sa  voyelle  qui 
va  se  révéler  comme  un  archaïsme. 

Il  ne  saurait  faire  de  doute  que  caro  n'eût  existé  par- 
tout sous  sa  forme  phonétique  régulière  de  kar  dans  le 
Nord  de  la  France  l,  là  où  le  c  devant  a  se  maintient  sans 
se  palataliser  et  où  même,  vraisemblablement,  un  son  fran- 
çais £  aurait  été  naturalisé  en  k  à  l'époque  moderne.  Or, 
cette  forme  régulière  y  a  totalement  disparu  et  son  aire  a 
été  submergée  par  l'envahisseur  viande,  qui  lui-même, 
n'a,  sans  doute,  recouvert  qu'imparfaitement  une  aire  -car 
plus  ancienne  dont  il  ne  reste  plus  que  la  parcelle  consti- 
tuée par  les  points  ci-dessus  énumérés  et  où  il  vit  soit  seul, 
soit  en  concurrence  avec  viande. 

Quelle  est  la  cause  qui  a  fait  disparaître  kar  ? 

1.  Voir  le  Dict.  de  Godefroy,  Suppl.  chair. 


—  13  — 

Tant  que  l'article  féminin  est  resté  la,  la  coexistence  de 
la  kar  (chair)  et  de  le  kar  (char) 
n'avait  pas  le  caractère  de  menace  dangereuse  pour  l'un  ou 
l'autre.  C'est  ce  que  nous  enseigne  jusqu'ici  la  coexistence 
d'homonymes  de  genre  différent.  Il  n'en  fut  plus  de  môme 
lorsque  l'article  féminin  devint  le  (comme  ma,  la,  sa  > 
me,  U\  se);  la  collision  devint  complète  et  intolérable. 

Où  était  le  remède  à  cet  état  pathologique  ? 

Nous  avons  vu  des  parlers,  en  pareille  occurrence,  recou- 
rir à  leur  propre  fonds,  tel  le  gascon  qui,  privé  du  mot 
épi,  en  collision  avec  épine,  ressuscitait  le  mot  kabel,  tombé 
en  désuétude  dans  sa  signification  de  «  cheveu  »,  sugees- 
donné  qu'il  était  par  la  puissance  étymologique  de  la  grande 
famille  kap  («  tête  »).  Une  suggestion  semblable  a  fait  dis- 
paraître presque  totalement  du  Midi  de  la  France  la  forme 
phonétique  de  caballum,  remplacée  par  une  forme  patoi- 
sée  du  français  cheval  . 

Mais  ce  recours  au  propre  fonds,  témoignage  d'indépen- 
dance et  de  vitalité  provinciales,  a  disparu  presque  totale- 
ment de  nos  jours,  depuis  que  presque  tous  les  parlers  de 
la  France  sont  privés  de  l'élément  directeur  régional  qui 
police  l'action  mécanique,  aveugle,  destructrice  de  la  pho- 
nétique, depuis  qu'ils  sont  délaissés  par  les  classes  ins- 
truites et  lettrées,  toutes  converties  au  français  littéraire. 

Dans  leur  pauvreté  génétique,  dans  leur  misère  actuelle, 
les  parlers  —  nous  n'en  exceptons  pas  la  langue  illustrée 
par  Mistral  —  ont  recours  à  la  grande  pourvoyeuse  qu'est 
la  langue  littéraire  '  et  leurs  emprunts  sont  moins  souvent 

i.  Nous  verrons  dans  une  prochaine  étude  des  parlers,  fourvoyés 
comme  en  une  impasse  sous  l'action  aveugle  des  lois  mécaniques  de  la 
phonétique,  faire  volte-face,  rebrousser  leur  cours  phonétique  sous  la 
tutelle  de  la  langue  littéraire  plus  prévoyante,  plus  perspicace,  plus 
capable  d'œuvre  réparatrice.  Le  français  est  la  providence  des  parlers 
qui  s'égarent. 


—  i4  — 

peut-être  les  effets  d'une  servilité  à  son  égard  que  ceux 
d'une  nécessité  causée  par  l'engrenage  des  lois  phonétiques 
qui  provoquent  un  désarroi  lexical,  auquel  ils  ne  savent 
plus  remédier  autrement  que  par  l'emprunt. 

C'est  ainsi  que,  dans  sa  détresse  lexicale,  le  Nord  de  la 
France,  antérieurement  au  xvie  siècle,  a  emprunté  char  à 
la  langue  de  Paris  et  a  ainsi  réparé  le  mal  causé  par  l'évo- 
lution de  l'article  la  à  le  à  ce  mot  spécialement.  A  ce  mot 
spécialement,  disons-nous,  car  nous  allons  voir  tout  à 
l'heure  que  cet  emprunt  n'a  été  qu'un  remède  de  fortune 
auquel  on  a  été  obligé  d'avoir  recours,  tant  que  le  parler 
en  détresse  n'eut  pas  adopté  un  régime  général  et  préventif 
qui  se  fût  sûrement  aussi  appliqué  à  la  forme  de  caro, 
déchue  par  le  fait  de  sa  collision,  et  eût  ainsi  sauvé  kar. 

On  a  tenté  soit  de  nier,  soit  de  mettre  en  doute,  soit  de 
restreindre  le  rôle  délétère  de  la  phonétique  en  tant  que 
créatrice  de  produits  homonymes  qui  obligent  le  parler  à 
remanier  son  patrimoine  lexical,  le  contraint  constamment 
à  un  travail  de  réparation.  Nous  croyons  pouvoir  prétendre 
qu'il  n'est  aucune  loi  phonétique  qui,  dans  le  long  cours 
d'un  parler,  s'effectue  sans  causer  des  dommages  néces- 
sitant une  œuvre  de  réparation  et  des  modifications  de 
tout  ordre,  que  la  phonétique  est  responsable  de  la  dispa- 
rition d'une  grande  partie  des  mots  du  patrimoine  latin, 
qu'une  foule  des  disparus  sont  des  déchets  de  l'usure  pho- 
nétique, qu'une  foule  de  mots  nouveaux  sont  des  compen- 
sations, plus  ou  moins  heureuses,  à  ces  déchets. 

Presque  toutes  les  études  qui  suivront  celle-ci  dans  la 
publication  :  Pathologie  et  thérapeutique  verbales  auront 
pour  objet  de  démontrer  cette  thèse  par  des  exemples  qui 
remonteront  parfois  à  la  langue  latine  de  l'époque  classique. 


—  15  — 

Neutralisation  de  l'art,    défini. 
Cas   pathologiques. 

i)  Exemples  de  la  perturbation  qui  en  résulte  dans  le  lexique. 

Pour  entraîner  la  conviction  du  lecteur  en  ce  qui  touche 
La  nécessité  d'une  intervention  lexicale  lors  de  la  collision 
de  chair  et  char  en  le  kar  et  l'importance  du  désarroi 
causé  par  la  collision  de  la  avec  le  dans  le  lexique  du  Nord 
de  la  France,  il  nous  paraît  utile  de  recourir  à  une  consta- 
tation qui  sera  la  base  d'une  étude  future  sur  le  merle  et 
le  loriot  ■ 

La  Gaule  romane  a  conservé  le  latin  merula  (sous  une 
forme  féminine  ou  masculine),  tandis  que  ce  mot  a  disparu 
en  Wallonie  et  dans  une  région  limitrophe  en  France. 

Les  deux  mots  ont  été  frappés  à  mort  par  la  phonétique, 
mais  l'ont  été  diversement,  et,  de  ce  chef,  ils  ont  aussi 
succombé  diversement. 

En  effet, 

par  une  évolution  des  plus  régulière,  merula,  en  Wal- 
lonie, devait  devenir  la  mierle,  par  assimilation  la  miellé, 
et  par  la  collision  de  la  avec  le,  le  rnielQe),  qui  était  l'abou- 
tissement de  mel  latin  ; 

par  une  évolution  des  plus  régulière,  merula,  au  sud 
du  territoire  précédent  et  où  l'e  entravé  ne  se  diphtongue 
pas,   devait  devenir   la   merle,   par  assimilation  la  mel(J)e 

i .  Cette  étude  ne  pourra  paraître  qu'après  que  nous  aurons  recueilli 
des  matériaux  de  contrôle  dans  un  territoire  actuellement  envahi  par 
l'ennemi.  Elle  bouleversera  entièrement  toute  l'explication  —  par  trop 
ingénieuse  —  que  nous  avons  précédemment  donnée  pour  établir  la 
filiation  des  formes  intermédiaires  entre  noire  et  merula.  Cette  expli- 
cation date  d'une  époque  où  nous  usions  encore  de  certains  tours  de 
passe-passe  qu'excusait  une  méthode  surannée. 


—  lé  — 

qui  est  l'aboutissement  de  mespila  latin,  ou,  si  l'on 
prend  pour  point  de  départ  le  masculin  —  nous  étudie- 
rons cette  alternative  dans  l'article  annoncé  —  le  merle 
devait  devenir  le  melle,  le  mêle,  qui  est  l'aboutissement  du 
latin  mespila  et  la  forme  que  celui-ci  avait  prise  lors  de 
la  collision  de  la  avec  le. 

Voilà  pourquoi,  en  Wallonie,  on  dit  lam  ï  pour  «  miel  » 
(=  larme,  cf.  le  français  goutte  =  eau-de-vie)  et  mauvis 
ou  grive  pour  «  merle  »  (disparition  des  deux  mots  en 
collision).  Voilà  pourquoi,  plus  au  sud,  merle  a  disparu  et 
a  été  remplacé  par  mauviard  ou  par  une  série  de  formes 
que  nous  étudierons  dans  l'étude  annoncée.  Si  l'on  se 
refuse  à  admettre  que  merle  a  disparu,  parce  qu'il  allait 
devenir  ou  était  devenu  l'équivalent  soit  de  miel,  soit  de 
nèfle,  que  miel  a  disparu,  parce  qu'il  allait  devenir  ou 
était  devenu  l'équivalent  de  merle,  que  répondra-t-on  aux 
questions  suivantes  : 

Comment  se  fait-il  que,  seuls  des  parlers  gallo-romans, 
le  wallon  et  le  picard  aient  perdu  merle,  alors  que  tous 
deux  seuls  ils  étaient  soumis  à  une  loi  qui  devait  fatale- 
ment faire  aboutir  ce  mot  à  celui  qui  désignait  soit  la 
nèfle  soit  le  miel  ?  Comment  se  fait-il  que  seul  des  par- 
lers gallo-romans,  le  wallon  ait  perdu  miel,  alors  que 
seul  il  était  soumis  à  une  loi  qui  devait  fatalement  faire 
aboutir  ce  mot  à  «  merle  »  ?  Comment  se  fait-ii  que  des 
substituts  de  «  merle  »  et  de  «  miel  »  aient  envahi  seule- 
ment des  territoires  où  ils  remplaçaient  des  mots  rendus 
par  la  phonétique  inaptes  à  leurs  fonctions  ? 

Il  nous  semble  qu'il  y  a  ici  non  pas  probabilité,  mais 
certitude. 


ï.  Voir  :    MEYER-Lùbke,    Wortgeschichtliches  dans   la    Zeitschr.   fur 
rom.  Phil.,  XXIX. 


—  I 


2)  Changement  du  genre  des  substantifs. 
Neutralisation  des  flexions  génériques  de  l'adjectif. 

L'évolution  de  l'article  féminin  la  à  le  a  été  pour  la 
langue  de  l'extrême  nord  de  la  France  la  cause  directe  d'une 
catastrophe  linguistique  que  l'on  peut  comparer,  par  son 
importance,  à  celle  qu'a  produite  en  français  la  disparition 
des  formes  du  cas-sujet. 

La  première  conséquence  qui  en  devait  résulter  fut 
l'ébranlement  du  genre  des  substantifs. 

A  tous  les  mots  qui  commençaient  par  une  voyelle, 
qui  étaient  précédés  de  l'art.  /'  et  non  de  le  ou  de  la,  qui 
au  gré  des  influences  analogiques  inhérentes  à  certains 
mots  changeaient  de  genre  ou  flottaient  entre  le  masculin 
et  le  féminin  et  sont  par  conséquent  l'apanage  d'une 
région  beaucoup  plus  étendue  que  la  nôtre  (âge,  orage, 
ouvrage,  air,  etc.,  etc.)  viennent  s'ajouter  une  foule 
d'autres  qui  sont  propres  à  la  région  de  la  >>  le.  On  en 
trouvera  une  liste,  très  incomplète  naturellement  puisqu'ils 
n'y  figurent  qu'cà  titre  d'exemples,  dans  le  Lexique  Saint- 
Polois  de  M.  Edmont  (2e  partie,  page  316). 

Il  est  malheureusement  fort  probable  que  les  études  les 
plus  approfondies,  pour  ne  pas  disposer  de  textes  patois  suf- 
fisants qui  datent  de  cette  époque,  n'aboutiront  pas  à  en 
dresser  une  liste  complète,  parce  que,  dans  l'état  actuel  du 
patois,  tel  mot  qui  de  féminin  était  devenu  masculin  et 
vice-versa,  peut  être  le  résultat  d'un  retour  au  genre  origi- 
naire sous  l'influence  du  français  —  influence  dont  la  pré- 
sence effective  se  manifeste  déjà  à  l'époque  où  kar  équiva- 
lait à  «  char  »  et  à  «  chair  »  et  qui  n'a  cessé  depuis  de  se 
faire  sentir,    influence   qui  doit,  selon   nous,  avoir  même 

2 


—   18  — 

été  déterminante  dans  la  réfection  d'un  article  générique 
remplaçant  l'article  neutralisé. 

Les  textes  anciens  nous  révèlent  un  mot  nuit  du  genre 
masculin,  nous  le  révèlent  bien  vivant  en  Picardie,  d'autre 
part,  les  Lettres  picardes  de  P.-L.  Gosseu  de  Vermand,  qui 
ne  datent  pas  de  ioo  ans,  nous  le  montrent  encore  (a  nivi 
«  à  la  nuit  »);  nous  ne  savons  s'il  existe  encore  comme 
masculin  actuellement,  cela  est  douteux  à  en  juger  par  le 
parler  de  Saint-Pol  qui  ne  le  connaît  plus  que  comme 
féminin,  mais  tout  fait  supposer  que  le  genre  féminin 
actuel  est  dû  à  un  retour  sous  l'influence  française. 

«  Nuit  »  qui  n'est  nulle  part  masculin  dans  la  Gaule 
romane  ailleurs  que  dans  l'aire  à  article  neutre  était  devenu 
masculin  en  Picardie  évidemment  sous  l'influence  directe 
de  «  jour  »;  mais  la  puissance  analogique  de  «  jour  »  fût 
restée  latente,  si  la  neutralisation  de  l'article  n'était  venue 
la  déclencher  (le  jour  et  le  nuit). 

L'évolution  de  la  à  le  était  donc  devenue  un  élément 
de  désorganisation  pour  le  genre  des  substantifs.  Long- 
temps sans  doute  la  langue  ne  réclama  pas  impérieusement 
une  intervention.  L'examen  historique  auquel  on  soumet- 
trait les  mots  de  notre  région  ayant  changé  de  genre  pour- 
rait, ce  nous  semble,  fixer  l'intensité  de  la  désorganisation 
en  même  temps  que  la  durée  de  l'interrègne  duquel  date 
l'emprunt  de  car. 

Toutes  les  parties  du  discours  en  dépendance  directe 
avec  le  substantif  étaient  menacées  de  perdre  leurs  flexions 
génériques. 

Ainsi,  l'adjectif  indéfini  tout,  toute  est  réduit  dans 
une  bonne  partie  de  l'aire  à  collision  de  la  avec  le  à  la 
forme  neutre  tout  et,  en  Gaule  romane,  là  seulement. 
Tout  la  nuit  (Atlas  929). 

Il  est  curieux  de  voir  comment,  pour  ce  mot  particuhè- 


—  19  — 

renient,  la  langue  se  débat  ensuite  contre  la  tyrannie  pho- 
nétique, la  paralysie  dont  elle  est  affligée.  Outre  qu'elle  a 
sauvé  du  naufrage  une  forme  tut  à  laquelle  elle  donne  une 
fonction  particulière  (Lexique  Saint-Polois),  elle  a  éprouvé 
le  besoin  de  recourir  a  un  traitement  qui  n'appartient  en 
propre  qu'à  la  pharmacopée  du  français  littéraire,  à  la  résur- 
rection d'une  consonne  ne  vivant  plus  que  dans  la  tradition 
graphique,  à  IV  de  tous,  pour  redonner  quelque  individua- 
lité au  pronom  pluriel;  elle  dit  lous,  comme  les  Parisiens, 
et  comme  nous  disons  plus  et  non  plu  lorsque  nous  vou- 
lons écarter  l'équivoque  à  laquelle  ce  mot  peut  donner 
lieu  :  Y  en  a  plu;  mais  y  en  a. plus  (=  davantage). 

Le  Picard  en  a  même  affublé  son  vieux  mot  tartous 
(=  trestous). 

Il  faut  bien  se  garder  de  faire  nécessairement  remonter  la 
neutralisation  de  tout  à  un  âge  antérieur  à  celui  de  l'exis- 
tence de  l'article  démonstratif  ce,  celle,  en  prétextant  que 
ce,  celle  aurait  empêché  tout  de  se  neutraliser  (tout  ce 
pays,  mais  toute  celle  contrée),  car  nous  ne  savons  pas 
si,  lorsque  le  patron  est  là  devint  ce  patron  est  là, 
tout  ne  persistait  pas  encore  sans  article. 

X'importe  quel  adjectif  pouvait  être  affecté  dans  sa  vie 
tiexionnelle  par  la  neutralisation  de  l'article  défini,  et  nous 
aurons  l'occasion  d'en  présenter  un  cas  frappant  dans  le 
prochain  fascicule  que  nous   publierons  (blanc-blanque). 

Nous  nous  contenterons  ici  d'en  signaler  un  exemple, 
qui  s'offre  à  nous  comme  par  hasard  et  fort  à  propos  à  l'oc- 
casion de  notre  remarque  sur  tout,  dans  la  carte  (elle  vit) 
toute  seule. 

On  y  voit  que  seul  a  perdu  sa  forme  féminine,  comme 
tout,  et,  de  sa  combinaison  avec  ce  dernier,  il  est  résulté 
les  quatre  réalités  suivantes  . 


—    MO- 
ELLE  VIT   SEUL 
ELLE    VIT   TOUTE    SEUL 
ELLE   VIT    TOUT    SEULE 
ELLE    VIT  TOUT   SEUL 


NEUTRALISATION   DE   L  ART.    DEFINI. 
TRAITEMENTS   THÉRAPEUTIQUES. 

i)  L  article  démonstratif. 

Au  fur  et  à  mesure  que  se  multiplia  le  contact  avec  le 
français  —  qui  est  toujours  le  but  plus  ou  moins  lointain, 
plus  ou  moins  fatal  auquel  tendent  les  parlers,  souvent  par 
des  détours — la  langue  populaire  eut  de  plus  en  plus  con- 
science des  inconvénients  que  présentait,  comparé  au  fran- 
çais, l'état  d'anarchie  engendré  par  l'évolution  de  la  à  le. 
Elle  n'opère  pas  un  retour  de  le  à  la,  mais  elle  use  d'un 
compromis  :  la  distinction  de  genre  était  sensible  pour  elle 
dans  l'adjectif  démonstratif  ce,  celle,  qui  était  employé 
dans  un  rappel  du  substantif  énoncé  une  première  fois  par 
le,  article  sans  genre,  neutre  si  l'on  veut  ;  elle  use  de  ce 
démonstratif  comme  d'un  moyen  propre  à  recouvrer  la  dis- 
tinction des  genres,  autrement  dit,  lui  enjoint  les  fonctions 
de  l'article  défini,  déchu  d'une  faculté  différentielle  qui  lui 
paraît  nécessaire  au  même  titre,  par  exemple,  qu'à  son 
adjectif  possessif. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  nous  fassions  entrer  en  ligne 
de  compte  la  comparaison  avec  le  français,  que  nous  admet- 
tions celle-ci  comme  opérante  à  cette  époque,  puisque  l'em- 
prunt de  la  forme  char  dénote  déjà  le  contact  intime  des 
deux  langues.  Cependant  nous  avouons  qu'elle  n'est  pas  un 
facteur  indispensable  dans  l'intervention  thérapeutique  de 
l'adjectif  démonstratif. 


—    21    — 

Il  ne  nous  est  pas  permis  déposer  la  question  :  pourquoi 
le  parler  en  détresse  ne  retourne-t-il  pas  à  la  distinction 
générique  antérieure  qui  lui  serait  indiquée  par  celle  du 
français? 

Une  langue  populaire  peut,  sans  inconvénient,  emprun- 
ter des  mots  à  quelqu'autre  langue,  pourvu  que  ses  emprunts 
ne  contrecarrent  pas,  ne  dénaturent  pas  ses  lois  fondamen- 
tales. Le  picard  peut  admettre  dans  son  sein  le  fr.  champi- 
gnon, parce  qu'il  possède  les  sons  qui  constituent  ce  mot 
et  qu'aucun  caractère  de  ce  mot  ne  l'offusque  :  selon  la 
conception  qu'il  s'en  fera,  il  le  gardera  tel  quel,  il  pourra 
en  faire  kâpiyô,  s'il  le  rattache  à  «  champ  »  ou  s'il  a  tendance 
outrancière  de  naturalisation,  ce  qui  est  souvent  le  cas 
dans  les  points  les  plus  périphériques  d'une  aire  ;  mais 
retourner  à  un  état  délaissé  pour  des  causes  phonétiques 
supérieures  équivaudrait  —du  moins  serait-ce  le  cas  ici  — 
à  recréer  un  ancien  état  de  choses  pour  le  détruire  le  len- 
demain. 

Quoi  qu'il  en  soit,    la  langue  du  Nord  de  la   France  a 
cessé  de  dire 

le  foire  se  tient  à  Arras;  celle  foire  est  très  fréquentée 
pour  dire  dès  lors  : 

celle  foire  se  tient  à  Arras  ;  celle  foire  est  très  fréquentée. 

Il  en  est  de  même  pour  les  mots  masculins. 

On  voit  ainsi  que,  si  la  nécessité  d'une  intervention  lors 
de  la  collision 

le  kar  (chair)  avec  le  kar  (char) 

s'était  produite  alors  que  la  'palingénésie  différentielle  de 
l'article  défini  (<  adj.  dém.)  était  en  usage,  on  aurait  eu 
la  coexistence  réelle  de 

tel  kar  avec  tkar 


—    22    — 

comme  nous  avons,  en  français,  la  coexistence  réelle  de 

LE  LIVRE  avec  LA  LIVRE, 

que  mr  trahissait,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  un 
remède  de  fortune  de  date  antérieure,  que  -ear  n'existerait 
pas  actuellement  dans  le  Nord  de  la  France  si  l'intervention 
de  la  palingénésie  différentielle  de  l'article  défini  s'était  pro- 
duite dès  l'apparition  de  la  confusion  de  la  avec  le. 

Il  est  bien  naturel  que  ni  l'imminence  du  danger  qu'elle 
allait  courir  à  la  suite  de  la  collision,  ni  même  les  symp- 
tômes du  cas  pathologique  —  dont  mr  est  l'indice  certain, 
selon  nous  —  n'ont  pu  trouver  la  langue  prévenue,  instan- 
tanément prête  à  parer  les  coups  que  lui  portait  la  collision, 
qu'il  a  fallu  une  expérience  du  désarroi  causé  et  qu'il  y  a 
eu  une  tentative  d'accoutumance. 

Le  démonstratif,  dans  ses  nouvelles  fonctions  de  substi- 
tut, fait  encore  sentir  sa  virtualité  démonstrative,  puisqu'il 
ne  remplace  pas  partout  l'art,  déf.  :  on  sait  que  son  emploi 
offre  quelque  analogie  avec  celui  de  l'art,  déf.  à  certaine 
période  du  vieux-français.  Dans  ses  fonctions  de  démons- 
tratif il  se  fait  renforcer  des  adverbes  ci  et  LÀ  dans  une 
mesure  bien  plus  grande  que  ne  le  fait*  le  français  et  les 
parlers  voisins  et  compense  de  cette  façon  la  déperdition 
sémantique  causée  par  ses  fonctions  de  substitution  (cf.  la 
carte  de  l'Atlas  cette  année  dans  ses  deux  exemples). 

2)  Le  pronom  personnel  de  la  je  pers,  comme  explétif  . 

Un  autre  caractère  particulier  à  la  même  région  est  l'em- 
ploi des  pronoms  personnels  il,  elle,  ils,  elles  après  le 
substantif  sujet  de  la  phrase  : 

Le  patron  est  là  >  le  patron  il  est  là. 

Le  patronne  est  là  >>  le  patronne  elle  est  là. 


Il  rétablissait  la  distinction  du  genre  abolie  par  la  neutra- 
lisation de  l'art,  déf.  Il  faisait  donc  les  mêmes  fonctions  que 
l'art,  démonstr.  ;  mais  tandis  que  ce  dernier  était  opérant 
sur  le  sujet  et  sur  les  compléments,  le  pronom  explétif  ne 
l'était  que  sur  le  sujet,  par  contre  il  avait  une  action  sur  le 
subst.  capable  de  démonstrativité  et  sur  celui  qui  ne  l'était 
pas. 

Le  patron  il  est  là.  Le  vérité  elle  est  là. 

Ni  l'un  ni  l'autre  n'offraient,  isolément,  un  régime  com- 
plet pour  la  restauration  des  genres  :  il  fallait  le  concours 
des  deux  moyens.  Il  fallait  même  celui  d'un  troisième. 

3)  L'article  possessif. 

L'appel  à  Tadj.  possessif  dans  des  cas  où  ni  l'un  ni  l'autre 
des  deux  moyens  réparateurs  n'étaient  opérants  complète 
le  tableau  d'une  langue  mobilisant  toutes  les  forces  diffé- 
rentielles de  genre  pour  réparer  le  dommage  causé  par  la 
collision  des  deux  articles  définis. 

Etant  donné  que  voici  le  village  restait  dans  voici  le 
village  de  x,  parce  que  le  village  était  déterminé  par  le 
complément  de  x  et  que,  par  conséquent,  le  ne  pouvait 
être  remplacé  par  le  démonstratif  ce  ;  mais  devenait  voici 
ce  village,  parce  que  le  village  est  sans  complément, 
qu'il  est  passible  de  démonstrativité,  que  l'art,  neutre  devait 
faire  place  à  l'art,  démonstratif;  la  bifurcation  de  le  en  ce 
et  le  devait  également  se  produire  dans  l'art,  contracté. 

je  vais  au  village  devenait  soit 

JE  VAIS  A  CE  VILLAGE,  Soit 
JE  VAIS  A  LE  VILLAGE  DE  X 

mais  non  pas  je  vais  au  village  de  x,  car  l'art,  contracté 
au,  de  par  les  nouvelles  fonctions  de  l'art,  qui  est  dépouillé 


—  24  — 

au  profit  de  ce  de  toute  la  part  de  démonstrativité  qui  lui 
était  encore  inhérente,  ne  persistait  que  devant  des  mots 
dont  la  sémantique  s'opposait  à  toute  démonstrativité. 

L'art,  contracté  n'était  pas  rejeté  purement  et  simple- 
ment, il  continuait  à  vivre  d'une  vie  restreinte;  mais  il  fal- 
lait qu'il  fît,  à  côté  de  lui,  place  aux  nouvelles  fonctions 
dévolues  à  l'adj.  déni,  devenu  art.  dém.  et,  avec  lui,  à  l'art. 
le  dont  les  fonctions  étaient,  du  même  coup,  modifiées. 

La  langue  aboutissait  donc  à  une  coexistence 

de  au  avec  a  ce  et  a  le 

de  DU  »  DE  CE  »  DE  LE 
de  AUX  »  A  CES  ))  A  LES 
de    DES     ))      DE  CES    »    DE  LES 

L'art,  contracté  remontait  ainsi,  en  partie,  à  sa  source 
(a  le  >  au  >  a  le).  Or,  cette  coexistence,  par  sa  nature 
même,  faisait  naître  des  conceptions  individuelles  et 
momentanées  qui  expliquent  la  variété  infinie  des  réponses 
faites  à  M.  Edmont,  des  variations  que  présentent  les 
cartes  de  l'Atlas  où  peuvent  s'étudier  les  phénomènes  rela- 
tifs à  l'histoire  de  l'article. 

A  la  question  :  avant  de  penser  aux  autres,  je  pense  à 
moi-même  (Atlas  76),  les  sujets  répondent 

soit  par  .  .   a  les  autres.. 

»        »        .  .    A    CES    AUTRES.. 
))        »        .  .    AUX    AUTRES.. 

Ces  trois  réponses  découlent  logiquement  de  notre  con- 
ception :  elles  se  produisent  selon  que  le  mot  autre,  dans 
l'esprit  du  sujet,  est  plus  (a  ces  autres)  ou  moins  (a  les 
autres)  accessible  à  l'idée  de  démonstrativité,  ou  reste 
neutre  vis-à-vis  du  dédoublement  de  Fart,  contracté.  — 
Nous  ne  pouvons  ici  entrer  dans  des  détails  sur  la  conserva- 


tion  en  picard  de  AU,  aux  et  de  du,  des,  sur  lesquels  nous 
sommes  imparfaitement  renseignés,  par  l'Atlas  du  moins, 
et  dont  l'exposé  se  compliquerait  d'un  examen  attentif  d'ex- 
pressions telles  que  :  il  avait  pris  une  telle  cuite  qu'il  ne 
tenait  plus  a  jambes,  ou  :  il  a  mal  a  bras,  expressions  qui 
peuvent  fort  bien  s'expliquer,  non  comme  des  archaïsmes 
chronologiquement  parallèles  à  l'absence  de  l'article  en  fran- 
çais, mais  comme  les  débris  d'une  ère  où  la  langue  déboutée 
devant  j'ai  mal  au  bras,  j'ai  mal  a  le  bras,  j'ai  mal  a  ce 
bras  a  tenté  de  dire  :  j'ai  mal  a  bras. 

Des  considérations  qui  précèdent  il  résulte  que  la  tour- 
nure française 

LA  TÊTE  ME  TOURNE 

ne  pouvait  vivre  dans  l'aire  de  la  collision  de  la  avec  le. 

La  ne  pouvait  rester  dans  l'indéfini  qui  y  résulte  du  fait 
de  l'adoption  de  l'art,  déni.  (=  une  tête  me  tourne,  ou 
quelque  chose  de  semblable).  On  ne  pouvait  le  remplacer 
par  l'art,  dém.  qui,  en  raison  de  son  origine,  est  encore 
sensible  à  une  démonstrativité  ne  pouvant  s'appliquer  qu'à 
une  troisième  personne  :  celle  tête  me  tourne  est  impos- 
sible (=  la  tête  d'un  autre  me  tourne).  11  fallait  donc 
dire  ma  tête  me  tourne,  et,  avec  le  pronom  explétif,  sinon 

MA  TÊTE  ELLE  ME  TOURNE,  du  moins  MA   TETE  ELLE  TOURNE, 

ce  qui  est,  en  effet,  la  tournure  picarde  que  M.  Edmont  nous 
donne  dans  la  carte  de  cette  locution  (Atlas  1728). 

De  même  il  a  mal  au  BRAs(Atlas  171),  comme  l'exemple 
ci-dessus,  ne  peut  devenir  ni  il  a  mal  a  le  bras  (mais  on 
dit  bien  il  a  mal  a  le  bras  droit),  ni  il  a  mal  a  ce  bras 
(qui  pourrait  être  au  bras  d'un  autre),  et  ne  pouvait  deve- 
nir   que   IL  A  MAL  A  SON   BRAS. 

Lamobilisation  de  l'adj.  poss.  pour  parer  aux  conséquences 
de  la  collision  de  la  avec  le  nous  montre  que  l'art,  démons- 


—    26    — 

tratif  n'a  pas  seulement  taillé  une  brèche  dans  les  fonctions  de 
l'art,  déf.  différencié  le,  la,  sans  par  là  inquiéter  le  règne 
de  l'art,  le  dans  la  part  qu'il  lui  a  concédée,  mais  qu'il  l'a 
réduit  par  son  opposition  de  démonstratif  à  une  part  congrue 
obligeant  celui-ci  à  renoncer  à  une  fonction  dont  le  fran- 
çais  littéraire  lui-même  s'accommodait  fort  bien. 

J'ai  mal  au  bras  n'est  plus  en  picard  l'équivalent  de  j'ai 
mal  a  le  bras  et  j'ai  mal  a  mon  bras  n'est  pas,  comparé  au 
français,  une  revivification  outrancière  du  genre,  l'applica- 
tion inutile  d'un  remède  à  un  mal  inexistant,  mais  une  vie 
différentielle  plus  intense  que  celle  qui  précéda  la  collision 
de  la  avec  le  et  créée  par  la  débilitation  delà  position  que 
l'art,  dém.  a  causée  à  l'art,  déf.  Le  Parisien  qui  dit  j'ai  mal 
au  bras  ne  soupçonne  pas  possible  que  ce  soit  au  bras  d'un 
autre.  Non  pas  le  Picard  qui  se  demande  réellement:  à  qui 
le  bras? 

Nos  exemples  de  l'emploi  de  l'art,  possessif  sont  : 

i)  Il  a  mai  à  son  bras  (Atlas  171) 

2)  Une  branche  pourrie  m'est  tombée  sur  ma  figure 
(Atlas  566) 

3)  et  m'a  fait  saigner  de  mon  nez  (Atlas  908) 

4)  Vous  vous  êtes  blessé  à  votre  main  (Atlas  797) 

5)  Ecrire  de  sa  main  gauche  (Atlas  797) 

6)  J'en  ai  plein  ma  tête  (Atlas  1032) 

7)  Ma  tête  elle  tourne  (Atlas  1728). 

Comme  le  sont  les  deux  autres  moyens  thérapeutiques, 
celui  de  l'adj.  poss.,  en  Gaule  romane,  est,  dans  ces  exemples, 
exclusivement  particulier  à  l'aire  de  la  collision  de  la  avec 
le.  Mais  il  s'y  présente  avec  une  irrégularité  qui  pour  être 
reproduite  cartographiquement  nous  aurait  obligé  à  des  tra- 
cés fort  embrouillés,  plus  gênants  qu'opportuns  pour  le  lec- 
teur. Très  intense  dans  tout  le  domaine  où  le  c  latin  devant 


—   27   — 

a  ne  s'est  pas  palatisé,  ce  caractère  l'est  moins  à  l'est  immé- 
diat et  l'est  encore  moins  en  pays  wallon  :  si  l'extrême  Est 
de  l'aire  de  la  collision  de  la  avec  le  le  présente  encore 
presqu'intact  dans  l'exemple  i,  il  est  moins  accentué  dans 
les  exemples  2  et  4,  encore  moins  dans  l'exemple  5,  où  seul 
le  point  294  l'a,  et  il  est  complètement  dépourvu  des  exemples 
3  et  6.  Nous  allons  voir  tout  à  l'heure  comment  s'explique 
et  se  justifie  la  variation  de  ce  caractère. 

LES    AIRES    A    TRAITEMENTS    THERAPEUTIQUES 

1)  L'aire  à  régime  complet. 

La  première  aire,  que  nous  appellerons  aussi  aire  picarde, 
est  caractérisée  par  la  présence  des  trois  traitements, 
autrement  dit  du  régime  thérapeutique  complet  : 

ce  patron  il  est  là,  il  vend  ce  vin.  Il  a  mal  a  son  bras. 

Les  exemples  suivants  que  j'emprunte  à  Edmont  '  et 
que  je  francise  donneront  au  lecteur  une  idée  de  l'aspect 
qu'a  pris  la  langue   a   la   suite  de   la  collision  de  la  avec 

LE. 

«  Celle  femme  elle  le  regardait  d'un  drôle  d'œil,  faut  pas 
demander. 

«  Lui,  il  lui  dit  comme  ça  :  Asseyez-vous  une  minute, 
«  ma  femme  elle  va  rentrer,  elle  vous  paiera,  qu'il  dit 
«  comme  ça.  Une  demi-heure  elle  se  passe  ;  nous  devi- 
«  sions  toujours  en  attendant.  Titine  elle  ne  revenait  pas. 
«   Celle  paysanne,  elle  ne  durait  plus...  » 

—  «  Son  nom  il  me  passe  par  ma  bouche,  je  le  dirais 
cinquante  fois  pour  une.  » 

—  «...  de  rire...,  c'est  pas  tout  de  le  dire,  à  tenir  mon 
ventre  à  deux  mains.  » 

1.   Edmont,  A  Vbuèe.  Champion,  1911. 


—    28    — 

—  «  Si  que  ça  n'a  seulement  pas  une  bonne  chemise  à 
mettre  dans  son  dos.  » 

—  «  Elle  l'empoigne  par  son  cou.  » 

—  «  Elle  lui  pressait  si  fort  son  gosier.   » 

—  «  Tu  verras,  ma  fille,  si  que  ça  continue  de  ce  train- 
là,  ces  enfants,  faudra  les  marier  avec  leur  sucette  à  leur 
bouche  et  puis  encore  avec  leurs  langes  à  leur  cul.  » 

Il  est  certain  que  les  trois  traitements  étaient  néces- 
saires pour  panser  la  plaie  causée  par  la  neutralisation  de 
l'art,  déf. 

Mais,  on  le  voit  par  les  exemples  ci-dessus,  il  en  est  un 
dont  l'application  était  superflue,  celui  du  pronom  explé- 
tif après  un  substantif  qui  déjà  est  régénéré  par  l'art, 
déni .  D'après  ce  qui  a  été  dit  plus  haut,  on  s'attendrait  à 

ce  patron  est  là,  il  vend  ce  vin  cher.  Il  a  mal  à  son  bras . 

Cet  emploi  rationnel  du  régime  complet  n'a  laissé  au- 
cune trace,  et,  s'il  a  existé,  il  n'a  pu  avoir  qu'une  existence 
bien  éphémère.  En  effet,  si  le  Picard  devait  dire  ce  patron 
est  la,  par  contre,  il  disait  le  patron  de  cette  maison  il 
est  LÀ;  il  en  résulta  ce  patron  il  est  là.  Si  encore  il 
disait  le  vin  de  Bordeaux  il  est  bon,  en  considérant  que 
le  complément  de  Bordeaux  dégage  vin  de  sa  démons- 
trativité,  mais  ce  vin  de  Bordeaux  est  bon,  en  considé- 
rant que  de  Bordeaux  ne  dégage  pas  vin  de  sa  démons- 
trativité  —  car  les  deux  conceptions  sont  possibles  —  il 
en  résultait  ce  vin  de  Bordeaux  il  est  bon. 

On  comprend  dès  lors  qu'un  emploi  persistant  aussi 
judicieux,  aussi  logique  du  régime  complet  n'ait  pas  été  le 
fait  d'un  parler  populaire,  que  l'emploi  de  l'explétif  ait  été 
généralisé  et  appliqué  là  où  il  cessait  d'avoir  aucune  effi- 
cacité. 


—    29   — 


2)  Laire  à  régime  incomplet, 

La  seconde  aire,  située  immédiatement  à  l'est  de  celle 
que  nous  avons  appelée  picarde,  n'est  caractérisée  que  par 
un  traitement  incomplet. 

Elle  a  l'art,  poss.,  le  pronom  explétif,  mais  il  lui 
manque  totalement  l'art,  dém.  de  l'aire  picarde,  à  la  place 

duquel  nous  ne  trouvons  que    /   pour  les   deux  genres  

c'est  ainsi  que  nous  désignerons  l'art,  neutralisé,  ce  sera 
probablement  plus  conforme  à  la  réalité  phonétique,  qui 
provient  d'une  violente  contraction  plutôt  que  d'une  modi- 
cation  de  a  en  e. 

Devons-nous  concevoir  un  groupe  de  parlers  à  traite- 
ment incomplet,  s'étant  contenté  d'une  revivification  par- 
tielle du  genre,  ayant  : 

Le  vérité  elle  est  là.  Le  patron  il  est  là.  Il  a  mal  à  son  bras, 
mais  non  :  ce  patron  vend  ce  vin  cher  ? 

Cette   aire   aurait-elle    dédaigné   de   gaîté    de   cœur   le 
secours  que  lui  prêtait  l'adj .  dém.  pour  régénérer  le  subst. 
complément  et  serait-elle  restée  insensible  à  la  distinction 
fonctionnelle  de  Fart.  dém.  à  côté  de  Lan.  déf.  ? 
Il  n'en  est  rien . 

Notre  aire  à  deux  traitements  a  été  en  réalité  une  aire  à 
régime  complet,  absolument  comme  l'est  actuellement 
l'aire  picarde,  dont  elle  n'est  que  le  prolongement  jusqu'à 
la  limite  capitale  formée  par  le  traitement  picard  du  c 
latin  devant  a  et  e  (limite  k  s). 

€    s 
Elle  est  une  aire  qui  a  perdu  son  art.  dém.    pour  une 
cause  que  nous  allons  étudier,  et  où  nous  allons  montrer 
que  son  adj.  dém.  avait   perdu    toute  efficacité  thérapeu- 
tique. Ainsi    dépouillé   d'une   partie  de    son   efficacité  le 


-  30  - 

régime  complet  s'en  va  à  vau-l'eau.  En  effet,  comment 
expliquerait-on  autrement  que  par  une  débandade  causée 
par  la  décapitation  du  régime  complet  le  fait  que  dans  cette 
aire  l'explétif  est  en  voie  de  disparition,  que  cette  dispari- 
rition  va  en  s'accentuant  de  l'ouest  à  l'est,  est  en  raison 
directe  de  son  éloignement  de  l'aire  picarde  ;  —  sur  9 
exemples  choisis  au  hasard  271  a  7/9,  tandis  que  270  n'a 
plus  que  1/9. 

L'adj.  dém.  était  dans  notre  aire,  comme  dans  l'aire 
picarde  che,  chelle.  Il  existe  encore  sous  cette  forme 
partiellement  —  nous  allons  voir  à  l'instant  ce  que  valent 
ces  témoignages  — mais  aux  points  294,  281,  293,  292 
sous  des  formes  avec  le  son  5,  donc  en  plein  territoire 
picard,  où  phonétiquement  on  ne  peut  avoir  que  €  et  con- 
formément au  point   291,    qui  est   au    delà   de    la  limite 

^i-f  (carte  III). 

£,    s 

Ces  formes  de  ce,  celle  (s,  s(e)l)  vivent  côte  à  côte, 
nous  pouvons  même  dire  dans  le  même  mot  avec  des 
formes  ayant  le  e  picard  :  celle  année  chi,  cel  endroit 
chi  ;  jamais  on  ne  trouve  chelle  année  ci,  chel  endroit 
ci,  formes  qui  ne  manqueraient  pas  d'exister  si  nous  avions 
à  faire  à  une  dénaturalisation  arbitraire  du  son  initial  sous 
une  influence  française  ou  wallonne  (ni  le -français  ni  le 
wallon  ne  possèdent  d'ailleurs  la  forme  fém .  celle)  :  la 
dénaturalisation  atteindrait  tantôt  chelle,  tantôt  chi? 
ou  plutôt  n'atteindrait  ni  l'un  ni  l'autre,  car,  loin  d'être 
moins  abondants  d'exemples  que  dans  le  centre  des  aires, 
les  caractères  phonétiques  s'accentuent  plutôt  en  bordure  '. 

L'explication    par    une   invasion    étrangère    qui    aurait 

1.  Cf.  disandes  (samedi)  pour  disande.  Le  point  292  est  le  seul  du 
nord  de  la  France  où  l'on  trouve  kâptnô  (champignon)  ! 


3i 


atteint  ce  mot  à  l'exclusion    des  autres  et   l'aurait  atteint 

.     ,  i 


presque  partout  dans  notre  aire  n  a  donc   pas 


de 


10000 

chance  pour  être  juste;  nous  croyons  pouvoir  intervertir 
les  termes  de  la  fraction  en  expliquant  ce,  celle  par  voie 
phonétique. 

Che,  chelle  par  leur  fonction  d'adj .  et  plus  encore  par 
celle  d'article  étaient  sensibles  à  des  modifications  syn- 
taxiques, telles  que  la  dissimilation  (ch  chimetière  >>  s  chi- 
mitikre  dans  les  Lettres  picardes  de  P.-L.  Gosseu  de  Ver- 
mand,  point  262)  et  à  l'assimilation  que  l'Atlas  nous  permet 
d'établir  rigoureusement  et  qui  va  nous  conduire  à  la 
solution  recherchée. 

£  se  (le  sel) 

/  se 
l 
s  se  (263) 

Cette  évolution  se  produisait  sans  enlever  à  l'art,  la 
faculté  de  maintenir  intacte  son  individualité,  comme 
medsè  en  français  à  côté  de  metse  que  veulent  nous  impo- 
ser les  phonéticiens  intransigeants. 

Donc,  au  sing.,  ch  peut  se  présenter  sous  la  forme  de  s. 

Au  pluriel  : 

ee^  anges 

i 

ۥ{  anges- 

è^,  0)^  anges 

i 
si,  (e)sz  anges 
et  même 

1 


—  32  - 

Le  fait  que  ces  formes  résultant  d'assimilation  s'ap- 
pliquent aux  substantifs  masc.  et  aux  substantifs  fém.  (ches 
mains,  mais  ee%  oiseaux,  -ee^  âmes)  —  fait  qui  est  commun 
aussi  à  la  langue  littéraire,  mais  non  pas  le  suivant  —  que 
cette  neutralité  de  ee\  plur.  était  soutenue  par  la  présence 
de  mots  qui,  au  sing.,  exigeaient  la  forme  ce  pour  che  (ce 
sel,  ce  cimetière),  devait,  si  la  langue  voulait  obtenir 
une  unité  dans  l'emploi  d'un  mot  ayant  une  fonction 
grammaticale  uniforme,  et  obéir  en  même  temps  à  ses 
obligations  phonétiques  n'en  contrecarrant  pas  d'autres, 
aboutir  nécessairement  à  la  création  d'un 

s  =  ce,  che 

L'adj.  déni,  vient  ainsi  se  confondre  avec  l'adj.  possessif 
de  la  3e  pers.  s,  qui  déjà  était  l'équivalent  du  fr.  sa  depuis 
l'époque  où  une  puissance  de  contraction  particulière  au 
nord  de  la  France  avait  réduit  la,  ma,  ta,  sa  à  /,  m,  t,  s  et 
était  devenu  aussi  l'équivalent  du  masculin  son  par  la 
création  d'un  s  que  la  confusion  de  ces  et  de  ses  (s%  oiseaux, 
s%  âmes  =  «  ces  oiseaux  »  et  «  ses  oiseaux  »,  «  ces  âmes  » 
et  «  ses  âmes  »)  devait  presque  immanquablement  ame- 
ner, aussi  naturellement  que  plus  loin,  la  confusion  de 
son  avec  ce  et  vice-versa  que  nous  allons  tout  à  l'heure 
constater.  Ainsi  se  trouvèrent  neutralisés  l'adj.  dém.  et  l'adj. 
possessif,  neutralisés  et  confondus  en   une  seule  forme  s. 

Voici  un  tableau  qui  montre  toute  la  confusion  et  qui 
comprend  notamment  tous  les  points  de  l'aire  2  et  de  l'aire  3 
où  le  possessif  son  a  la  signification  de  l'adj.  démonstratif. 
Pour  plus  de  clarté,  nous  négligeons  de  marquer  la  pros- 
thèse  de  Ye  qui  est  un  caractère  particulier  à  toute  notre 
région,  et  qui  se  produit  même  en  français  populaire  de 
Paris  (Qu'as-tu  dit?  èrye). 


—  33  — 


c 

g  g 

u 

<n     c 

c 

J     8 

S              .  .a  cet  endroit 

1/5 
M 

&< 

1/5 

-a 

M 

-D 

e 

c 

C 

0 

bû 
C 
O 
<J 

O 

294 

su 

j/ 

s.  .-ei 

S 

4 

S 

293 

su 

5*/ 

si 

s 

S 



S 

28l 

si 

su 

— 

S.  .41 

s 

sn 

s 

292 

si 

st 

sn 

s.  .si2 

s 

— 

s 

272 

€t 

el 

d 

■e.  .€% 

s 

sn 

se 

280 

S)l 

si 

sn 

è.  .si 

s 

sn 

s 

271 

sn 

st 

sn 

s .  .la 

s 

sn 

se 

270 

sn 

st 

— 

s.  .si 

s 

sn 

s 

261 

st 

st 

sn 

s .  Jo 

s 

sn  5 

se6 

179 

st 

st 

st 

s .  .  si 

sa 

son 

sô 

291 

si 

si 

— 

s.  .si 

s 

— 

s 

290 

sn 

sn 

sn 

s.  .si 

s 

— 

s 

198 

■  st 

st 

sn 

s 

si 

— 

s 

189 

sn 

sn 

sn 

s.  .la 

s> 

sln 

se,  s6 

188 

su 

sn 

— 

s.  .si 

s 

— 

s 

1.  Figure  dans  la  carte  :  dans  ce  pays. 
-•  —  :  à  cet  endroit. 

3.  D'après  :  quand  sa  femme  vivait  encore. 

4.  et  a  ami,  von  abi. 

5.  Figure  dans  la  carte   :  son  congé. 

6-  :  il  a  mal  au  bras. 

Ce  tableau  nous  révèle  entr'autres  : 

un  s  qui  équivaut  à  son,  sa,  ce,  cel-celle,  cet- 
cette  ; 

un  si  issu  de  chel-chelle  picard,  par  contamina- 
tion avec  s  =  ce  et  équivalant  à  cel-celle  ; 

un  sn  issu  de  sln  picard  et  wallon  (=  son)  et  signi- 

3 


—  34  — 

fiant   cel-celle,   cet-cette,    par  contamination 
sémantique  de  s  =  ce  ; 
un  m  qui  est  un  sn  picard  (=  son)  naturalisé  faus- 

sèment  en   bordure  de    l'aire    -  et   qui  signifie 

G 
CELLE  ; 

à  quoi  il  faut  ajouter  un  cet  (argent)  qui  traduit  son  (ar- 
gent) dans  les  points  186  et  190  et  des  formes  dont  il  sera 
question  plus  loin . 

Mais,  dans  notre  aire  2,  l'équivoque  provoquée  par  la 
confusion  de  s(==  son,  sa)  avec  s  (==  che,  chelle)  n'exis- 
tait en  réalité  qu'à  294,  281,  280,  270  et  non  pas  à  272, 
271,  261,  où  l'on  ne  dit  pas  s  congé,  s  bras,  mais  se  con- 
gé, se  bras  . 

La  constatation  de  l'état  linguistique  actuel  de  ces  trois 
points  annule  totalement  la  valeur  de  leurs  témoignages  : 

272  dit  chette  année,  forme  apparemment  picarde,  qui 
n'existe  nulle  part  ailleurs.  Comme  elle  y  est  en  concur- 
rence avec  chelle,  272  ne  pouvait  les  tenir  toutes  deux  en 
héritage  du  latin .  Le  type  cet-cette  est  français  et  wallon 
et  n'existe  dans  notre  aire  que  sous  la  forme  avec  c,  tou- 
jours sous  l'influence  de  s  =  £  picard,  comme  si  de  €Ï. 

chelle  année  et  chel  endroit  pourraient  être  picards 
et  contredire  notre  explication  puisqu'ils  n'auraient  pas 
subi  une  influence  de  s.  Nous  allons  voir  par  l'examen  du 
point  271  combien  pèsent  dans  la  balance  ces  deux  formes 
de  272. 

271  dit  son  année  (=«  cette  année  »)  ou  plutôt  chon 
année  par  une  fausse  naturalisation  picarde  de  son,  dit 
cette  année  et  non  chette  année,  ce  qui  montre  que 
chette  année  de  272  témoigne  d'une  naturalisation  picarde 
trompeuse  de  cette,  naturalisation  que  271  n'approuve 
pas,  vu  qu'il  considère  cette  comme  se  rattachant  à  s,  adj. 


—  .->)  — 

poss.  et  déni,  en  même  temps;  par  contre,  il  a  A  chelle 
PENETRE,  ce  qui  prouve  que  271  et  272  avaient  autrefois 
comme  adj.  déni,  le  picard  che-cheL-chelle  et  que  cet- 
cette  y  est  un  intrus  ;  il  a  encore  son  endroit  et  non 
ci  ion  endroit  ce  que  nous  laissait  attendre  chon  année. 

271,  enfin  dit  chetui-la  (=  «  celui-là  »)  à  côté  de  cette 

AN NI  1    ! 

On  voit  par  là  ce  que  valent  les  témoignages  de  271  et 

272.  Quant  à  261,  s'il  dit  cette  année,  son  endroit,  il 
dit  par  contre  a  s  fenêtre  (=  «  à  cette  fenêtre  »),  témoi- 
gnant par  cette  dernière  forme  —  si  son  témoignage  avait 
quelque  valeur  critique  —  qu'il  est  arrivé  à  l'ultime  étape 
de  la  confusion  de  «  son  »  avec  «  ce  ».  D'ailleurs,  261  n'a 
que  des  caractères  patois  effacés,  comme  les  points  au  sud 
de  Taire  picarde,  et  nous  ne  pouvons  examiner  si  nous  y 
avons  un  égrenage  de  caractères  patois  dénotant  une  exis- 
tence autrefois  patoise  ou  une  invasion  de  caractères  patois 
dans  un  français  populaire.  C'est  dans  ces  régions  qu'un 
professeur  berlinois  est  venu  jalonner  le  terrain  de  drapeaux 
aux  couleurs  diocésaines  sans  avoir  même  tenté  de  savoir 
s'il  y  plantait  ses  jalons  sur  le  sol  en  place  ou  sur  des 
décombres  d'origine  récente  '. 

L'aire  maxima  de  l'art,  dém.  che-chel-chelle,  c.-à.-d. 
l'aire  1,  comprend  3  points  (297,  295,  282)  qui  n'y  appar- 
tiennent que  tout  à  fait  exceptionnellement  :  ils  n'ont 
qu'un  souvenir  arbitrairement  conservé  de  son  existence  et 
l'ont  généralement  remplacé  par  /,  appartiennent  par  con- 
séquent plutôt  à  l'aire  2  qu'à  l'aire  1. 

297  réduit  régulièrement  à  s  le  son  picard  e  où  qu'il  se 
trouve .  Il  dit  à  s  poteau  (=  au  poteau),  dans  les  bois  ou 
dans  se  bois,  moudre  /  café  ou  s  café,  chelle  y  est  devenu 

1.  Mori-,  Zur  sprachlichen  Glieâemng  Franhreichs. 


si  (si  écluse,  si  armoire).  Il  importe  de  noter  que  297 
représente  une  colonie  de  marins  venue,  dit-on,  du  Pas-de- 
Calais. 

295  dit  à  s  poteau,  282  à  è  poteau.  Si  295  dit  1%  anges 
et  si  avoine,  282  dit  £e%  anges  et  /  avoine. 

Pour  l'adj.  dém.  295  et  282  reproduisent  exactement 
l'état  de  272  (voir  plus  haut  le  tableau),  sauf  que  chel- 
chelle  y  sont  il  et  que  che  est  /  à  282 . 

Comme  272,  295  et  282  ont  deux  adj.  dém.,  qui  ne 
sauraient  tous  deux  remonter  au  latin,  chel-chelle  et 
chest-cheste.  Le  dernier  est  sûrement  un  intrus  et  for- 
mellement il  se  comporte  inversement  au  point  271,  qui 
dit  chon  pour  son,  st  pour  ceste,  alors  que  295  et  282 
disent  son  pour  son,  et  pour  ceste  el  M  pour  chel-chelle. 

Le  mélange  constaté  dans  les  3  points  de  l'aire  2  (272, 
271,  261),  avec  conservation  de  l'adj.  poss.  non  envahi 
sémantiquement  par  l'adj .  dém .  ou  sans  cette  conserva- 
tion, forme  une  ligne  droite  qui  longe  la  limite  de  l'aire 
picarde  et  se  poursuit  dans  l'aire  1  (appelée  ici  impropre- 
ment aire  1,  parce  que  notre  carte  I  trace  la  limite  maxi- 
ma)  jusqu'à  295.  Cette  ligne  parfaitement  droite  marque 
évidemment  la  zone  intermédiaire,  la  zone  de  mélange, 
entre  l'ouest  du  territoire  où  l'adj .  poss .  se  conserve  intact 
à  côté  de  l'adj.  dém.  et  l'est  du  territoire  où  la  confusion 
des  deux  adj.  est  complète. 

Ainsi,  —  si  nous  faisons  abstraction  du  point  291,  en 

dehors  de  la  limite—^—  qui  a  celle  année  et  que  nous  ne 

€,  c 
pourrions  analyser  sans  avoir  étudié  à  fond  son  patois  et 

celui  de  ses  voisins  — ,  nous  avons  reporté,  sans  nous  en 

douter,   la  limite  orientale  de  che-chel-chelle  jusqu'à  la 

k    €. 

limite  actuelle  de  — — ■ 

€,   C 


Le  traitement   par  Fart.  déni,  a  donc  très  probablement 
existé  dans  notre  aire  à  régime  incomplet,  et  l'on  voit,  par* 
ce  qui  précède,  que,  devenu  inefficace,  il  obligea  la  langue 
à  s'en  retourner  a  son  ancien  état  : 

ce  patron  il  vend  son  vin 
était  devenu  : 

s  patron  il  vend  s  vin, 
qui  pouvait  avoir  tous  les  sens  que  l'on  peut  obtenir  par 
la  substitution  à  l'un  et  l'autre  s  de  «  son  »  et  de  «  ce  », 
voire  même  de   «  1  »,  et  devait  redevenir: 

/  patron  il  vend  /  vin  ou  même  /  patron  vend  /  vin. 

Que  fût-il  arrivé  si  la  langue  n'avait  eu  en  réserve  l'art. 
déf.  qu'elle  continuait  à  employer  lorsque  le  subst.  n'était 
pas  susceptible  de  démonstration  ?  A-t-elle  effectué  ce  retour 
sans  tutelle  ?  L7  qu'elle  allait  retrouver  n'était  plus  celui 
qu'elle  avait  abandonné.  Nous  avons  de  la  peine  à  conce- 
voir une  langue  mécontente  de  son  état  et  retournant  à 
l'état  qui  a  motivé  son  mécontentement  (page  21).  Ici 
encore  nous  croyons  entrevoir  l'intervention  —  bien  tar- 
dive —  de  la  langue  littéraire. 

L'inefficacité  de  l'art,  dém.  entraîna,  par  contre-coup,  la 
disgrâce  des  deux  autres  traitements,  désormais  insuffisants, 
mais  dans  une  mesure  tout  autre  et  leur  état  actuel,  dans 
l'aire  2,  nous  en  offre  l'écho  sincère.  En  effet; 

La  collision  de  «  ce  »  avec  «  son  »  détruisait  l'efficacité 
d'un  mot  qui,  frappé,  périssait  sans  laisser  de  trace.  Il  n'en 
est  pas  de  même  des  deux  autres  traitements  qui  se  basaient, 
non  pas  sur  la  fragilité  d'un  seul  mot,  mais  sur  un  facteur 
syntaxique  commun  à  toute  la  Gaule  romane,  où  il  était 
constamment  mis  en  œuvre  dans  certaines  conditions. 

L'homme,  il  est  mortel;  la  vérité,  elle  est  immor- 
telle n'est  pas  plus  étranger  à  l'aire  2  qu'au  français  lit- 
téraire. Dans  l'aire  2   on  pouvait  donc  continuer  à  dire, 


-38- 

par  accoutumance,   le  blé  il  est  mur  à  côté  de  l'enfant 
crie,  et  vice-versa. 

Le  français  qui  dit  il  ne  se  tenait  plus  sur  jambes  ou 
sur  les  jambes  ou  encore  sur  ses  jambes  autorisait  nos 
gens  de  l'aire  2  à  continuer  à  dire  j'ai  mal  a  mon  bras. 

Dépourvus  de  leur  fonction  utilitaire,  le  pron.  explétif, 
l'art,  poss.  restent  encore,  de  même  que  nos  jaquettes  portent 
toutes  encore  les  deux  boutons  autrefois  pourvus  de  fonc- 
tion ou  que,  encore,  les  boutons  à  bretelles  ne  sauraient  man- 
quer au  pantalon  de  ceux  qui  n'ont  de  leur  vie  porté  des  bre- 
telles. Boutons,  pron.  expl.,art.  poss-  n'en  sont  pas  moins 
des  témoignages  de  fonctions  disparues.  Il  se  peut  que 
longtemps  encore,  après  l'extinction  des  patois,  les  tour- 
nures avec  pron.  expl.  et  art.  poss.  restent  dans  le  fran- 
çais régional  comme  derniers  vestiges  de  la  collision  de 
l'art,  la  avec  le. 

Dans  un  conflit  aussi  grave  que  celui  où  la  mettait  la 
confusion  de  «  son  »  avec  «  ce  »  il  est  explicable  que  dans 
l'aire  2  on  ait  tenté  de  se  sauver  sur  n'importe  quelle 
planche  de  salut  qui  s'offrait,  qu'on  ait  adopté  l'adj.  cest- 
ceste,  alors  que  cependant  l'adj.  autochtone  eût  la  même 
efficacité,  chél-chelle  (>  sel). 

Dans  les  3  exemples  de  cette  année  (2  ex.),  cet  en- 
droit du  tableau  ci-dessus 

son  est  en  concurrence  avec  cel-celle  (294,  281) 
»  »  »    cet-cettë  et  cel-celle  (293, 

292) 

»  »  »       CET-CETTE    (280,    27 1,    270, 

26l,   I98) 

»     est  sans  concurrence  (290,  189,  1 


cest-cestë  pourrait   être  un   emprunt    au   wallon,  un 
emprunt  à  la  3e  aire,  où  il  est  l'adj.  dém.  seul  usité,  mais 


—  39  — 

il  peut  aussi  être  venu  du  français  de  Paris,  et  c'en  est  l'ori- 
gine la  plus  probable,  selon  nous,  car  les  rapports  de  l'aire 
2  Axce  le  français  sont  attestés  par  mille  emprunts,  ceux 
avec  le  wallon  sont  encore  à  démontrer.  S'il  en  est  ainsi, 
nous  constatons  que  le  recours  à  la  langue  de  la  métro- 
pole linguistique  n'a  eu  lieu  que  lorsque,  en  ce  point,  le 
parler  populaire  tut  à  toute  extrémité.  Sous  la  même  in- 
fluence que  celle  qui  ftttt/ de  CHEL-CHELLE,  CEST-CESTE  gar- 
dèrent généralement  leur  initiale  intacte,  contrairement  a 
la  tendance  de  naturalisation  phonétique  qui,  dans  la  péri- 
phérie des  aires,  sévit  davantage  que  dans  le  centre. 

L'intervention  du  français,  qui  ne  pouvait  sauver  l'aire 
2  de  l'équivoque  existant  dans  s  (=  «  son,  ce  »)  que  si 
elle  eût  en  même  temps  adopté  l'adj.  poss.  français,  — 
adoption  qui  eût  été  aussi  révolutionnaire  et  encore  bien 
plus  compliquée  qu'un  retour  à  l'article  différencié  selon  le 
genre  —  était  absolument  inefficace,  puisqu'aussi  bien 
cel-celle  que  cest-ceste  étaient  entachés  de  promiscuité 
sémantique  avec  l'adj.  poss.  dans  leurs  formes  sing.  devant 
les  subst.  commençant  par  une  consonne  et  dans  toutes 
leurs  formes  plurielles. 

Aussi  bien,  la  géographie  linguistique  nous  les  révèle- 
t-elle  (Atlas  44,  460)  comme  deux  tentatives  collatérales, 
l'une  comme  un  emprunt  exotique  (cest-ceste),  l'autre 
comme  un  accommodement  indigène  (chel-chelle>>  s(e)l), 
non  reconnu,  non  voulu,  ou  non  entrevu  peut-être  par  les 
adeptes  de  cest-ceste.  Les  deux  tentatives  sont  cumulées  dans 
les  points  293,  292. 

La  confusion  du  dém.  avec  le  poss.  ne  pouvait  man- 
quer d'avoir  son  écho  dans  les  pronoms  correspondants  au 
dém.  Nous  n'avons  pas  à  nous  en  occuper  ici;  nous  nous 
contenterons  de  signaler  l'embarras  où  s'est  trouvée  la 
langue  pour  reconstituer  une  série  de  pronoms  qui  échap- 


—  4o  — 

pat  à  la  malencontreuse  confusion  née  de  la  tyrannie  pho- 
nétique. Elle  n'y  réussit  que,  bien  difficilement  et  bien 
imparfaitement. 


3)  L'aire  sans   régime. 

La  troisième  aire  est  actuellement  caractérisée  par  l'absence 
totale  de  l'art,  déni,  et  du  pron.  pers.  expl.  de  la  3e 
personne. 

Seul  le  traitement  par  l'art,  poss.  y  existe,  celui  dont 
l'application  était  la  moins  fréquente.  Il  y  existe  à  l'état  de 
phénomène  disparaissant  et  s'évanouissant  de  plus  en  plus 
en  raison  directe  de  son  éloignement  des  deux  premières 
aires  vers  l'est,  ainsi  que  nous  l'avons  signalé  en  parlant  de 
sa  fonction  thérapeutique  (page  27). 

Dans  la  troisième  aire,  comme  dans  la  seconde  mon, 
ton,  son,  ma,  ta,  sa  aboutissent  à  m,  /,  5,  formes  qui  ont 
donc  perdu  toute  efficacité  pour  distinguer  les  genres  du 
subst. 

L'existence  clairsemée  de  l'art,  poss.  ne  peut  cependant 
laisser  aucun  doute  sur  sa  nature  autrefois  utilitaire. 

Si  l'on  tentait  de  la  considérer  comme  satisfaisant  un 
besoin  populaire  commun  à  tous  les  parlers  gallo-romans, 
comment  expliquerait-on  que  6  parlers  de  Belgique  disent 
vous  vous  avez  (êtes)  blessé  a  vo  main,  alors  que  cette 
tournure  n'existe  nulle  part  ailleurs  dans  tout  le  domaine 
gallo-roman,  sauf  dans  l'aire  de  l'article  neutralisé  ?  que  sur 
17  patois  belges,  faisant  partie  de  l'aire  3,  14  disent  il  a 
mal  a  son  bras,  alorsque  nous  ne  trouvons  cette  tournure, 
en  dehors  de  l'aire  de  l'art,  neutralisé,  que  clairsemée  dans 
6  points  du  reste  de  la  Gaule  romane,  à  l'embouchure  de 
la  Loire  (478,  459),  dans  le  Gard  (840,  851),  dans  le  Puy- 
de-Dôme  (805),  dans  l'Ardèche  (825)  ? 


—  4i  — 

Quant  aux  deux  autres  traitements,  auraient-ils  disparu 
de  l'aire   )  sans  laisser  de  trace  ? 

Pour  Fart,  dém.,  il  s'agit  dans  cette  aire  non  plus  d'une 
inefficacité  deCEL-CELLE,  mais  de  CEST-CESTE.  Celui-ci  avait 
au  pluriel  si  et  se%  devant  un  mot  commençant  par  une 
voyelle,  lesquels  sous  l'action  violente  de  la  contraction 
wallonne  aboutissaient  à  s3  s%  ;  d'autre  part  le  st  de  cest-ceste 
perdait  phonétiquement  son  /  devant  une  consonne  (^  e 
sûr  =  c'est  sûr;  mais  s  est  un  ivrogne). 

Ceste  fenêtre  devenait  s9 s  fenêtre  —  l'apostrophe  repré- 
sente l'emplacement  possible  d'un  son  vocalique,  rendu 
nécessaire  par  l'accumulation  de  sons  consonantiques  pré- 
cédents ou  suivants  et  qui  n'a  plus  rien  de  la  tradition 
latine  de  IV  de  ceste  —  et  finit  par  être  s  fenêtre.  Cest- 
ceste  ne  pouvait  vivre  sous  la  forme  st  ou  s't  que  devant 
un  subst.  commençant  par  une  voyelle. 

L'inefficacité  de  cest-ceste  impliquait,  comme  pour  ce, 
cel,  celle,  la  disparition  d'un  mot  isolé  qui,  en  cas  de  dis- 
parition, pouvait  ne  laisser  qu'accidentellement  une  trace 
de  son  passage,  comme  chel-chelle  a  laissé  sel,  si  en 
picard,  et  cette  trace  propre  au  picard  ne  pouvait  se  pro- 
duire en  wallon  qui  n'a  pas  le  son  €. 

La  disparition  du  pron.  expl.  pouvait  en  laisser  attendre 
comme  dans  l'aire  2,  mais  si  280  présente  encore  4 
exemples  sur  9,  alors  que  290,  le  point  le  plus  rapproché 
de  ce  dernier  dans  l'aire  3,  n'en  présente  aucun,  par  contre 
292,  dans  l'aire  2,  n'en  a  qu'un.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de 
tirer  de  l'absence  complète  de  Pexpl.  dans  l'aire  3  la  con- 
clusion que  celui-ci  n'y  ait  jamais  existé. 

D'autre  part,  il  n'y  a  pas  synchronisme  de  l'aboutissement 
de  son  à  s,  de  cest-ceste  à  s,  de  l'inefficacité  du  pr.  expl. 
que  nous  allons  démontrer,  et  cela  nous  aide  à  comprendre 
l'inégalité  dans  la  conservation  des  vestiges,  en  dehors  des 


—  42  — 

considérations  qui  peuvent  les  faire  concevoir  comme 
variables  selon  la  différence  de  leur  nature  et  de  leurs 
facultés  de  résistance.  Si  l'on  nous  permet  de  reprendre  une 
image  que  l'on  a  pu  trouver  quelque  peu  déplacée  peut-être, 
nous  nous  demanderons  :  les  boutonsau  dos  de  nos  jaquettes 
disparaîtront-ils  avant  les  boutons  à  bretelle  ? 

Des  recherches  faites  d'après  d'autres  sources  que  l'Atlas 
nous  diront  si  la  faculté  de  recourir  à  l'art,  dém.  et  au  pron. 
expl.  a  manqué  aux  parlers  wallons  dès  l'époque  où  le 
besoin  se  faisait  sentir  d'y  recourir  ou  si,  y  ayant  recouru, 
ces  parlers  les  ont  perdus  à  la  suite  de  leur  inefficacité. 

Le  pron.  pers.  n'a  actuellement  pas  plus  d'efficacité  que 
l'art,  dém.  pour  restaurer  le  genre  des  subst. 

Il  y  est  bien  i  devant  les  verbes  commençant  par  une 
consonne  et  il  devant  les  verbes  commençant  par  une  voyelle, 
elle  y  est  bien  généralement  el;  mais  il  et  el  peuvent  subir 
l'un  et  l'autre  l'aphérèse  devant  le  verbe  commençant  par 
une  voyelle 

/  a  est  indifféremment  =  il  a,  elle  a 

/  Ô  »  »  —  ILS  ONT,   ELLES  ONT. 

Le  point  199  dit,  par  ex.  :  où  s  qu'il  était,  comme  /  était 
(===  où  il  était,  tel  quel).  Quand  il  a  plu,  il  faut  bien  savoir 
nager  pour  passer  outre  quand  /  est  bien  remplie  (la 
rivière). 

Il  ressort  de  cet  état  un  /  neutre,  un  /  à  double  fonction 

générique.  C'est  cet  /  qui  est  la  base  de  toutes  les  formes  du 

pron.  pers.  de  la  3e  pers.  en  Belgique.  La  preuve  en  est  dans 

la  confusion  qui  résulte  d'une   revivification  par  le  besoin 

d'une  prosthèse  :  il  signifie  aussi  bien  il  que  elle  dans  les 

points  193,  176,  187  (il  a  =  il  a,  elle  a  ;  il  ô—  ils  ont,  elles 

ont1). 

1.  Que  les  parlers  usent  souvent  du  pron.  masc'  il  pour  elle,  c'est 
ce  que  nous  observons  tous  les  jours  à  Paris  dans  le  français  régional  de 


Si  les  patois  congénères  ont  il,  /au  masc.  èl,  <7  au  fém., 

la  voyelle  de  ces  formes  n'est  pas  un  son  hérité  directe- 
ment du  latin,  n'en  est  pas  un  prolongement  phonétique, 
niais  représente  en  réalité  un  son  vocalique  de  pause,  sem- 
blable à  ceux  de  l'article  actuel,  nés  de  /  ou  de  Tadj.  poss. 
m,  /,  s  et  qui  flottent  indifféremment  du  genre  entre  //,  i,è, 
etc.  (///,  //,  lé,  mu,  mi,  nie).  Si,  dans  le  pronom  personnel, 
ces  sons  ont  acquis  une  fixité,  une  généralisation  plus  grande, 
c'est  qu'ils  le  doivent  aux  fonctions  bien  définies  d'un  rôle 
grammatical,  et  s'ils  se  sont  figés  en  /  pour  le  masc.  et  en  e 
pour  le  fém.,  ce  ne  peut  être  que  sous  l'influence  de  la 
langue  littéraire  à  laquelle,  à  toute  extrémité,  les  Wallons 
ont  eu  recours. 

C'est  ce  que,  outre  la  confusion  des  deux  genres  dont 
nous  venons  de  parler,  démontre  l'effort,  probablement 
momentané  que  laissent  deviner  les  transcriptions 
d'Edmont  et  que  font  les  sujets  pour  faire  ressortir  dans 
leurs  réponses  le  genre  du  pronom  (èll,  ili)  et  plus  cer- 
tainement encore  le  fait  que  le  pron.  fém.  el,  s'il  était  d'une 
autre  nature  que  celui  que  nous  établissons,  n'aurait  pu 
manquer  de  devenir  e  devant  un  verbe  commençant  par 
une  consonne,  comme  al  (=  elle)  picard  devient  généra- 
lement a  dans  ce  cas. 

La  phonétique  wallonne,  libre  de  toute  entrave,  autori- 


toute  la  Gaule  romane.  Dès  que  le  sujet  féminin  est  d'un  caractère  fém. 
ne  primant  pas  forcément,  comme  le  mot  femme,  par  ex.  —  et  encore  ! 
—  ou  qu'il  peut  être  substitué  dans  l'esprit  par  un  masc,  le  masc.  use 
de  sa  prédominance  et  s'impose.  Les  Suisses  allemands  vont  plus  loin  : 
Frâulein  est  couramment  féminin.  Kôchin,  à  Berne,  est  employé  comme 
neutre.  Les  bêtes  crèvent  quelquefois  quand  ils  ont  (les  animaux) 
mangé  trop  de  trèfle  est  aussi  bien  normand  que  wallon,  qu'orléanais. 
Ce  n'est  pas  de  ce  fait  qu'il  s'agit  ici,  mais  de  faits  se  produisant  et  pou- 
vant forcément  se  produire  seulement  en  territoire  belge,  de  traduc- 
tions de  :  elle  vit  seule  ;  il  s'est  blessé  à  la  main,  elle  enfle,  etc. 


—  44  — 

sait  la  phrase  suivante,  où  nous  marquons  par  des  traits  ver- 
ticaux tous  les  emplacements  que  pouvaient  occuper  les 
sons  vocaliques  selon  les  pauses  ou  les  nécessités  d'obvier 
à  des  heurts  consonantiques  trop  pénibles  : 

|  s  |    s  |  men   -    |  1   a  sté  a  1  |       s  |  kol 

Cette  phrase  peut  recevoir  de  multiples  interprétations. 
S'agit-il  de  cette  semaine  ?  de  sa  semaine  ?  de  lui  ?  d'elle  ? 

A  peu  près  complète  la  gamme  des  voyelles  pouvait  y 
prendre  place  (a,  e,  i,ii).  Seul  le  pronom  y  serait  resté  stable, 
y  serait  resté  soit  il,  soit  elle  ?? 

Il  est  évident,  par  ce  qui  précède,  que  dans  la  3e  aire  le 
traitement  par  le  pronom  personnel  explétif  de  la  3e  per- 
sonne était  inefficace,  ou  du  moins  l'était  devenu,  si  jamais 
il  fut  efficace. 


Notes  sur  les  matériaux  de  l'Atlas  et  sur  les 
cartes  qui  accompagnent  cette  étude. 

Nous  devons  prévenir  le  lecteur  du  danger  qu'il  pourrait 
courirà  attribuera  des  erreurs  la  multitude  de  contradictions 
apparentes  que  révèlent  les  relevés  d'Edmont  en  ce  qui  con- 
cerne les  matériaux  employés  par  nous  pour  ébaucher  les 
modifications  subies  par  la  langue  à  la  suite  de  la  collision 
de  la  avec  le. 

Nous  saisissons  cette  occasion,  qui  ne  pouvait  être  mieux 
choisie,  pour  dire  notre  mea  culpa  à  l'égard  de  l'Atlas,  mais 
aussi  pour  le  réhabiliter  aux  yeux  des  savants  désintéressés 
dans  la  question  du  relevé  des  patois,  et  qui  pourraient 
s'être  laissés  influencer,  défavorablement  pour  l'Atlas,  par 
de  nombreuses  critiques  r. 

1.  Il  va  sans  dire  qu'ici  nous  ne  faisons  pas  état  de  critiques  telles  que 
celles  d'un   professeur  qui  fit   de  notre  Atlas  un   compte  rendu    «  très 


—  45  — 

L'Atlas  est  ce  que  nous  avons  désiré  qu'il  fût  :  un  recueil 
de  matériaux  enregistrés  par  un  homme  qui  ne  fût  ni  phi- 
lologue ni  linguiste  et  dont  l'oreille  nous  donnât  toutes  les 
garanties  désirables.  Ce  sont  les  conditions  que,  seul  en  son 
temps,  notre  bon  et  vénéré  maître  G.  Paris,  comprenait  et 
plaçait  au-dessus  de  toute  autre,  comme  étant  un  gage  d'une 
sincérité  que  l'on  ne  saurait  attendre  de  la  part  de  gens  du 
métier,  et  qui  sciemment  ou  inconsciemment  prévoient, 
retouchent,  rectifient,  ajustent,  dont  le  cerveau  en  un  mot 
travaille,  même  lorsqu'ils  lui  imposent  silence,  alors  que 
seule  l'oreille  doit  être  en  jeu.  Aux  fautes  commises  par 
l'enregistré  et  qui  devaient  nécessairement  se  produire, 
n'eût-ce  été  qu'à  la  suite  d'une  mauvaise  interprétation  de 
la  question  posée,  nous  ne  voulions  pas  avoir  à  ajouter  les 
fautes  de  l'enregistreur  et  compliquer  ainsi  le  travail  du 
critique  au  point  de  lui  rendre  impossible  l'accès  à  la 
vérité. 

C'est  à  ce  gage  de  sincérité  que,  de  notre  part,  nous  avons 
sacrifié  les  nombreux  matériaux  que  nous  avons  recueillis 
autrefois  dans  tout  le  nord  de  la  France,  en  Normandie,  en 
Bretagne,  en  Suisse,  en  Savoie,  en  Dauphiné.  Il  n'en  a  rien 
été  publié  —  ou  si  peu  que  rien  —  et  il  n'en  sera  plus  rien 
publié,  parce  qu'ils  ne  nous  inspirent  plus  qu'une  confiance 
très  relative. 

Nous  avons  laissé  s'accumuler  les  critiques  sur  le  travail 
d'Edmont  —  qui  est  incontestablement  mieux  fait  que  celui 
dont  nous  étions  chargé  nous-même,  c'est-à-dire  l'établis- 
sement du  questionnaire,  qui,  pour  être  sensiblement  meil- 
leur, aurait  dû  être  fait  après  l'enquête  (!),  comme  la  sépa- 

élogieux,  dans  la  plus  répandue  de  toutes  les  revues  de  linguistique  » 
(au  début  de  l'année  1904),  suivi  d'une  demande  d'un  exemplaire 
gratuit  de  l'ouvrage,  demande  restée  vaine,  et  en  fit  un  second  dans  une 
revue  du  Midi  de  la  France  (juillet-août  1905),  lequel  est...  bien  loin 
d'être  élogieux. 


-46- 

ration  des  mots,  fantaisiste  nécessairement  avant  une  étude 
préalablement  complète  et  après  plus  ou  moins  doctrinaire 
—  nous  avons  laissé  s'accumuler  ces  critiques  sans  en  faire 
le  moindre  cas  dans  nos  recherches  géographiques,  sans 
prendre  la  peine  de  les  réfuter,  sachant  bien  que  tôt  ou 
tard  quelque  tiers  complètement  désintéressé  et  par  le 
simple  jeu  d'une  critique  bien  avisée  remettrait  les  choses 
en  place,  comme  nous  le  faisions  nous-même,  et  cela  était 
préférable  à  de  vaines  polémiques. 

Depuis  l'an  dernier,  notre  attente  s'est  trouvée  justifiée  : 
M.  Hubschmied,  au  jugement  duquel  nous  attachions  la 
plus  grande  importance  depuis  que  nous  l'avons  connu,  il 
y  a  une  dizaine  d'années,  à  nos  conférences  de  l'Ecole,  a  eu 
l'occasion  de  rendre  pleine  justice  à  la  valeur  des  matériaux 
d'Edmont  dans  un  ouvrage  dont  la  valeur  scientifique  semble 
être  encore  inconnue  à  l'heure  actuelle  x. 

Les  critiques  ne  pouvaient  manquer  non  plus,  surtout  de 
la  part  de  ceux  qui  s'occupent  avant  tout  de  la  restauration 
des  textes  de  l'ancienne  langue,  d'avoir  traita  l'absence  dans 
le  questionnaire  de  mots  des  plus  intéressants.  Nous  en 
aurions  dû  doubler  l'effectif,  dit-on.  Nous-même,  qui  nous 
plaçons  à  un  point  de  vue  plus  général,  nous  reconnais- 
sons qu'il  aurait  dû  être  non  seulement  doublé,  mais  qua- 
druplé, mais  décuplé.  L'une  et  l'autre  de  ces  appréciations 
entraînaient  pour  des  raisons  matérielles  l'impossibilité 
d'une  publication,  car  nous  sommes  allés  jusqu'aux 
extrêmes  limites  de  ce  qui  était  exécutable  à  cet  égard. 
D'autre  part,  nous  serions  bien  embarrassés,  même  actuel- 
lement après  l'enquête,  de  déterminer  ce  qui,  dans  le  ques- 
tionnaire, aurait  pu  être  retranché  et  céder  le  pas  à  d'autres 


i.  Hubschmied,  Zur  Bildung  des  Imper jekts  imFrankoproveniaîischen 
(Beihefte  iur  Zeitschr.  fur  roman.  PhiL,  Heft  58),  Halle,  1914. 


—  47  — 

exigences  ;  à  bien  plus  forte  raison  l'étions-nous  avant  de 
savoir  ce  que  seraient  les  réponses. 

Carte  I.  Nous  avons  parlé  dans  notre  article  de  la  nature 
du  point  297.  C'est  exceptionnellement  qu'il  figure  comme 
appartenant  a  l'aire  1,  et  dans  la  carte  I,  et  dans  la  carte  IL 

A  la  même  occasion  nous  avons  dit  ce  qu'étaient  295  et 
282,  qui  font  partie  de  l'aire  1  exceptionnellement  dans  la 
carie  I. 

268  est  tout  à  fait  exceptionnel  et  dans  la  carte  I  et  dans 
la  carte  II.  Les  parlers  de  la  Seine-Inférieure  ne  sont  en 
réalité  que  du  français  régional,  ayant  plus  ou  moins  con- 
servé des  caractères  de  parlers  anciens  et  très  accessible  aux 
invasions  étrangères,  ainsi  que  le  montrent  les  limites 
variables  de  l'art,  déf.  neutralisé.  A  268  :  eu  blé  est  mûr; 
ma  grand'mère  cousait  à  stè  vitre,  où  tu  couds  mainte- 
nant ! 

Pour  tracer  la  limite  de  l'art,  neutralisé  /  nous  avons 
choisi  des  exemples  où  il  est  à  l'abri  de  l'introduction  des 
multiples  sons  vocaliques  auxquels  le  wallon  recourt  a  la 
suite  de  la  violente  contraction  consonantique  qui  le  régit 
et  qui  reconstituent  un  article  avec  voyelle. 

Carte  IL  Les  limites  de  l'art,  dém.  variant  quelque  peu 
selon  les  exemples,  nous  avons  voulu  ajouter  à  la  première 
une  seconde  carte  traçant  l'état  de  l'un  de  nos  exemples 
qui  représentât  en  même  temps  la  propagation  du  pronom 
explétif. 


-48- 


CONCLUSION 

Guidé  par  une  méthode  qui  révèle  de  jour  en  jour  davan- 
tage sa  fécondité,  malgré  les  erreurs  auxquelles  son  appli- 
cation peut  avoir  donné  lieu,  nous  avons  voulu  dans  cet 
article  grouper  quelques  faits  en  connexité  géographique. 
Nous  y  avons  été  amené  par  l'obligation  où  nous  nous 
sommes  trouvé  d'expliquer  la  présence  du  mot  char  en 
pleine  aire  de  la  conservation  du  c  latin  devant  a. 

Nous  n'avons  cité  que  quelques  exemples  des  troubles 
lexicaux  provoqués  par  la  collision  de  la  avec  le,  sans 
entamer  réellement  le  sujet,  nous  avons  indiqué  quelles 
sont,  à  première  vue,  les  modifications  d'ordre  morpholo- 
gique et  syntaxique  que  cette  collision  a  entraînées,  sans 
même  tenter  d'en  épuiser  le  nombre. 

A  première  vue,  les  phénomènes  étudiés  pouvaient  être 
considérés  comme  indépendants  les  uns  des  autres  et,  sans 
les  indications  que  fournit  la  géographie  linguistique,  pro- 
voquer des  explications  particulières  à  chacun,  aussi  nom- 
breuses que  les  faits  eux-mêmes  le  sont.  Leur  assise  géogra- 
phique nous  en  a  trahi  l'origine  commune,  nous  a  permis 
de  les  coordonner,  de  les  grouper  en  un  organisme. 

Bien  que  nous  n'ayons  qu'ébauché  le  sujet,  nous  avons 
le  sentiment  que  nous  avons  réuni  en  un  faisceau  un 
nombre  suffisant  de  probabilités  pour  atteindre  à  un  degré 
non  éloigné  de  la  certitude.  Est-ce  à  dire  que  nous  pensions 
avoir  persuadé  la  majorité  de  nos  lecteurs  ?  Pas  le  moins 
du  monde.  Il  semblerait  parfois  que  certains  romanistes 
aient  pris  pour  tâche  de  démontrer  que  les  mathématiques 
reposent  sur  des  lois  erronées  et  veuillent  justifier  la  sus- 
picion dans  laquelle  est  tenue  la  linguistique  chez  les  repré- 
sentants des  sciences  exactes. 


—  49  — 

A  une  démonstration  du  genre  de  celle  qui  est  faite  dans 
cet  article  et  où  il  nous  paraissait  inutile  d'insister  sur  sa 
valeur  mathématique,  l'un  de  ces  romanistes,  sans  consi- 
dérerl'assise  géographique  commune  à  plusieurs  faits  étayant 
notre  démonstration,  chercha  à  chacun  d'eux  une  solution 
indépendante.  Il  en  résulta  que  certain  article  de  chaussure, 
une  conception  onomatopéique  du  fléau  et  une  influence 
du  mot  clarté  sur  celui  de  flamme  se  trouvaient,  de  ce 
chef,  être,  par  hasard,  subordonnés...  au  mouillement  de 
l'I  dans  les  groupes  cl,  fl! 

Nous  en  appelons  à  «  jenen  philosophischen  Geist, 
welcher  eine  Wissenschaft  nicht  nur  mit  den  anderen  in 
lebendige  Fùhlung  bringt,  sondern  sie  auch  in  sich  einigt 
und  vor  Zerbrôckelung  bewahrt  »  (Schuchardt). 


—  50 


A  PROPOS  DE  CLAVELLUS 

M.  Meyer-Lùbke,  dans  h  Deutsche  Literaturçeitung  ',  a  fait 
un  court  compte  rendu  de  mon  étude  sur  clavellus  \ 
J'ai  la  plus  grande  admiration  pour  son  immense  érudi- 
tion qui  l'a  mis  à  la  tête  des  lexicographes  romans.  C'est  à 
ce  titre  que  son  opinion  m'importe  et  que  je  dois  répli- 
quer à  ses  critiques. 

Je  m'y  sens  d'autant  plus  autorisé  que  nous  sommes 
liés  d'amitié  et  que  mon  travail  est  loin  de  mériter  l'ap- 
préciation louangeuse  qu'il  en  a  faite  (Durchgefùhrt  mit 
bewunderungswùrdiger  Folgerichtigkeit .  Bedeutsam  auch  nach 
der  methodoîogischen  Seite),  si  ses  critiques  sont  justifiées. 

Je  les  examine  toutes  —  elles  ne  sont  d'ailleurs  pas  nom- 
breuses, quoique  graves  à  mes  yeux  — ,  et  je  donne  en 
italiques  la  teneur  entière  du  texte. 

Dans  mon  étude  sur  clavellus  j'ai  dit  que,  dans  l'aire 
où...  ellum  aboutit  à  et,  ..ellum  s'est  rencontré  avec 
..ittum  >>  et,  que,  de  ce  chef,  des  mots  en  ..ellum,  con- 
sidérés comme  des  diminutifs,  pouvaient  se  dédiminutivi- 
ser  dans  des  conditions  qui  dépendent  de  leur  sémantique 
et  d'après  des  modèles  existant,  généralement  français, 
qu'ainsi  klawet  (==  petit  clou)  devenait  klaw  d'après  le  mo- 
dèle CLOU. 

Auch  was  liber  das  Gaskognische  gesagt  ist,  kann  mit  einer 
Einschrànkung  angenommen  werden.  Ein  vôlliger  Zusammen- 
fall  von  -ellu  und  -ittu  hat  nirgends  stattgefunden. 

La  coïncidence  a  lieu  partout  :  ..ellum  devient  et  ou  et, 
..  ittum  devient  et  ou  et.   Il   suffit   de  comparer  la  carte 

i.   1914,  no  44/45. 

2.  L'aire  clavellus,  d'après  F  Atlas  îing.  de  la  France. 


-  5i  — 

agneau  avec  la  carte  bluet1.  D'ailleurs,  cette  coïncidence 
appert  du  tableau  ci-dessous. 

Viehnehr  sind  die  Vokale  ùberall  geschieden. 

Nulle  part,  dans  aucune  carte  de  l'Atlas,  les  voyelles  ne 
se  distinguent  selon  qu'elles  remontent  cà  ..ellum  ou 
qu'elles  remontent  à  ..ittum.  Contentons-nous  des  points 
qu'il  importait  de  contrôler  pour  la  démonstration  sui- 
vante : 


PEAU 

683 

69I 

685 

692 

693 

699 

790 

* 

e 

e 

e 

e 

e 

e 

CHEVALET 

* 

è 

e 

e 

e 

e 

e 

und  ausserdemfiiidetsich  «  klau  »  auchda  zuo -q\\u  ^u-etywird, 
a  Isa  von  -et  ans  -ittum  gan^  verschieden  ist. 

C'est-à-dire  dans  les  7  points  signalés  ci-dessus.  Dans  le 
tableau  ci-dessous  les  blancs  remplacent  des  formes  en 
..ety,  ,.eU,  etc,  etey.  Ce  tableau  est  établi  d'après  15  mots  en 
..ellum  et  7  mots  en  ..ittum  : 


BLUET 

BOYAU 

TROUPEAU 

CERVEAU 

CHATEAU 

COUTEAU 

MARTEAU 

PEAU 

FLÉAU 

683 

et 

691 

et 

685 

et 

692 

et 

693 

et 

699 

790 

et 

et 
et 

et 

— 

— 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

et 

1.  Peu   importe    que  les    exemples   soient    des    mots   évidemment 
importés  ou  non,  puisqu'il  ne  s'agit  pas  de  faits  anciens. 


—  52  — 

Si  699,  790  témoignent  uniquement  des  sons  U,  t-e, 
Uy  pour  ..ellum,  ils  ont  par  contre  blttkfy,  bluetïy  et  790  a 
en  outre  tehbaleUy  ! 

Ces  sons  U,  iêy  se  réduisent  à  t  dans  beau  employé 
devant  un  substantif  commençant  par  une  consonne  (un 

BEAU  CHIEN). 

Premier  retranchement  s'il  m'avait  fallu  battre  en  retraite 
devant  l'assaut  ! 

..ellum  et  ..ittum  deviennent  au  pluriel  tous  deux  ..ets 
dans  tout  le  territoire  en  question,  ainsi  que  le  montrent 
les  cartes  fléaux  et  râteaux. 

Second  retranchement  s'il  m'avait  fallu  battre  en  retraite 
devant  l'assaut  ! 

La  collision  de  ..ellum  avec  ..ittum  est  partout  si  évi- 
dente que  je  ne  pouvais  prévoir  les  objections  de  M.  Meyer- 
Liibke. 

Die  Thatsache  dass  «  kl  au  »  erst  eine  Rùckbildung  ist,  bleibt 
aber  bestehen,  nur  der  Griind  der  Beschrânkung  auf  dm  Siid- 
westen  muss  noch  gefunden  zuerden. 

J'attends  patiemment  la  solution  particulière  à  la  Gas- 
cogne, qui  est,  selon  nous,  la  seule  région  de  France  où 
une  Riickbildunç  fût  possible. 

Nicht  %utreffend  scheint  mir  aber  die  Auffassung,  dass  cla- 
vellu  eine  siïdfran^ôsische  Neubildung  ist.  Wir  haben  auch 
liai,  chiavello,  das,  da  es  ein  ital.  chiavo  nicht  gibt,  laleinisch 
sein  muss  und  offenbar  ans  dem  belegten  clavulus  umgestaltet 
ist,  ein  Vorgang  jûr  den  wir  ^ahlreiche,  sichere  Parallelen 
haben. 

Clavulus  désigne  en  latin  un  petit  clou  et  clavellus 
formé  d'après  clavulus  désignerait  un  (grand)  clou  ? 

Mon  étude,  jusqu'à  son  titre  (l'aire  de  clavellus)  consi- 
dère clavellus  comme  latin,  comme  préroman,  et  né  de 
la  nécessité  d'obvier  à  l'état  pathologique  de  clavus  causé 


—  55  — 

par  la  présence  de  clavis  à  une  certaine  époque,  posté- 
rieure à  celle  où  déjà  le  latin  ne  pouvait  tolérer  un  cla- 
vare  (—  fermer  à  clef),  qui  était  en  puissance,  parce  que 
clavare  remplissait  déjà  les  fonctions  de  clouer. 

Un  problème  n'est  pas  une  solution  et  le  problème  ita- 
lien que  nous  pose  M.  M.  L.,  en  guise  de  solution,  res- 
semble comme  un  frère  au  problème  gallo-roman  que  nous 
avons  cherché  à  résoudre  : 

Pas  de  chiavo,  donc  pas  de  clavus  (comme  dans  le  Midi 
de  la  France)  et  pourquoi  ? 

Un  chiavare  \  par  contre,  qui  équivaut  à  un  latin  cla- 
vare, existant  et  signifiant  clouer  (dans  le  Midi  de  la 
France  kîava  naît  ou  reste  en  puissance  à  cause  de  la  pré- 
sence du  mot  suivant). 

Un  chiavare  ',  dont  le  prototype  n'existe  pas  en  latin  et 
signifie  fermer  a  clef  (comme  klava  dans  le  Midi  de  la 
France). 

Un  chiodo  et  un  chiovo  2  qui  par  leurs  formes  ne  peuvent 
être  que  d'origine  secondaire  et  que  remplacer  un  chiavo 
attendu  par  la  phonétique,  signalé  comme  absent  par 
M.  M.-L.  (semblables  aux  nombreuses  formes  secondaires 
de  clavus  que  l'on  trouve  en  France,  là  où  clavellus  exis- 
tait autrefois). 

Tous  ces  mots  existent  dans  une  langue  littéraire.  Ils 
ne  sont  pas  localisés.  Attendons  Y  Atlas  ling.  de  Y  Italie  qui 
permettra  de  les  soumettre  à  une  enquête  semblable  à  celle 
que  nous  avons  entreprise  pour  la  France.  Comme  clavus 
vit  encore  dans  le  Nord  de  la  France  et  y  a  toujours  vécu 
(clou,  clcufire,  cloufichier),  la  conception  de  M.  M.-L. 
pourrait  aboutir  à  la  conclusion  que  Paris,  Rouen  et  Bou- 


i.  Dict.  Ferrari  et  Caccia. 

2.  Meyer-Lùbke,  Etym .    ÎVorterbuch. 


—  54  — 

logne,  qui  ont  clavus,  ont  été  romanisés  antérieurement 
à  Marseille,  Nîmes  et  Lyon  qui  ont  clavellus  et,  nécessai- 
rement, que  les  trois  villes  du  Nord  ont,  en  ce  point,  un 
latin  plus  archaïque  que  les  trois  villes  du  Midi. 

Les  élèves  de  M.  M.-L.,  pendant  toutes  ces  années  der- 
nières, ont  formé  le  noyau  des  conférences  de  dialectolo- 
gie gallo-romane  et  se  distinguaient  par  leur  érudition  et 
par  l'excellente  préparation  aux  recherches  linguistiques. 

L'un  d'entre  eux  —  et  non  des  moindres  —  m'a  fait, 
l'an  dernier,  des  objections,  apparemment  graves,  à  mon 
explication  de  klawet  >  klau,  c'est-à-dire  à  la  dédiminuti- 
visation  gasconne.  Il  s'est  trouvé,  de  son  propre  aveu, 
qu'elles  n'étaient  pas  fondées,  et  elles  m'ont  fait  regretter 
que  dans  mon  étude  je  n'aie  pas  laissé  entrevoir  tout  le 
travail  préparatoire  auquel  il  avait  donné  lieu.  Voici  la 
principale  objection  qu'il  me  faisait  :  le  mot  nœud,  dans 
la  région  gasconne,  se  présente  sous  une  forme  de  dimi- 
nutif (type  nu%et)  ;  or  s'il  est  un  mot  qui  sémantique- 
ment  soit  capable  de  Riickbildung,  c'est    bien  celui-là. 

C'est  en  lui  soumettant  les  cartes  os,  noix  et  noyau 
qu'il  reconnut  tous  les  pièges  auxquels  échappait  nwçet  en 
ne  se  dédiminutivisant  pas. 

Dass  im  Westen  das,  was  wir  als  Eigentûmlichkeiten  des 
Proven^alischen  betrachten,  einst  viel  weiter  reichte  als  in  der 
historischen  Zeil  hat  P.  Meyer  auf  Grund  der  Ortsnamen  auf 
-ac  vor  mehr  als  40  Jahren  ausgesprochen,  aber  der  Gedanke  ist 
nicht  weiter  verfolgt  worden  ;  jet^t  bringt  Gilliéron  ein  néues 
Moment  von  grosser  Bedeutung.  Dafùr,  dass  betràchtliche  sprach- 
liche  Verschiebungen  stattgefunden  haben,  glaube  anch  ich 
mancherlei  anfùhren  %u  hônnen  ;  auf  eine  ein%elne  Erscheimmg 
so  viel  %u  bauen,  habe  ich  freiltch  nicht  den  Mut.  Aber  viel- 
leichl  gibt  iveitere  Forschung  G.  recht. 

Je     ne     connais     pas     les     résultats     de     l'étude     de 


—  55  — 

M.  P.  Meyer  auxquels  M.  M.-L.  fait  allusion,  mais  je 
doute  fort  que  ce  savant  ait  pu  par  une  étude  des  noms 
de  lieu  en  ..ac  assigner  au  traitement  méridional  une 
limite  aussi  septentrionale  que  celle  de  clavellus. 

Le  but  que  je  me  proposais  était  bien  celui  que  m'im- 
pute M.  M.-L.  :  établir  par  un  seul  mot,  indubitablement 
populaire  et  à  l'abri  d'objections  telles  que  celles  que  l'on 
peut  faire  à  toute  étude  d'étymologies  toponymiques,  que 
l'on  doit  abandonner  l'idée  d'un  état  lexical  reposant  sur 
une  latinité  autochtone  dans  l'immense  région  où  clavus 
a  pris  la  place  de  clavellus.  Si  l'on  n'explique  pas  d'une 
façon  plus  plausible  que  je  ne  l'ai  fait  le  recul  de  clavel- 
lus et  l'avance  de  clavus,  mon  exemple  suffit,  je  ne  me 
suis  pas  trompé  dans  ma  conclusion  et  les  matériaux  que 
M.  M.-L.  tient  encore  en  réserve  en  apporteront  la 
preuve  ' . 

Mon  intention  était  bien  d'établir  que,  sans  avoir  préa- 
lablement soumis  à  un  examen  sévère  chacun  des  mots  de 
cette  région,  il  est  contraire  à  toute  probité  scientifique 
de  se  servir  de  ceux-ci  comme  témoins  de  la  latinité. 

C'est  de  ma  part  témoigner  d'une  grande  méfiance  pour 
tout  ce  qui  a  été  publié  de  scientifique  jusqu'ici  sur  les 
patois  et  admettre  que  tout  est  à  refaire  ;  mais  je  n'y  puis 
rien  changer. 

i.  Il  s'en  présentera  d'autres  exemples  dès  le  deuxième  fascicule  de 
Pathologie  et  thérapeutique  verbales. 


-  56- 
TABLE     DES    MATIÈRES 


Pages 

Chair  et  viande  en  français 2 

Chair  et  viande  d'après  l'Atlas 9 

Char  dans  les  patois  du  Nord 12 

Neutralisation  de  l'article  défini.  Cas  pathologiques. 

1)  Exemples  delà  perturbation  qui  en  résulte 

dans  le  lexique 15 

2)  Changement  du  genre  des  substantifs.   Neu- 

tralisation des  flexions  génériques  de  l'ad- 
jectif         17 

Neutralisation  de   l'article  défini.  Traitements  thé- 
rapeutiques . 

1  )  L'article  démonstratif 20 

2)  Le  pronom  personnel  de  la  3  e  pers.  comme 

explétif 22 

3)  L'article  possessif. 23 

Les  aires  à  traitements  thérapeutiques. 

1)  L'aire  à  régime  complet 27 

2)  L'aire  à  régime  incomplet 29 

3)  L'aire  sans  régime 40 

Notes  sur   les  matériaux  de  l'Atlas  et  sur  les  cartes 

qui  accompagnent  cette  étude 44 

Conclusion 48 

A  propos  de  clavellus 50 


MAÇON,  PROTAT  FRERES  IMPRIMEURS 


Carte  1 


*(> 


t 

; 
J 


©  ;  e 

294      j    293 

•-.._      I- , 

>         292   I  29/ 
\  A-1 

272  ~  ~l'~[ 


196 
197 

195 


7S£ 


193   ^. 

i  /97 
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V 


y«i  /•  /e  W6    / 

't^-4-*     *  '  r\  i-'-  ■  ■  .  +  ■•183  :%i  + 

I7S>)  Xi%  ' :)X 

178     +  s-pas  £  +  +£ 

,     \,,  lies      ; 

775>/.r         \ 

y    N      787  \ 


.ooooooooooc 


-♦"!-  +  -♦-++•+  +++•»< 


lim.  (maxima)  de  l'aire  ce,  art.  démonstr. 

lim.  (maxima)  de  l'aire  du  pron.  pers.  expl. 

lim.  mérid.  de  /  cave  (descendre  dans  la  cave)  et  limite  com- 
mune aussi  aux  2  ex.  suivants. 

lim.  mérid.   de  /  foire  (acheter  deux    che-\ 

vaux  à  la  foire).  I 

'  diiï.  de  la  lim. 
lim.  mérid.  de  /  chasse  (le  chasseur  va  à  la 
chasse). 


char,  emprunté  au  fr.  avant  le  xvie  siècle. 


Carth    1 1 


i>< 


^ 


~T ce  blé  il  est  mûr. 

le  blé  il  est  mûr. 

Çj  ce  blé  est  mûr. 


Carth    III 


o 


+ 


reproduction  d'après  la  carte  I  de  l'aire  du  pron.  pers.  expl. 
de  la  3e  pers.  sans  art.  dém. 

limite  orient,  act.  du  k  et  du  £  picards, 
présence  actuelle  de  cel-celle,  adj.  dém. 
fraction  supérieure  à  la  moitié  des  9  ex.  du  pron.  pers.  expl. 
de  la  3e  pers. 
:  absence  complète  du  pr.  pers.  expl.  dans  les  9  ex. 
:  totalité  des  5  ex.  de  l'art,  possessif. 
:  fraction  super,  à  la  moitié  des  5  ex.  de  l'art,  poss. 
:  présence  de  son  année-ci  (là),  son  endroit-ci  (là)  pour 
«  cette  année,  cet  endroit  ». 


— ) 


PATHOLOGIE  ET  THERAPEUTIQUE 

VERBALES 


MAÇON,    PROTAT    FRERES,    IMPRIMEURS 


ÉTUDE     DE     GÉOGRAPHIE     LINGUISTIQUE 

PATHOLOGIE  ET  THÉRAPEUTIQUE 
VERBALES 

II 

MIRAGES     ÉTYMOLOGIQUES 

I  *Co.MMENQ.UER. 

II  Claudere  «  rentrer  (une  récolte)  ». 

III  Collision  de  trabem  avec  traucum  en  trau. 

IV  Le  verbe  trauha  «  trouer  ». 

V  Exaequare  et  *exaquare. 

VI  Bouter  et  mettre. 

RÉSUMÉ  DE  CONFÉRENCES   FAITES  A  L'ÉCOLE  PRATIQUE 
DES  HAUTES  ÉTUDES 

PAR 

J.  GILLIÉRON 


EN  VENTE 

A  LA  LIBRAIRIE  BEERSTECHER 

NEUVEVILLE 

CANTON  DE  BERNE   (SUISSE) 

1915 


-;  - 


PATHOLOGIE 
ET    THÉRAPEUTIQUE   VERBALES 


MIRAGES    ETYMOLOGIQUES 


«  Uni  aber  Rùckschlûsse  auf  die  Laut-  und  Wortge- 
schichte  daraus  zu  ziéhen,  wie  es  die  Verfasser  tun,  muss 
man  doch  seinem  Material  kritischer  gegenûber  stehen, 
es  reichlicher  sammeln  und  grûndlicher  prùfen,  sonst 
geràt  man  in  Gefahr,  das  Opfer  ganz  andrer  noch  unan- 
genehmerer«niirages5*  zu  werden  >.vj(Herzog.) 

Ces  paroles  à  notre  adresse  figurent  dans  une  critique  de 
nos  Mirages  phonétiques,  où  l'on  repousse  notre  expli- 
cation par  fausse  régression  de  faits  qui  se  sont  produits 
uniquement  dans  l'aire  où  17  des  groupes  cl,  gl  se  mouille. 
A  la  fausse  régression,  cause  unique  des  troubles  phoné- 
tiques causés  dans  l'évolution  régulière  de  cl  et  de  fl,  on 
substitue  trois  facteurs  divers,  n'ayant  entre  eux  aucun  rap- 
port, et  ayant  cependant  conspiré  ensemble  contre  la  libre 
éclosion  des  produits  de  cl  et  de  fl.  Nous  en  avons  parlé 
précédemment  (Pathol.  et  thér.  verbales,  I,  p.  49). 

Comme  cette  critique,  ainsi  que  toutes  les  autres  du 
même  auteur  sur  nos  études  antérieures  et  postérieures,  est 
faite  sur  un  ton  quasiment  paternel  («  Wir  haben  sie  davor 
gewarnt  »,  etc.),  que  toutes  témoignent  d'une  incompré- 
hension de    raisonnements   basés   sur  le    bon  sens  et  qui 


inspirent  à  M.  Herzog  de  naïves  exclamations  («  Warum 
demi  nicht  !  »),  il  y  aurait  mauvaise  grâce  à  s'en  offusquer. 
Cependant  nous  devons  avouer  qu'il  n'est  pas  totalement 
étranger  au  choix  de  notre  titre. 

I.    —    *COMMENQUER  \ 

(Carte  I). 

Comme  un  enfant  repousse  dédaigneusement  la  boîte  à 
jouets  qui  lui  a  été  offerte,  parce  qu'il  n'y  a  pas  trouvé  la  lune, 
objet  de  ses  désirs,  M.  Herzog  a  été  tenté  de  rejeter  avec 
humeur  les  cartes  commencer  de  l'Atlas,  qui  ne  lui  révélaient 
ni  emprendre,  ni  entamer,  ni  initiare,  ni  principiare,  ni 
incipere2,ni  se  mettre  a, —  nous  pourrions  continuer  la 
liste  des  défections...  ni  débuter,  ni  s'évertuer,  ni  se 
prendre  a,  ni  se  e...  a,  etc.,  etc.  Cependant,  mal  lui  en 
aurait  pris,  car  si  ces  cartes  ne  se  conduisent  pas  comme 
il  le  désirait,  il  y  a  trouvé  un  type  commenquer  qui  serait, 
selon  lui,  une  contamination  de  commencer  et  du  vieux 
provençal  encar  remontant  à  inchoare. 

Il  n'y  aurait  pas  lieu  de  s'occuper  longuement  de  cette 
trouvaille,  si  cette  rareté  ne  circulait  déjà  entre  les  mains 
de  romanistes  qui  la  croient  de  bon  aloi,  alors  que  son 
authenticité,  fortement  ébranlée  par  la  géographie  linguis- 
tique, ne  résiste  pas  à  une  enquête  phonétique  sérieuse,  et 
si  surtout  elle  ne  soulevait  des  questions  dont  l'importance 
dépasse  celle  d'un  simple  fait-divers  éymologique. 

Qu5 "encar  n'ait  laissé  aucune  trace  dans  les  parlers  actuels, 
aucune  trace  autre  que  dans  sa  contamination  avec  commen- 
cer, cela  serait  possible.  Cette  contamination  pourrait  s'être 

1.  Zeitschr.  f.  iieufr.  Spr.und  Lit.,  XXXIV,  i,  304-305. 

2.  Les  cartes  trouver  ne  révèlent  pas  non  plus  invenire,   reperire  ! 


produite,  comme  un  accident  isolé,  n'importe  où  dans  tout 
le  Midi,  où  règne  actuellement  commencer,  et  plutôt,  sans 
doute,  dans  les  régions  où  la  langue  du  Midi  s'est  bien  con- 
servée. Mais,  par  un  hasard  assez  singulier,  elle  se  trouve- 
rait (807,  709,  811)  dans  une  région  intermédiaire  entre 
le  Nord  et  le  Midi,  dans  le  voisinage  immédiat  delà  limite 
entre  les  sons  k,g  et  Is,  d%,  limite  qui  traverse,  précisément 
dans  la  région  de  *commenojjer  une  zone  où  le  son  fran- 
çais s  alterne  avec  /,  e  (commencer  ==  himensa-kumenea). 

Que  cette  contamination  se  soit  produite  ailleurs,  et 
toujours  sans  être  accompagnée  du  primitif  encâr,  dans  une 
aire  bien  distincte  de  la  première,  cela  devient  très  singulier. 
Que,  derechef,  elle  se  produise  dans  un  milieu  phoné- 
tique absolument  semblable  à  celui  du  groupe  précédent, 
c'est-à-dire  dans  le  voisinage  immédiat  de  la  limite  ci-des- 
sus précisée,  mais  cette  fois-ci  (626)  au  sud  de  celle-ci, 
donc  dans  l'aire  k,  g  l ,  et  non  au  nord,  voilà  ce  qui  dépasse 
les  bornes  de  la  possibilité,  voilà  ce  qui  rend  nécessaire- 
ment l'existence  de  *commenquer  conditionnée  par  la 
limite  phonétique. 

Rendant  compte  du  dictionnaire  étymologique  de 
Meyer-Lùbke,  M.  Thomas,  dans  la  Remania  2  reproche  à 
l'auteur  de  n'avoir  pas  inséré  dans  son  article  *incoare  la 
contamination  encar  -f-  coiuençar,  révélée  par  M.  Herzog, 
et  apporte  deux  nouveaux  témoignages  de  *commenojjer, 
recueillisdanslesuddelaCreuze.Ceux-cisontdonc,  derechef, 
d'une  région  dont  la  situation  géographique  est  identique 
à  celles  de  62e  et  du  groupe  807,  709,  811  par  rapport  à 
la  limite  phonétique  du  k  non  palatalisé,  et,  d'autre  part, 
appartiennent,  comme  les  points  de  l'Atlas  —  ceci  est  une 

1.  M.  Herzog  ne  donne  pas  ce  détail. 

2.  1912,  p.  459. 


autre  condition  nécessaire  à  la  création  du  mot  par  lequel 
nous  entendons  remplacer  *commenquer  —  à  une  aire  où 
il  y  a  hésitation  constante  entre  les  sons  â  et  e  (>>  an  et 
en  -|-  cons.  Voir  les  cartes  en  rentrant,  vendanger, 
etc.).  Cette  hésitation  se  manifeste  même  dans  les  12  témoi- 
gnages de  *commenquer  que  l'Atlas  fournit  à  M.  Herzog. 

807  a  :  kiïmako  (commencent),  humekav  (commençait), 
kumâka  (commencé).  Il  ne  signale  pas  cette  hésitation, 
l'ayant  sans  doute  mise  sur  le  compte  ..  des  erreurs 
d'Edmont. 

La  prétendue  conservation  de  encar  est  donc  liée  à  une 
aire  phonétique  où  on  pourra  la  trouver  en  10,  30,  100 
endroits,  mais  en  dehors  de  laquelle  on  ne  l'a  point  encore 
trouvée  et  ne  la  trouvera  pas.  Ce  n'est  pas  à  inchoare  que 
nous  avons  à  faire  dans  cette  zone  intermédiaire  entre  les 
parlers  du  Midi  et  ceux  du  Nord,  zone  influencée  par  les 
uns  et  par  les  autres,  mais  à  un  commanquer  dont  la  for- 
mation anormale  n'est,  vu  son  lieu  d'origine,  qu'un  brevet 
d'authenticité,  selon  nous. 

Tous  ces  parlers  avaient  le  verbe  d'origine  étrangère 
moka  «  manquer  »,  où  le  son  h  ne  pouvait  se  naturaliser 
en  ts  qu'en  se  heurtant  contre  un  mâtsa  (mancher,  mettre 
un  manche  ou  une  manche,  emmancher)  ;  ils  avaient  le 
verbe  d'origine  étrangère  marka  «  marquer  »,  où  le  son  k 
ne  pouvait  se  naturaliser  en  ts  qu'en  se  heurtant  à  un 
martsa  qui  était  marcher  (et  non  marquer).  Commencer, 
mis  par  eux  en  rapport  avec  manquer,  devient  très  natu- 
rellement commanquer.  Ce  commanquer  ne  peut  exister 
que  dans  la  zone  où  il  a  été  observé,  c.-à-d.  la  zone  avoi-' 
sinant  la  limite  du  k  non  palatalisé  et  où  les  parlers  hésitent 
entre  e  et  à  (an,  en  +  cons.),  entre  s  et  €.  On  ne  le  trou- 
vera pas  ailleurs. 

Si  l'origine   qu'attribue  M.  Herzog  à  *commenquer  est 


* 


condamnée  par  la  géographie  linguistique,  elle  ne  Test  pas 
moins  par  la  phonétique,  sous  le  couvert  de  laquelle  elle  a 
été  imaginée. 

*Commenquer,  en  temps  que  contamination  de  com- 
mencer avec  enkar,  ne  peut  phonétiquement  se  justifier 
dans  aucun  des  parlers  au  nord  de  la  limite  du  k  non  pala- 
talisé,  carie  son  k,  quelle  que  soit  l'époque  de  son  arrivée 
dans  la  langue,  s'est  naturalisé  en  ts,  etc.  C'est  ce  que  nous 
allons  démontrer  tout  cà  l'heure  :  trank  -f-  are  y  devient 
trautsa1.  Kumentsa  y  pourrait  renfermer  un  inchoare  ; 
commenquer  ne  le  peut. 

Co.mmenq.uer,  en  temps  que  contamination  de  commen- 
cer avec  enkar,  ne  serait  phonétiquement  justifié  qu'au 
point  626,  qui,  quoique  dans  l'aire  du  k  non  palatalisé,  repré- 
sente un  parler  tout  aussi  mélangé  que  807,  709,  811. 
Faudra-t-il  croire  à  l'existence  de  deux  commenquer,  celui 
de  M.  Herzog  et  le  nôtre  ?  Va-t-on  nous  annoncer,  au 
nom  de  la  phonétique,  que  le  type  provençal  de  inchoare 
s'est  totalement  perdu  dans  la  langue  du  Midi,  sauf  dans  le 
poste  frontière  le  plus  avancé  que  représente  62e  ? 

Commanquer  n'a  pu  naître  de  commencer  que  dans  un 
milieu  triplement  conditionné  au  point  de  vue  phonétique, 
que  dans  une  région  où  alternaient  : 

€  et  s  (=  fr.  5) 
e  et  à  (==  fr.  à) 
e  etk  (=  fr.  e). 

Dès  que  l'une  ou  l'autre  de  ces  alternances  vient  à 
manquer,  commanquer  n'existe  pas. 

Ainsi,  par  exemple,  la  limite  orientale  de  commanquer 
s'arrête  aux  points  807,  811,  parce  qu'à  ces  points  s'arrête 

1.  Voir  plus  loin  la  fin  de  l'article  Le  verbe  trûîlka. 


10   — 

la  concomitance  approximative  de  €  et  k  avec  €  et  s.  En 
effet,  la  zone  de  £-s  continue  dans  la  même  direction  vers 
l'Est  jusqu'au  territoire  allemand,  la  zone£-&,  dès  les  points 
807,  81  r,  s'infléchit,  assez  brusquement,  vers  le  sud  et 
perd  tout  contact  avec  celle  de  es  :  commanquer  ne  peut 
y  naître. 

Ainsi,  notre  commanquer  n'est  point  une  hypothèse  que 
nous  opposons  à  *commknquer,  mais  une  certitude  quasi- 
ment mathématique  que  nous  opposons  à  une  hypothèse 
fli i te  à  la  légère. 

En  voulant  soustraire  la  linguistique  à  l'examen  de  lagéo- 
graphie,  on  la  diminue  d'un  facteur  puissant  —  le  plus 
puissant  peut-être  —  qui  peut  lui  donner  le  droit  d'être 
considérée  comme  une  véritable  science. 

Aussi,  nous  trouvons  que  notre  ami  Jud,  qui  est  l'homme 
le  plus  à  même  de  juger  de  toute  l'importance  qu'elle  doit 
avoir  dans  les  recherches,  est  beaucoup  trop  modeste  lorsque, 
s'adressa nt  à  un  de  ses  maîtres  italiens,  il  semble  ne  reven- 
diquer pour  la  géographie  linguistique  qu'une  petite  place 
au  soleil1. 

M.  Herzog  a  raison  :  il  faut  apporter  beaucoup  de  cir- 
conspection dans  l'usage  que  l'on  fait  des  matériaux,  surtout 
lorsqu'il  s'agit,  comme  ici,  d'une  zone  où  peuvent  se  pro- 
duire des  monstruosités  semblables  à  commanquer  et  à  celle 
que  nous  allons  exposer  dans  l'article  suivant. 

IL  —  Glaudere  «  rentrer  (une  récolte)  ». 

Nous  avons  dit  que  la  formation  anormale  de  comman- 
quer, par  elle-même,  était,  dans  la  région  où  elle  se  pro- 
duit, un  brevet  d'authenticité.  Il  importe  d'appuyer  cette 
assertion  qui  peut  paraître  paradoxale. 

1.  Jud,  Problème  der  altrom.  IVortgeschichte.  Extr.  de  la  Zeitschr.  fur 
rom.  Phil.,  vol.   38,  p.  "2. 


—  II  — 

Certaines  régions,  aux  confins  d'aires  nettement  caracté- 
risées, reçoivent  des  échos  contradictoires  de  débats  linguisL 
tiques  qui  se  vident  dans  tes  aires,  en  sont  passagèrement 
affectées  jusqu'au  moment  où  elles  sont  gagnées  à  Tune  ou 
l'autre  des  parties  en  conflit. 

Telle  est  l'origine  de  commanojjer,  telle  celle  du  mot 
qui  tait  l'objet  du  présent  article  et  telle  est  aussi  celle  de 
bouter  «  regarder  »  dont  il  est  question  plus  loin. 

Nous  comparerions  volontiers  ces  créations  aux  contre- 
sens faits  par  des  élèves  inexpérimentés  qui  traduiraient  à 
coups  de  dictionnaire  un  texte  français  en  latin. 

Les  régions  qui  donnent  naissance  à  ces  mots  sont  toutes 
dans  une  situation  analogue  par  rapport  aux  aires  où  se 
produisent  les  débats  linguistiques  qui  les  font   apparaître. 

11  serait  téméraire  d'accorder  à  des  créations  de  ce  genre, 
sans  doute  éphémères,  la  même  confiance  qu'inspirent  les 
mots  qu'une  tradition  ininterrompue  livreauxenquêtes  éty- 
mologiques et  de  tenter  de  les  rattacher  sémantiquement  à 
une  origine  latine.  Elles  sont  les  résultats  de  mirages  éty- 
mologiques. 

Dans  des  études  précédentes  nous  avons  cherché  à  éta- 
blir la  nature  du  conflit  de  serrare-sciER  avec  serare-FER- 
MER  ■  et  de  celui  de  clore  avec  clouer  2. 

Glaudere  dans  le  Midi  a  pris  des  acceptions  métapho- 
riques qui  l'ont  rendu  impropre  à  persister  dans  sa  valeur 
primitive  de  fermer.  Aussi  ce  mot  n'y  est-il  nulle  part 
représenté  dans  les  réponses  qu'Edmont  a  reçues  à  la  ques- 
tion fermez  la  porte.  Toute  l'histoire  des  expressions 
propres  à  traduire  l'idée  de  fermer  dénote  le  besoin  d'avoir 
un  terme  expressif,    généralement  un    dénominal,  tiré  du 


1.  Scier  dan-»  la  Gaule  romane  du  sud  et  de  Test.  Champion,   1905 

2.  L'aire  clavellus  d'après  Y  Atlas  linguistique  delà  France. 


—    12   — 

substantif  désignant  l'appareil  au  moyen  duquel  on  ferme. 
La  création  de  mots  nouveaux  était  d'autant  plus  active  que 
l'idée  de  fermer  est  une  de  celles  qui  se  dilatent,  s'hyper- 
trophient  métaphoriquement  le  plus  et  dont  les  représen- 
tants lexicaux  sont  par  conséquent  exposés  à  une  rapide 
usure. 

Glaudere  a  disparu  par  dilatation  métaphorique(à  moins 
que  l'on  n'admette  pour  raison  exclusive  l'insuffisance  de 
son  contact  formel  avec  clavem),  serare  a  disparu  par  dila- 
tation métaphorique,  fermer  a  triomphé,  parce  que  le 
peuple  y  a  vu  un  dérivé  de  fer,  comme  dans  verrou  *. 

Dans  le  Midi,  où  l'on  a  eu  et  a  encore  serrare  «  scier» 
et  où  l'on  a  encore  serare  «  fermer  »  il  existe  un  verbe 
serrer  qui  nous  montre  le  verbe  latin  serare  avec  des 
sens  identiques  à  ceux  du  français.  Nous  n'avons  pas  à 
examiner  ici  si  les  évolutions  métaphoriques  de  serare  sont 
autochtones  dans  le  Midi,  comme  elles  le  sont  en  français 
—  question  très  épineuse  !  Nous  nous  contentons  de  cons- 
tater que  serrer,  même  dans  l'aire  serer  «  fermer  »,  a  la 
valeur  sémantique  du  français  (Atlas  :  il  me  serrait  si 
fort  que...). 

Nous  avons  dit  que  claudere  n'apparaissait  nulle  part 
dans  le  Midi  à  la  question  fermez  la  porte,  posée  par 
Edmont.  Mais  il  apparaît  une  fois,  une  fois  seulement,  et 
où  on  ne  l'attendait  guère,  comme  traduction  de  rentrer 
dans  :  un  bon  temps  pour  rentrer  le  regain.  Or,  le  point 
où  apparaît  ce  singulier  claudere  est  81 1,  précisément  l'un 
des  quatre  qui  ont  témoigné  de  la  présence  de  *commen- 
quer. 

Comment  s'explique  ce  claudere  «  rentrer  »  ? 

8  ï  i  est,  en  bordure,  dans  l'aire  actuelle  de  serer  «  fer- 

i.  Carte  excessivement  intéressante  au  point  de  vue  de  la  contami- 
nation de  types  divers  et  précieuse  pour  l'histoire  de  serer-fermer. 


nier».  Ce  serer  est  le  successeur  de  clore  dont  nous 
avons  signalé  La  collision  avec  clouer  et  dont  nous  expli- 
quons, dans  l'aire  clavellus,  la  disparition,  en  temps  que 
synonyme  de  «  fermer  »,  par  une  dilatation  sémantique 
incompatible  avec  le  besoin  d'avoir  un  verbe  expressif  pour 
énoncer  l'idée  de  «  fermer  ».  Que  clore,  qui  n'a  pas  cessé 
partout  de  vivre,  que  Ton  voit  céder  peu  à  peu  dans  son 
acception  de  «  fermer  »,  se  concentrer  dans  ses  acceptions 
métaphoriques(>clos,  clôture),  agonisercommeen  français 
(à  huis  clos,  clore  une  séance  et  non  pas  la  fermer)  —  que 
ce  clore  soit  sémantiquement  ébranlé  au  point  de  pouvoir 
servir  à  exprimer  quelque  autre  idée,  par  aventure  amenée 
à  sa  portée,  cela  n'a  rien  d'étonnant  à  nos  yeux  '. 

Le  sujet  de  811  aie  sentiment  que  ser(r)er  est  le  syno- 
nyme de  clore.  Pour  rentrer  le  regain  il  veut  dire  ser- 
rer le  regain,  ce  qui  est  juste  en  français  —  même  nos 
petits  dictionnaires  à  l'usage  des  écoles  donnent  comme 
exemple  de  cette  acception  serrer  une  récolte  —  ;  mais 
il  ne  saurait  dire  serrer  le  regain,  qui,  dans  son  langage 
populaire,  serait  l'équivalent  de  fermer  le  regain,  puisque 
notre  sujet  ressortit  à  l'aire  serer  «  fermer  »  2,  il  se  rabat 
sur  le  débilité  sémantique  qu'est  clore,  c'est  ainsi  que  hlauré 
devient  l'équivalent  de  «  rentrer  ». 

On  pourra  restreindre  la  valeur  de  ce  renseignement  en 
alléguant  qu'il  émane  d'un  seul  sujet,  —  celui  qui  témoigne 
en  même  temps  d'un  commanquer  attesté  par  d'autres 
témoignages;  —  maison  ne  l'annulera  point  :  pourquoi 
ce  clore  n'apparaîtrait-il  que  là  seulement  où  il  est  expli- 
cable ? 

i.   Comp.  bouter  «  regarder  ». 

2.  C'est  un  indice  qui  a  sa  valeur  dans  la  question,  que  nous  nous 
sommes  posée  plus  haut,  relativement  à  la  présence  dans  le  Midi  d'évo- 
lutions métaphoriques  semblables  à  celles  du  français. 


M 


III.  —  Collision  de  trabem  avec  traucum  en  trau. 

M.  Jud  dans  son  travail  sur  poutre  j  a  montré  que 
la  disparition  du  type  trabem  dans  le  Midi  de  la  France 
était  due  à  une  collision  avec  traucum. 

Ce  fait  est  rendu  évident  par  le  tracé  de  l'aire  actuelle  de 
trabem,  qui  était  un  mot  en  usage  dans  tout  le  Midi  :  nous 
la  voyons  partout  s'arrêter,  comme  devant  une  muraille, 
à  l'aire  trauk-lrau.  S'il  était  encore  quelque  lecteur  rebelle 
à  reconnaître  la  valeur  de  cette  constatation,  il  suffirait  de 
lui  soumettre  les  deux  lignes  suivantes,  suggestives  dans 
leur  laconisme,  et  que  nous  extrayons  du  petit  dictionnaire 
provençal  de  Lévy  : 

trau,  traite  s.  m.  et  f.  poutre,  solive. 
trau  s.  m.  trou,  ouverture,  souterrain. 

Notre  carte  nous  paraît  mettre  mieux  en  relief  que  celle 
de  M.  Jud  l'histoire  de  leur  collision  et  y  apporte  quelques 
modifications  auxquelles  il  sera  le  premier  à  souscrire.  Le 
point  711,  qu'Edmont  a  trouvé  vivant  —  d'une  vie  sans 
doute  bien  précaire  — dans  l'état  de  collision  Qrao  ~  trou 
et  poutre),  loin  de  porter  préjudice  à  la  thèse  de  M.  Jud, 
n'en  fait  que  rehausser  la  vérité  par  sa  situation  sur  la 
limite  des  deux  aires  ;  il  ne  peut  qu'en  être  de  même  du 
point  893  (Hyères),  où  la  présence  de  trabem  est  signalée 
sous  une  forme  avec  agglutination  de  Va  de  l'article  fémi- 
nin, forme  qui  l'a  préservé  de  la  disparition  et  qui  ne  se 
trouve  absolument  que  là. 

La  collision  de  trabem  avec  traucum  a  produit  les  3 
états  suivants  : 

1 .  Jud,  Poutre,  eine  sprachgeographische  Untersuchung.  Tirage  à 
part  de  Y Archiv  Jïtr  das  St.  der  neueren  Spr.  und  Lit.  Vol.  CXX,  livrai- 
son 1/2. 


—  15  — 

i)  trabem  a  été  évincé  de  tout  le  territoire  trauk-trau,à 

l'exception  des  deux  points  dont  il  est  question  plus  haut; 

2)  traucum  a  été  évincé  des  aires  trabem  existant 
encore  en  contact  immédiat  avec  celle  de  trauk-trau  ; 

3)  traucum  et  trabem  ont  été  tous  deux  évincés  de  la 
langue  sous  le  coup  ou  la  menace  de  la  collision  dans  une 
zone  qui  de  l'Océan  aux  Alpes  morcèlent  actuellement  les 
aires  trabem.  L'évincement  de  traucum  y  est  démontré 
par  la  présence  à  sa  place  de  multiples  substituts  tels  que 
/>/(/;<>,  kreb..  (de  crepare),  goulet,  etc.,  mots  évidemment 
secondaires.  On  se  rappelle  ce  qui  a  été  dit  à  cet  égard 
dans  notre  travail  sur  clavellus  (p.  14)  :  «  Comme  par- 
tout où  il  y  a  lutte  entre  deux  mots,  il  y  a  sur  la  scène  où 
se  produit  la  collision  des  formations  nouvelles,  des  tenta- 
tives plus  ou  moins  éphémères,  plus  ou  moins  réussies 
faites  par  la  langue  pour  écarter  ou  prévenir  l'homonymie 
intolérée  ou  redoutée.  » 

S'il  n'en  est  pas  ainsi,  que  l'on  nous  dise  alors  pourquoi, 
allant  du  midi  au  nord,  on  ne  pénètre  pas  directement 
dans  l'aire  trou  en  sortant  de  celle  de  trau,  puisque  trau- 
cum est  aussi  bien  de  la  langue  du  Nord  que  de  celle  du 
Midi,  pourquoi  traucum  disparaît  pour  reparaître  ensuite 
et  pourquoi  cette  disparition  coïncide  avec  une  existence 
actuelle  ou  ancienne  de  trabem  >  trau,  bref  pourquoi 
traucum  présente  une  faille  entre  Agen  et  Poitiers,  entre 
Rodez  et  Guéret,  entre  Nîmes  et  Dijon,  entre  Digne  et 
Mâconet  qu'il  n'y  a  aucune  solution  de  continuité  lexicale 
entre  Lons-le-Saunier  et  Liège,  Boulogne,  Cherbourg, 
Nantes. 

Ces  substituts  sont  bien  l'hoirie  de  traucum,  qui  dispa- 
raîtra peu  à  peu  devant  l'envahisseur  français  trou,  lequel 
se  trouvera  alors  (si  le  bloc  méridional  trauk-trau  attend 
toutefois  cette  échéance)  confiner  à  trau  «  trou  »,  recouvrir 


—  lé  — 

la  plaie  faite  par  trabem  à  traucum,  effacer  ainsi,  quand  les 
restes  de  trabem  auront  été  expulsés  par  le  français,  jus- 
qu'au souvenir  de  la  lutte  de  ce  mot  contre  traucum  et 
reporter  bien  plus  au  sud  une  limite  qui  rétablira  une  jonc- 
tion de  trou  avec  trau,  une  limite  qui  sera  un  mirage  plus 
mensonger  encore  que  la  limite  actuelle  de  l'aire  trauk-trau. 

Notre  conception  se  heurte  cependant  à  une  difficulté  : 
pourquoi  trabem  qui  est  devenu  trau  ne  peut-il  coexister 
avec  traucum  dans  l'aire  où  celui-ci  reste  trauc  (un  tràuc 
=  un  trou,  un  trau  ou  une  trau  =  une  poutre)  ?  La  dif- 
ficulté n'existe  que  si  l'on  ne  considère  le  mot  que  sous  la 
forme  telle  qu'elle  nous  est  donnée  par  l'Atlas,  c'est-à-dire 
au  singulier  seulement  et  comme  mot  isolé  ou  en  pause. 
Elle  disparaît  devant  la  constatation  qu'au  pluriel  trauc 
devait  devenir  traus  et  ainsi  semblable  à  celui  de  trabem, 
que,  d'autre  part,  le  c  final  devait  disparaître  dans  certaines 
combinaisons  syntaxiques. 

Il  nous  paraît  évident  que  le  français  littéraire  qui  a  su, 
beaucoup  plus  que  les  parlers  populaires,  se  préserver  des 
suites  fâcheuses  de  l'homonymie  et  de  la  mutilation  pho- 
nétique —  deux  facteurs  souvent  concomitants  —  aurait 
su  sauver  l'un  et  l'autre  de  la  disparition  et  en  rendre  pos- 
sible la  concomitance.  La  langue  littéraire  possède,  à  côté 
de  la  langue  parlée,  une  langue  écrite  pleine  de  traditions 
étymologiques  —  légitimes  ou  illégitimes  —  qui  constitue 
en  quelque  sorte  une  autre  vie  linguistique,  tolérant  des 
phonèmes  proscrits  par  la  phonétique  de  la  langue  parlée, 
en  même  temps  qu'un  réservoir  où  celle-ci  peut  se  régé- 
nérer et  se  prémunir  des  accidents  qui  la  menacent  l. 

i .  La  revivification  de  consonnes  finales  disparues  est  notamment  un 
procédé  si  fréquent  pour  régénérer  les  monosyllabes  qu'il  a  induit  en 
erreur  de  nombreux  savants,  qui  croyaient  avoir  affaire  à  des  consonnes 
remontant  directement  au  latin. 

11  nous  paraît  inutile  d'insister  sur  le  fait  que  le  procédé  français  de 


—  i7  — 

Une  langue  sans  tradition  littéraire  ne  le  saurait  :  elle 
reste  attachée  fidèlement  aux  lois  de  la  phonétique,  en  doit 
supporter  patiemment  la  tyrannie  et  trouver  d'autres  moyens 
pour  parer  aux  suites  de  la  mutilation  et  de  l'homonymie. 

Pourquoi  est-ce  traucum  qui  ici  triomphe,  pourquoi  là 
trabem,  pourquoi  ailleurs  disparaissent-ils  tous  deux  ? 
L'existence  réelle  de  toutes  les  alternatives  qui  pouvaient 
être  prévues  comme  résultats  d'une  collision  nous  montre 
que  la  solution  de  ces  questions  n'est  pas  à  rechercher 
uniquement  dans  la  différence  de  vitalité  des  deux  mots  et 
de  leur  aptitude  à  se  trouver  des  substituts,  que  d'autres 
facteurs  entrent  sans  doute  en  considération  et  qu'il  est 
prudent  de  la  réserver  à  un  avenir  où  nous  nous  serons 
mieux  documentés. 


IV.  —  Le  verbe  traukà   «  trouer  ». 

(Carte  I). 

Dans  ce  qui  suit,  traucare  est  considéré  comme  un  type 
latin,  trauc  +  are  comme  une  formation  faite  d'après  le 
substantif. 


revivification  formelle  des  mutilés  phonétiques  par  l'adoption  de  con- 
sonnes disparues  de  l'usage  était  nécessairement  inapplicable  dans  les 
pariers  non  soumis  à  l'influence  directe  de  la  langue  littéraire.  Si  la 
forme  œ  «  œufs  »,  dans  la  langue  populaire  de  Paris,  fait  place  a  à'f 
dans  deux  œufs,  p.  ex.,  elle  s'est  maintenue  dans  une  douzaine 
d'œufs,  deux  œufs  sur  le  plat,  parce  que  douzaine  (on  vend  les 
œufs  par  douzaine),  sur  le  plat  atténuent  l'équivoque  que  peut  pro- 
duire œ  dans  d'autres  cas  ou  l'effet  de  sa  mutilation,  font,  en  quelque 
sorte,  partie  intégrante  de  la  sémantique  d'ŒUFS  et  qu'ils  prolongent 
ainsi  la  vie  de  ce  mot.  Certains  pariers  provinciaux,  par  contre,  où  la 
même  mutilation  s'est  produite,  ont  recours  à  un  mot  nouveau,  à  co- 
con, etc.,  et  en  font  encore  exactement  l'usage  d'à^en  regard  d'eé  (un 
cocon,  deux  cocons;  mais  une  douzaine  D'à?). 

2 


—   18   — 

Si  traucare  était  un  verbe  latin  nous  devions  le  trouver 
sous  la  forme  trauka  dans  l'aire  de  c  =k  et  non  sous  la 
forme  trauga.  Il  devait  se  comporter  non  comme  jocare 
ou  locare,  mais  comme  auca  et  son  dérivé  qui  a  le  même 
accent  que  traucare.  C'est  en  effet  trauka  que  Ion  trouve 
dans  l'aire  de  c  =  k;  la  phonétique  nous  permet  d'y 
admettre  l'existence  de  traucare  r. 

Mais,  si,  au  nord  de  la  limite  de  c  =  k,  dans  la  zone 
où  c  se  palatalise,  nous  trouvons  régulièrement  le  type 
autsa  (type  sous  lequel  nous  comprenons  tous  les  produits 
de  auca  avec  c  palatalise)  et  trauka  alternant  avec  trautsa 
(type  sous  lequel  nous  comprenons  tous  les  produits  du 
verbe  traucare  ou  trauc  -|-  are  avec  c  palatalise),  si  nous 
n'y  trouvons  jamais  le  C  de  auca  conservé  simultanément 
dans  un  seul  et  même  parler  avec  le  c  palatalise  dans  trau- 
care ou  trauc  +  &r6,  nous  en  concluons  forcément  que 
dans  cette  zone  de  C  palatalise  nous  avons  à  faire  à  trauc  -f- 
are  et  non  à  traucare,  que  trauka  y  est  un  dénominal, 
comme  trouer,  d'après  le  Dictionnaire  général,  est  un 
dénominal  de  trou. 

Voici  un  tableau  qui  expose  clairement  ces  faits  ;  nous  y 
avons  fait  entrer  tous  les  trauka-tr autsa  situés  au  nord  de 
la  limite  maxima  de  c  =  k  : 

i.  Deux  parlers  duMédoc,  549  et  650,  ont  trauga,  et  non  trauka. 
On  ne  saurait  raisonnablement  revendiquer  pour  ces  formes  limitrophes 
un  type  latin  particulier  (traucare  traité  comme  jocare),  alors  surtout 
que  ces  points  ont  auka.  Il  s'agit  sans  doute  d'un  accident  survenu  tar- 
divement à  la  consonne  entre  deux  voyelles. 


6n 

624 

6l2 

614 

615 

608 

6r7 

609 

710 

705 

709 

719 

805 

807 

trouer 

trhbkâ 

trâokâ 

trtm 

trtihh 

trâokà 

traûka 

/yr.///;.) 

trôusà 

fr$M 

tmïkâ 

trykà 

Uiihà 

t rai  sa 

trùtsa 

oie  fem.  ;  oie  mâle 

hbSb\    âè 

âo!o  ;   (76 

cïotso  ;  là 

autsb  ;  «0 

âoSb  ;  flo 

âûtsà  ;  />(/it/(' 

()//tV);  (1/5(7r 

âôio;  aêsar 

tfiitsè  ;  #S/jâr 

tiùlso  ;  «foîr 

ai) lia  ,  ykâf 

àitsà  ;  ifktii 

âtsô  ;  dftgi 

otsb;    d%à 

+ 

+ 

+ 

+ 

+ 

+ 

+ 

t 

+ 

* 

t 

t 

t 

f 

811 

812 

83 

814 

825 

824 

822 

826 

833 

8;6 

844 

855 

869 

868 

866 

trouer 

lui';.) 

triitsâ 

trâiihà 

troûtsà 

trifitlià 

trçûish 

troûteyâ 

trkitsti 

tréiiteyâ 

/r,i((/(-,i 

tràûtêâ 

trâûkâ 

tréktir 

trukâr 

tnjMr 

oie  fem.  ;  oie  mâle 

(fût sa  ;  iftsar 

fyûlsà  ;  — 

àiitsà  ;  —        Mtsà  ;   ûtshi 

o\'t  ;   — 

qûtsô  ;  — 

qûteyô  ;  — 

whyô  ;  — 

âtïteyô  ;  — 

Cyo  ;  — 

Htit-et  ;  — 

wâ  ;  — 

U'à  ;  — 

wtis;  — 

W  ;  ;    — 

+ 

f 

t 

î 

f 

f 

f 

t 

Légende  :  +  =  k  dans  trauc  +  are  et  palatal,  dans  auca. 
=|=  =  palatal,  dans  les  deux. 
5  =  k  dans  trauc  +  are,  palatal,  dans  auca,  k 
dans  son  dérivé,  qui  est   encore  moins 
autochtone  que  auca. 


—  r9  — 

Traucare  aurait  dû  devenir  uniquement  trautsa  dans  la 
zone  au  nord  de  la  limite  maxima  de  C  =  k.  Son  double 
traitement,  qui  exclut  une  participation  régulière  à  la  loi  à 
laquelle  obéit  auca  suppose  nécessairement  un  autre  point 
de  départ  et  celui-ci  ne  peut  être  que  trauc  -\-  are.  Or, 
si  la  phonétique  est  incapable  de  reconnaître  si  le  trauka  de 
Faire  de  c  =  k  est  un  traucare  ou  un  trauc  -|-  are,  la 
géographie  linguistique  vient  poser  des  questions  dont  elle 
soumet  la  solution  au  simple  bon  sens  :  n'étant  pas  latin 
au  nord  de  la  limite  de  c  =  k,  à  617,  par  exemple,  sera- 
t-il  latin  à  618  ?  Parce  que  la  limite  de  C  —  &  sépare  617  de 
618?  Parce  que  la  limite  de  c  =  k  renverse  les  rapports 
d'un  substantif  avec  son  verbe  et  les  renverse  partout,  de 
l'Océan  aux  Alpes  ?  Mystérieuse  coïncidence  d'une  loi  pho- 
nétique avec  un  fait  morphologique! 

Laissant  momentanément  de  côté  tout  ce  qui  s'est  pro- 
duit ou  a  pu  se  produire  dans  l'aire  de  c  =  k,  nous  reve- 
nons aux  faits  que  nous  enseigne  la  zone  septentrionale. 

Trauc  -+-  are  y  est  notre  point  de  départ,  nous  considé- 
rons ce  type  comme  une  base  assurée. 

Si,  malgré  l'invraisemblance  d'une  chute  du  c  final  dans 
trauc  antérieure  à  la  palatalisation  du  c  dans  trauka,  l'on 
voulait  tenter  l'explication  du  maintien  et  de  la  palatali- 
sation de  c  dans  trauka  (trauka  et  trautsa')  par  des  états 
chronologiques  différents  des  parlers  quant  à  chacun  des 
deux  phénomènes  (chute  et  palatalisation),  qu'on  veuille 
démontrer  qu'à  609,  par  exemple,  le  k  de  trauka  était  an- 
térieur à  la  palatalisation  et  l'a  par  conséquent  subie,  tan- 
dis qu'à  617,  par  exemple,  le  point  immédiatement  voisin, 
le  k  de  trauka  était  postérieur  à  la  palatalisation  et  n'y 
pouvait  plus  participer,  que  705,  comparé  à  8o5,estdansun 
rapport  inverse,  et  ainsi  de  suite  sur  toute  l'étendue  orien- 
tale de  la  zone,   —  on  établirait   une  bigarrure    de  dates 


—    20  — 

chronologiques  et,  d'autre  part,  une  intégrité  phonétique 
qui  étonnerait  singulièrement  dans  la  patrie  de  comman- 
quer  «  commencer»  et  de  clore  «  rentrer  »,  où  viennent 
se  brouiller  et  se  culbuter  les  caractères  du  Nord  et  ceux 
du  Midi,  où  l'aire  enclose  par  la  ligne  maxima  et  la  ligne 
minima  de  c  =  k  nous  donne  le  tableau  suivant  : 


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821  serka 

estàt-eyà 

settya 

pîteyâ     teyârdjya 

822     » 

estateà 

» 

peS€yà                » 

810     » 

htàkâ 

» 

pe-ea       Uyàrdjyà 

729     » 

htâUyà 

sekâ 

pestya    kàrgà 

830     » 

htàkà 

seUyà 

pçsttya       » 

Toute  tentative  d'explication  conçue  sur  cette  base  échoue- 
rait. Et  comment  cette  explication  s'accommoderait-elle 
avec  la  présence  de  trua  à  71 1  et  714  (à  côté  de  trao,  «  trou  »), 
d'une  forme  évidemment  française  qui  s'explique  fort  bien 
dans  la  thèse  que  nous  allons  exposer,  avec  711  notam- 
ment où  trao  représente  et  trabem  et  traucum,  c'est-à- 
dire  la  collision  partout  ailleurs  intolérable.  711  et  7 14  sont 
des  patois  délaissés  par  la  tradition  de  trauka,  qui,  dans 
leur  abandon,  se  replient  sur  le  français;  711  {trau  = 
poutre  et  trou  ;  trua  =  trouver)  est  le  pendant,  avec 
termes  renversés,  de  616  (krœ  et  trauka). 

Le  verbe  Irauka,  relâché  de  son  substantif  trauk  qui  est 
devenu  trau,  ne  peut  suivre  l'évolution  à  laquelle  l'invite 
instamment  la  nouvelle  forme,  ne  peut  devenir  trawa  (cf. 
la  création  spontanée  de  klawa  «  clouer  »),  car  il  signifie- 
rait quoi  ?  poutrer,  c'est-à-dire  serait  un  mot  vide  de 
sens,  n'ayant  donc  aucun  droit  à  l'existence .  Trauka  survit 
donc,  vient  s'enrôler  dans  la  catégorie  de  verbes  en.,  ka, 
représentés  au  nord  de  la  limite  de  c  ==  k  par  des  verbes 
tels    que    marquer,   manquer,    piquer    (la    faux),    etc 


—    21    — 

Selon  que  l'appel,  la  naturalisation  phonétique  résultant, 
dans  la  zone  au  nord  de  la  limite  de  C  =  k,  del'assimilation 
de  la  famille  des  verbes  en.,  tsa,  opposée  à  celle  des  verbes 
en.,  ka,  est  plus  ou  moins  impératif  à  l'égard  du  mot  réfu- 
gié, il  en  résultera  soit  la  résistance  à  l'appel,  c'est-à-dire 
le  maintien  de  trauka,  soit  son  entraînement,  sa  naturalisa- 
tion, c'est-à-dire  trautsa. 

Notre  raisonnement  est  basé  sur  une  conception  de  ces 
parlers  excluant,  en  ce  point  de  phonétique,  toute  espèce 
d'attache  directe  avec  le  latin.  On  ne  saurait,  en  effet,  s'ima- 
giner que  la  limite  dec  =  k  n'ait  pas  varié  depuis  l'époque 
à  laquelle  remontent  les  faits  à  expliquer, que  la  limite  de  c 
=  k d'aujourd'hui  eût  été  celle  d'hier, que  les  aires  encloses 
par  une  limite  maxima  et  une  limite  minima  ne  soient 
point  dans  un  état  provisoire  et  passager,  qu'un  avenir 
prochain  ne  ramène  ces  deux  limites  à  une  seule.  Il  s'agit 
dans 

trauka 

trauka  <  M 

trautsa 

non  d'une  marche   phonétique  opérée   en    commun    avec 
des  congénères,  mais  d'une  attraction  postérieure. 

Mais,  l'abri  que  trouve  trauka  dans  la  famille  des  verbes 
marka,  manka,  etc.,  qui  eux  se  maintiennent  avec  leur  k 
intact  et  ne  sont  point  entraînés  par  la  puissance  assimila- 
trice  de  la  terminaison  verbale.,  tsa,  grâce  peut-être  au 
français,  mais  bien  plus  probablement  à  la  menace  de  col- 
lision avec  martsa  «  marcher»,  mantsa  «  mancher  »,  cet 
abri,  dira-t-on,  ne  devrait  être  que  momentané,  ne  sau- 
rait être  définitif,  puisque  trauka  est  constamment  menacé 
par  un  dénominal  de  trau.  Pourquoi  les  parlers  ayant  trau 
«  trou  »,  qui  se  sont  défaits  définitivement  de  trabem, 
qui  vivent  bien  éloignés  du  siège  de  la  collision   actuelle, 


—    22    — 

qui  doivent  avoir  perdu  jusqu'au  souvenir  d'avoir  assisté  à 
cette  lutte  dans  leur  voisinage,  pourquoi  ces  parlers  ne 
présentent-ils  pas  une  nouvelle  formation  traua-trawa,  qui 
serait  à  l'abri  d'une  confusion  avec  un  verbe  imaginaire 
tiré  de  trau  <  trabem. 

C'est  que  d'autres  dangers,  d'autres  luttes,  d'autres  colli- 
sions attendaient  le  dénominal  traua-trawa. 

A  l'ouest  du  territoire,  il  allait  à  la  rencontre  d'un  trawa 
équivalent  du  fr.  (en)traver.  Ce  verbe  naît  à  la  vérité, 
mais  le  plus  souvent  il  est  répudié,  précisément  à  cause  du 
danger  de  collision  qu'il  présente.  On  remarquera,  en  effet, 
dans  la  carte  entraver  les  nombreux  points  d'interroga- 
tion qui  nous  signifient  que,  dans  cette  région,  Edmont 
n'a  pu  obtenir  l'équivalent  de  entraver  :  ce  sont  des  par- 
lers en  détresse  lexicale. 

Ailleurs  il  menaçait  de  se  confondre  avec  un  trawa,  pro- 
duit phonétique  du  verbe  trouver.  Comment  expliquer 
autrement  que  par  une  menace  de  collision  le  fait  que 
trouver  soit  allé  se  jeter  dans  les  bras  du  verbe  trapper 
(attraper  à  776)?  Trouver  est  allé  phonétiquement  à  la 
rencontre  de  trapper  jusqu'à  l'étape  traba.  Cette  étape  ne 
figure  pas  dans  l'Atlas,  où  son  absence  n'a  rien  d'étonnant, 
car  elle  a  dû,  par  sa  parenté  formelle  avec  son  aboutisse- 
ment trapa,  être  bien  éphémère  ;  mais  elle  nous  est  donnée 
par  le  dictionnaire  de  Mistral  : 

trapa,  traba  (gascon)  attraper,  saisir,  v.  atrapa;  trouver, 
rencontrer,  en  Languedoc  et  Dauphiné,  v.  trouba, 
et  à  trouba  il    nous    donne    les  formes    suivantes  :   trouba, 
tourba  (auv.),    trouva  (rh.),    trueva   (a.),  troba  (b.),  traba 
(g.),  trapa  (1.). 

Ce  que  nous  venons  de  dire  succinctement  sur  les  menaces 
constantes  d'une  collision  d'un  verbe  dénominal  de  trou 
avec  un   poutrer,   un   (en)traver    et  un   trouver,    qui 


oblige  trawa  à  rester  en  constante  gestation  et  donne  une 
survie  au  type   trauka,  exigerait    un  gros  volume  pour  être 

exposé  en  détail. 

Il  faudrait  soumettre  à  un  examen  rigoureux  les  cartes 
très  compliquées  de  jouer,  louer,  où  nous  rencontrerions 
derechef  des  collisions  ou  des  menaces  de  collision  (avec 
[UGER  et  loger)  qui  bouleversent  complètement  l'évolution 
régulière  de  leurs  sons,  celles  de  jeu,  chef  (tète,  bout), 
drap,  etc.,  qui  nous  renseigneraient  sur  le  sort  des  finales 
comparées  à  celui  du  c  de  tram  et  nous  diraient  notam- 
ment pourquoi  nous  ne  trouvons  pas  le  typetrauta  «  trouer», 
les  cartes  de  trouver,  ainsi  que  toutes  celles  des  mots  où 
un  v  intervocaliqueoubien  un  a-,  né  en  hiatus,  aboutissent 
au  b  et  produisent  l'altération  de  la  voyelle  précédente 
dans  traba  «  trouver  »,  etc.,  etc.,  accompagner  le  tout  de 
nombreuses  cartes,  d'un  véritable  atlas. 

Nous  l'avons  tenté,  quoique  effrayé  de  voir  que  la  ques- 
tion abordée  nous  conduisît  aussi  loin  ;  mais  nous  avons 
dû  constater  que  notre  documentation,  malgré  tout  l'appa- 
reil critique  offert  par  l'Atlas,  était  encore  insuffisante  et 
aussi  que  —  nous  devons  l'avouer  —  nous  serions  obligé 
d'exposer  des  vues  par  trop  contraires  aux  principes  de  la 
phonétique,  tels  qu'ils  sont  appliqués  de  nos  jours. 

C'est  —  sauf  en  un  point  qui  est  en  bordure  (62e)  — 
dans  cette  zone  intermédiaire  entre  le  français  du  Nord  et 
la  langue  du  Midi,  caractérisée  par  le  maintien  du  c  devant 
a  que  M.  Herzog  a  trouvé  des  parlers  qui  seraient  les 
uniques  dépositaires  d'un  mot  disparu  de  tout  le  reste  de 
la  Romania.  Son  *commexquer  —  sauf  à  626  —  y  serait 
devenu  commentsar,  le  serait  devenu  sûrement  à  807  qui 
dit  otsà  pour  auca  et  trtïtsâ  pour  trauka.  Par  quelle  maille 
du  filet  aurait  pu  passer  *commenquer  pour  échapper  à  la 
palatalisation,  alors  que  celle-ci  atteint  des  C  latins  d'âges 
aussi  divers  ? 


—  24  — 

Commancluer  y  échappait  comme  manquer  y  échappait, 
tous  deux  d'origine  française  ou  censément  française  :  ils 
ne  se  sont  point  affublés  d'un  masque  phonétique  qui  les 
auraient  apparentés  à  la  famille  de  «  manche  »  comme  mar- 
quer à  «  marcher  ». 


V.  —  Exaequare  et  *exaquare. 

M.  Jud  a  publié  dernièrement  dans  la  Zeitschrift 
fur  rom.  Phil.,  vol.  38,  un  travail  qui  ne  peut  manquer 
d'avoir  une  grande  influence  sur  la  marche  de  nos  études. 
L'application  de  sa  méthode  à  tout  le  vaste  domaine  de  la 
Romania  et  aux  régions  avoisinantes  promet  des  résultats 
d'une  portée  bien  plus  grande  que  ceux  que  nous  cher- 
chons à  obtenir  en  nous  basant  uniquement  sur  les  maté- 
riaux contenus  dans  l'Atlas.  La  richesse  de  son  butin  scien- 
tifique est  telle  qu'il  n'a  pu  nous  le  détailler  :  chacun  des 
mots  qu'il  fait  défiler  devant  nos  yeux  exigerait  une  étude 
à  part. 

Un  détail  documentaire  qui  lui  est  resté  inconnu,  puis- 
qu'il n'a  pas  été  publié,  nous  fait  entrevoir  la  possibilité  de 
compléter  sa  conception  des  Reliktworter. 

Par  l'exemple  eichen  ou  aichen  «  étalonner  »  (<  exae- 
quare), nous  voudrions  montrer  que  l'abandon  en  roman 
de  mots  existant  encore  actuellement  en  pays  germanique 
est  souvent  dû  à  des  tares  lexicales  ayant  affecté  unique- 
ment le  roman,  postérieurement  à  leur  introduction  en 
pays  allemand. 

Nous  aurions  volontiers  appelé  «  erratiques  »  ces  mots, 
si  la  géologie,  qui  a  fait  de  ce  terme  un  usage  si  caractéris- 
tique, n'avait  été  devancée  par  d'autres  sciences  qui  ont 
attribué  à  ce  terme  une  valeur  tout  autre. 


-   25    — 

i.  Exaequare  et  *exaquare  en  latin. 

Du  mot  aqua  le  latin  n'avait  que  le  verbe  adaquare  qui 
signifiât  «  arroser».  Ni  *aquare,  ni  *exaquare  n'existaient. 
Aquaria  sans  doute  empêché  *aquare  de  naître  :  les  langues 
romanes  nous  font  entrevoir  celui-ci  comme  étant  en  puis- 
sance. 

D'aequum  le  latin  avait  aequare,  exaequare,  adaequare. 

Si  la  Gaule  a  pour  «  arroser  »  ou  des  sens  dérivant  de 
aqua:  adaquare,  *aquare,  *exaquare,  il  n'y  a  aucune 
raison  pour  ne  pas  admettre  que  les  formes  remontant 
phonétiquement  à  adaquare  ne  soientles  héritières  directes 
du  latin,  tandis  que  les  autres  sont  de  formation  romane  et 
postérieures  à  aequare,  exaequare,  qui  existaient  ou 
existent  encore  en  Gaule  romane  à  côté  de  adaequare. 
Adaquare  pouvait  coexister  avec  adaequare  là  où  les 
voyelles  protoniques  a  et  ae  étaient  traitées  différem- 
ment. 

2.  Aequare,  *aquare,  exaequare,  *exaquare 
d'après  les  Dict.  de  Mistral  et  de  Godefroy. 

Si  exaequare  et  *exaquare  ont  coexisté  autrefois  dans 
le  Midi  de  la  France,  où  la  phonétique  autorisait  une  coexis- 
tence, ils  n'ont  pas  tardé  à  se  confondre,  comme  nous 
verrons  qu'ils  se  sont  confondus  dans  le  Nord . 

En  effet,  le  dictionnaire  de  Mistral  contient  deux  eiga  et 
deux  eissaga  et  les  deux  sens  que  renferme  chacun  de  ces 
deux  mots  s'enchevêtrent  dételle  façon  que  l'on  est  souvent 
bien  embarrassé  de  préciser  si  Ton  se  trouve  en  présence  d'un 
aequare  ou  d'un  *aquare,  d'un  exaequare  ou  d'un  *exa- 
quare. 


—    2é    — 

Ever  la  table  peut  signifier  aussi  bien  la  «  mettre  » 
(aequare)que  l'«  arroser,  y  répandre  de  l'eau  »  (*aquare) 
—  par  accident,  lorsqu'elle  est  «  mise  »  (évée). 

Essever  Une  futaille,  est-ce  «  remettre  en  place  »  les 
douves  (aequare)  ou  est-ce  la  «  tremper  »  (*aquare)  ? 

Ever  le  linge,  c'est  en  Suisse  l'«  étendre  »  pour  le 
sécher  (aequare),  plus  au  sud  ce  pourrait  être  le  «  mouil- 
ler »  (*aquare). 

Et  cependant  la  coexistence  de  *aquare,  *exaquare  à 
côté  de  aequare,  exaequare  était  phonétiquement  possible 
dans  la  majeure  partie  du  Midi  de  la  France.  Il  faut  donc 
que  la  pression  des  dérivés  d'aqua  ait  été  bien  forte  sur 
les  dérivés  d'aequus,  de  ce  mutilé  phonétique,  de  cet 
homonyme  d'equus. 

Le  vieux-français  possède  deux  essever,  dont  l'un 
remonte  manifestement  à  exaequare  (Godefroy  :  essever, 
exiguer)  ;  il  est  très  peu  attesté  comparativement  à  l'autre 
essever.  Le  substantif  verbal  essief  l'est,  par  contre,  davan- 
tage, ainsi  que  le  verbe  essiever  reposant  sur  les  formes 
fortes  du  verbe. 

L'autre  essever  remonte  manifestement  à  un  *exaquare 
(nous  allons  voir  tout  à  l'heure  quel  cas  nous  devons 
faire  de  ce  type  latin).  Il  est  beaucoup  plus  souvent  attesté 
que  le  premier  et  a  produit  de  nombreux  dérivés. 

Si,  dans  le  Midi,  une  coexistence  d*exaquare  avec  exae- 
quare était  phonétiquement  possible,  dans  le  Nord  elle  ne 
l'était  pas. 

Le  type  *exaquare  ne  pouvait  réaliser  sa  forme  française 
qui  devait  se  heurter  à  celle  d'exaequare,  verbe  de  signifi- 
cation toute  différente.  En  cas  de  collision,  les  deux  verbes 
*exaquare  et  exaequare  devaient,  semble-t-il,  être  rejetés 
comme  désormais  impropres,  à  cause  de  la  confusion  des 
deux  sens.  Il  pouvait  cependant  se   produire  une  circon- 


—  *7  - 

stance  heureuse  qui  permit  la  concomitance  des  deux  : 
exaequare  devenait  essever  ;  mais  les  formes  fortes  étaient 
essiey...,  ces  formes  pouvaient  triompher  des  formes 
faibles  et  produire  un  verbe  essiever,  comme  elles  ont  donné 
naissance  au  subst.  essief.  Dans  l'extrême  nord  de  la 
France,  en  picard  principalement,  les  infinitifs  reposant  sur 
les  formes  fortes  sont,  en  effet,  nombreux  :  treuver,  preu- 
ver,  proler',  etc.  Un  *exaquare,  ou  plutôt  un  dérivé  de 
ex  -f-  EVE  pouvait  se  produire  après  la  naissance  d'ESSiE- 

VER. 

Mais,  outre  que  les  formes  fortes  n'ont  pu  prévaloir  que 
tardivement  et  dans  une  région  restreinte,  cette  hypothèse, 
permettant  de  concevoir  la  coexistence  de  exaequare  avec 
*exaquare  et  que  nous  devions  cependant  examiner  à  cause 
de  l'importance  des  attestations  d'ESSiEVER,  n'a  plus  aucune 
valeur  auprès  des  considérations  suivantes,  qui  excluent  une 
attraction  d'aqua  de  la  part  d'ESSiEVER  (verbe  fort). 

La  naissance  d'un  essever  implique  celle  d'un  ever 
(*aquare),  sans  lequel  il  ne  pourrait  avoir  les  significations 
qu'il  présente  dans  Godefroy  («  écouler,  vider,  dessécher, 
etc.  »).  Avons-nous,  parallèlement  aux  deux  essever,  deux 
ever,  dans  le  nord  de  la  France,  l'un  issu  d'aequare, 
l'autre  d'*aquare  ?  Seul,  le  premier  existe  indubitablement 
et  signifie  «  égaliser  ,  comparer,  aplanir,  raboter  »  ;  l'autre 
n'existe  pas,  alors  que,  comme  dérivé  d'aqua,  on  pourrait 
s'attendre  à  le  voir  affluer. 

Dès  qu'aqua  est  parvenu  à  une  forme  où  le  v  s'est  voca- 
lisé, il  a  perdu  de  son  aptitude  à  former  un  verbe  :  pour 
en  former  un,  il  devrait  recourir  à  quelque  son  consonan- 
tique,  se  faire  aider  par  l'analogie  de  quelqu'autre  verbe. 
Là  où  il  a  conservé  sa  consonne  v  ou  une   semi-consonne 

i.  Si  proler  n'existe  plus  de  nos  jours —  ce  qui  est  possible —  il 
se  trouve  encore  dans  les  Lettres  picardes  de  Gosseu. 


—   28   — 

w,  on  le  voit  former  un  verbe,  qui  témoigne  qu'*aquare 
est  toujours  en  puissance.  C'est  ainsi  que  le  point  192  a 
rewï,  rêver  dans  le  sens  d'«  arroser  »,  que,  dans  le  Midi, 
à  l'est  du  Rhône,  ladaquare  «  arroser  »,  qui  s'est  bien 
conservé  à  l'ouest  dans  une  aire  comprenant  4  ou  5  dépar- 
tements, est  remplacé  par  *aquare  «  arroser,  irriguer». 
Cet  *aquare  est  né  là  où  il  n'était  plus  contrarié  ou  suffi- 
samment contrarié  paraequare. 

Si  ever  «  égaliser,  comparer,  aplanir,  raboter  »  dans  le 
nord  de  la  France  a  tenu  bon  contre  *ever  «  répandre  de 
l'eau  »  de  façon  à  interdire  à  celui-ci  Paccès  dans  la  langue, 
pourquoi  essever  «  étalonner  »  n'a-t-il  pas  tenu  contre 
essever,  dérivé  d'aqua  ? 

C'est  que,  si  EVER-*aquare  était  sans  aucun  rapport 
sémantique  avec  EVER-aequare,  il  n'en  était  pas  de  même 
des  deux  essever. 

Loin  d'être  un  obstacle  à  la  naissance  d'ESSEVER  «  *exa- 
quare  »?  essever  «  étalonner  »  l'a,  au  contraire  évoquée, 
sans  qu'il  y  eût  besoin  d'une  existence  collatérale  d'EVER  : 
l'étalonnage  pour  les  liquides,  qui  s'opère  par  un  transva- 
sement d'eau,  a  été  considéré  comme  —  pardon  du  barba- 
risme —  une  "exaquatio,  au  lieu  d'être  une  exaequatio. 
Il  fallait  qu'il  y  eût  un  essever  pour  que  naquît  un  autre 
essever,  qui  n'est  pas  *exaquare  mais  exaequare influencé 
par  aqua. 

Essever  est  à  comparer  avec  clavar.  Dans  notre  étude 
sur  clavellus  nous  avons  parlé  d'un  *clavare  en  puissance, 
qui,  réalisé,  devait  avoir  le  sens  de  «  clouer  »  ;  mais  sa 
réalisation  était  combattue  par  un  clavare  existant  et  signi- 
fiant «  fermera  clef  ».  Supposons  un  instant  qu'il  y  eût 
entre  «  fermer  à  clef  »  et  «  clouer  »  un  pont  sémantique, 
pareil  à  celui  qui  existe  entr'ESSEVER-exaequare  et  essever- 
*exaquare  :  le  verbe  *clavare  eût  signifié  «fermera  clef» 


—  29  — 

et  «  clouer  ».  Cette  confusion  des  «jeux  sens  existe  réel- 
lement, et  nous  avons  montré  de  quelle  manière,  en  géné- 
ral, la  langue  a  réussi  à  s'y  soustraire  grâce  à  la  présence 
de  parlers  directeurs  qui,  en  Gascogne,  sont  ou  ont  été  ce 
que  la  langue  littéraire  est  à  l'égard  des  parlers  du  Nord. 
La  succession  des  faits  en  gascon  est  exactement  la  contre- 
partie de  ceux  qui  se  sont  produits  en  latin:  clavare,  en 
latin,  signifiait  «  clouer  »  et  ne  pouvait  signifier  «  fermer 
à  clef  »  (claudere)  ;  en  gascon,  clavar  signifie  «  fermer  à 
clef  »  et  ne  pouvait  aboutir  à  «  clouer  »  ou  n'y  aboutissait 
que  par  surprise,  pour  ainsi  dire,  et  ce  clavar  ne  répond  pas 
plus  à  un  *clavare  latin  que,  plus  haut,  essever  à  un  *exa- 
quare. 

Nous  pouvons résumerainsil'historiqued'ESSEVER-  exae- 
quare  : 

Dèsqu'aqua  se  refléta  dans  essever,  c'est-à-dire  dès  l'é- 
poque où  ae  et  a  s'étaient  réunis  en  e,  essever- exaequare 
fut  menacé  dans  son  existence,  mais  il  ne  le  fut  pas  dans 
une  plus  forte  mesure  qu'EVER  -aequare.  Comme  ever  a 
échappé  à  l'emprise  d'*aquare,  essever  aurait  échappé 
à  l'emprise  d'*exaquare,  s'il  n'avait  eu  dans  sa  défense 
sémantique  un  point  faible  par  où  aqua  pouvait  pénétrer 
(I'essevement  par  l'eau).  Grâce  à  la  complicité  du  préfixe 
ex,  un  nouvel  essever  naît  qui  parla  puissance  du  rayon- 
nement sémantique  d'aqua  détruit  le  premier.  Tant  qu'aqua, 
sous  sa  forme  eve,  se  reflète  dans  essever,  celui-ci  persiste 
dans  la  langue  ;  mais  dès  qu'EVE  a  vocalisé  son  v,  essever 
reste  sans  soutien,  le  préfixe  ex  sans  raison  d'être,  essever 
cède  la  place  à  des  mots  plus  représentatifs. 

Par  un  heureux  hasard,  nous  sommes  à  même,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit  au  début  de  cet  article,  de  fournir  un 
renseignement  qui  concorde  parfaitement  avec  l'historique 
d*exaquare  et  dexaequare  tel  qu'il  a  été  exposé  ci-dessus. 


3û 


3.  Exaequare  et  *exaquare  dans  le  Val  d'Annïviers. 

Dans  le  parler  de  Vissoie,  que  nous  avons  recueilli  il  y 
a  plus  de  20  ans,  Yè-eèvyo  est  la  portion  bien  délimitée  du 
pâturage  où  les  consorts  ou  copropriétaires  d'un  alpage  font 
paître  leurs  vaches  laitières  le  jour  où  l'on  «  mesure  »  le 
lait.  La  quantité  de  lait  fournie  ce  jour-là  par  la  vache  ou 
les  vaches  de  chaque  propriétaire  sert  de  base  unique,  d'éta- 
lon, pour  toute  la  saison  d'été,  dans  le  partage  du  «  fruit  » 
(des  produits  du  lait)  qui  se  fait  à  l'alpage  le  jour  où  les 
bergers  '  redescendent  dans  la  vallée  :  è-eèvyo  est  donc  un 
dérivé  du  verbe  roman  issu  de  exaequare. 

Le  %pr  d  èeèvwa  n'est  pas  le  jour  du  mesurage  du  lait, 
de  l'étalonnage,  le  jour  où  l'on  met  les  vaches  à  Yètèvyo, 
le  jour  où  l'on  essieve.  C'est  le  jour  qui  précède  celui  du 
mesurage  (jor  dû  mèjitra),  c'est  celui  où  a  lieu  la  traite  en 
quelque  sorte  officielle  des  vaches,  où  l'on  esseve2.  Chaque 
propriétaire  trait  sa  vache  lui-même  ;  un  contrôleur  (rê- 
blêteyô*)  est  chargé  de  s'assurer  que  la  traite  a  été  complète- 

1.  Les  bergers  ne  portent  pas  le  nom  d'«  armaillis  »  comme  ceux  de 
la  Gruyère.  Uarmèii  d'Anniviers  —  cette  forme  correspond  exacte- 
ment à  «  armailli  »  —  est  la  boucle  en  fer  à  laquelle  on  attache  les 
mulets.  Il  en  résulte  quanimaliarius  ne  saurait  être  considéré  comme 
un  mot  latin  ayant  existé  en  Suisse  :  c'est  un  dérivé  du  mot  roman  re- 
montant à  animalia. 

2.  aqua  est  à  Vissoie  èyVwé,  d'après  notre  transcription,  éwè  d'après 
celle  d'Edmont.  Cette  différence  répond  probablement  à  un  état  réel  du 
langage  ;  notre  transcription  est  celle  du  mot  isolé,  celle  d'Edmont  est 
extraite  de  combinaisons  syntaxiques.  D'ailleurs,  le  parler  de  Vissoie, 
comme  tous  les  parlers,  varie  quelque  peu  selon  les  sujets  :  nous  avons 
pu  nous  en  persuader  nous-même. 

3.  Bletti  (rendre  blet  »  ?  puis  «  traire  »)  est  un  des  sucesseurs  de 
mulgere,  dont  l'existence  est  devenue  impossible  à  cause  de  sa  colli- 
sion avecmolere.  Voir  nos  Mël.  degéogr.  ling.,  p.  10. 


—  ci- 
ment effectuée  et  peut  faire  condamner  à  une   amende  le 
propriétaire   qui    aurait  laissé  dans   le  pis  de  sa  vache  un 
excédent  d'une  dènèryà  (3  décil.  à  peu  près).  De  ces  consta- 
tations nous  concluons  ce  qui  suit  : 

Le  parler  de  Yissoie  a  conservé  exaequare  avec  le  sens 
qu'il  a  en  allemand  ;  mais,  sans  que  la  présence  de  *exa- 
quare  v  soit  autrement  attestée,  exaequare,  sous  l'in- 
fluence de  aqua,  glisse  sémantiquement  dans  un  *exaquare 
imaginaire,  sans  entraîner  dans  son  glissement  le  substan- 
tif dérivé  de  exaequare,  celui-ci  étant  resté  à  l'abri  de 
l'influence  d'aqua.  Il  s'ensuit  que  «  le  jour  où  l'on  exae- 
quat  »  est  devenu  le  jour  où  l'on  *exaquat,  mais  que 
l'exaequatio  a  lieu  le  jour  suivant  l'*exaquatio. 

Si  l'on  n'admet  pas  cette  façon  de  voir,  il  ne  s'en  pré- 
sente à  l'esprit  qu'une  autre,  et  une  seule  :  «  *exaquare  et 
exaequare  ont  existé  tous  deux  à  Vissoie  et  le  premier  a 
désigné  l'opération  préliminaire  («  tarir  la  vache  »),  faite 
en  vue  de  celle  qui  a  lieu  le  lendemain  pour  l'exaequatio 
(«  le  mesurage  »).  L'*exaquatio  de  la  veille  serait  suivie 
d'une  axaequatio  du  lendemain. 

Cette  explication  a  été  rejetée  dans  l'exposé  qui  précède, 
parce  qu'un  *exaquare  impliquait  la  présence  d'un  *aquare. 

A  plus  forte  raison  la  rejetterons- nous  ici  puisque,  dans 
le  Valais,  ever  existe  comme  forme  et  comme  sens  d'ae- 
quare  et  qu  *aquare  n'y  a  pas  sa  raison  d'être,  étant  donné 
que  le  Valais  a  conservé  la  forme  parfaitement  populaire 
d'irrigare  dans  le  sensd'«  arroser,  irriguer  »  (erdyê). 

Les  départements  alpins,  par  contre,  ainsi  que  la  région 
italienne  de  l'Atlas  ont  *aquare  «  irriguer,  arroser  »,  sans 
doute  parce  qu'aequare  y  a  disparu  ou  est  dans  un  état 
excluant  toute  résistance  sérieuse  à  l'éclosion  d'*aquare  '). 

1.  L'Atlas  ne  nous  renseignant  pas  sur  le  sort  d'aequare,  nous  ne 
pouvons  aborder  la  question  très  intéressante  que  soulève  la  forme  EN- 
VER,  signalée  par  M.  Jud,  et  qui  se  trouve  aussi  dans  les  parlers  italiens. 


—  32  - 

Si  à  Vissoie  essèver  (exaequare),  par  un  mirage  étymo- 
logique populaire,  est  devenu  l'équivalent  d'*exaquare,  ce 
mirage  s'explique  non  seulement  par  la  puissance  évoca- 
trice  d'*aquare,  mais  peut-être  aussi  par  sa  présence  réelle 
dans  le  voisinage  immédiat  de  Vissoie.  Il  est  vrai  que  les 
vallées  valaisannes  sont  séparées  des  vallées  italiennes, 
comme  aussi  des  vallées  savoyardes,  par  de  hautes  chaînes 
de  montagnes;  mais  celles-ci  ne  sont  pas  davantage  des 
obstacles  à  une  évolution  linguistique  commune  que  ne  le 
seraient  ailleurs  de  simples  ruisseaux. 

(Voir,  p.  ex.,  le  tracé  de  la  limite  ..  are  >>  e). 

VI.  —  Bouter  et  mettre. 
(Cartes  II  et  III). 

i.  Constitution  et  lecture  des  cartes. 

La  carte  II  est  dressée  d'après  la  carte  847  de  l'Atlas  j'ai 
mis  un  verrou.  Les  points  laissés  en  blanc  ont  mis. 

On  y  a  tenu  compte  de  toutes  les  doubles  formes  qu'elle 
renferme,  soit  que  celles-ci  aient  été  données  librement 
par  le  sujet,  soit  qu'elles  aient  été  le  résultat  d'une  seconde 
interrogation  de  la  part  d'Edmont.  Dans  ce  dernier  cas,  la 
carte  847  de  l'Atlas  les  donne  entre  crochets.  Ainsi,  Edmont 
a  demandé  d'abord  j'ai  mis  un  verrou,  puis  (je  l'ai)  mis, 
mise,  afin  d'obtenir  plus  particulièrement  la  forme  féminine 
du  participe  passé,  et,  treize  fois  elle  est  bien  mise  dans 
le  sens  de  elle  est  bien  vêtue. 

La  carte  III  reproduit  la  présence  de  bouter  d'après  la 
carte  II  et  les  cas  de  coexistence  de  bouter  avec  mettre  et 

METTER. 

Elle  complète  la  carte  II  en  y  ajoutant  : 

1)  les  renseignements  fournis  par  la  demi-carte  mettre 


—  33  — 

de  l'Atlas,  B  1627,  quand  ils  contredisent  ou  paraissent 
contredire  ceux  de  la  carte  847  ; 

2)  les  renseignements  que  nous  fournissent  d'autres  cartes 
de  l'Atlas  dont  on  trouvera  la  nomenclature  dans  la  Table 
(y.  boutkr).  Ces  cartes  n'augmentent  l'étendue  de  bouter 
que  de  quelques  points  dans  le  voisinage  immédiat  de  ceux 
où  la  carte  II  le  signale.  Comme  elles  sont  assez  nom- 
breuses, elles  nous  permettent  de  croire  que  les  cartes  I  et 

II  retracent  assez  fidèlement  les  contours  de  Taire  bouter 
«  mettre  »  à  l'époque  où  Edmont  a  fait  son  relevé,  et  elles 
posent  quelques  jalons  dans  le  rayonnement  sémantique 
de  bouter  et  de  ses  concurrents  (bouter  ses  chaussures,  se 
bouter  au  perchoir,  se  bouter  en  fleurs  (fleurir),  se  bouter 
perdre  (se  gâter),  bouter  dedans  (rentrer  quelque  chose),  se 
bouter  les  mains  noires  (noircir),  se  bouter  à  l'abri,  bouter 
de  côté  (épargner),  bouter  le  verrou  (verrouiller),  bouter 
loin(épamprer),  bouter  hors(ôter),  bouteraprès  (exciter  un 
chien),  bouter  en  bas  les  noix,  bouter  en  couleur  (peindre), 
se  bouter  à  genoux,  bouter  (poser).  Ces  jalons  nous  auto- 
risent à  admettre  une  équivalence  sémantique  à  peu  près 
complète  entre  bouter  et  mettre-metter  dans  la  région 
dont  nous  allons  nous  occuper  spécialement.  Il  est  évident 
que  toutes  les  divergences  enregistrées  dans  cette  carte  II 
auraient  pu  disparaître,  si  Edmont  avait  voulu  pousser  à 
fond  l'interrogation  et  provoquer  partout  plus  d'une  réponse. 
Le  relevé  en  serait-il  plus  vivant  et  plus  vrai  ?  Enfin  la  carte 

III  ajoute  : 

3)  les  valeurs  sémantiques  de  bouter  autres  que  celle 
de  «  mettre  » . 

Un  tableau  synoptique  fait  suite  aux  cartes  et  résume  les 
faits  que  nous  croyons  avoir  acquis. 


—  34 


2.  Bouter  «  mettre  »  et  bouter  dérivé  de  bout. 

Le  verbe  bouter  «  mettre  »  a  été  extrêmement  répandu 
dans  la  Gaule  romane;  partout  il  est  à  la  veille  de  dispa- 
raître :  déjà  nos  dictionnaires  le  signalent  comme  vieilli,  les 
écrivains  et  les  journalistes  tentent  parfois  de  lui  redonner 
la  vie  l,  à  la  vérité  il  n'existe  plus,  dans  la  langue  usuelle, 
que  dans  des  dérivés  ou  des  composés  (débouter,  rebouteur, 
bouton,  bouture,  boute-en-train,  etc.,  etc.),  qui  par  leur 
nombre  témoignent  encore  de  sa  grande  extension. 

En  produisant  le  substantif  bout  il  s'est  créé  un  ennemi. 
Bout  est  un  mot  d'une  grande  exubérance  sémantique2  : 
il  a  produit,  de  son  côté,  un  verbe  neutre  bouter  ayant  de 
nombreuses  significations  et  notamment  celle  du  français 
aboutir.  Bouter  primitif  et  bouter  dérivé  de  bout  pa- 
raissent coexister  dans  des  parlers  où  ils  sont  soit  formellement 
identiques,  soit  distincts  selon  que  le  primitif  remontait  à 
une  forme  faible  ou  forte. 

De  la  ramification  lexicale  d'un  primitif  il  ne  peut  résul- 
ter pour  ce  dernier  qu'un  accroissement  de  vitalité,  si 
sémantiquement  elle  y  reste  attachée  ;  mais  si  le  rameau  se 
crée  une  individualité  sémantique  nettement  caractérisée, 
il  peut  en  résulter    pour  le  primitif    une  concurrence  qui 

t.  Par  une  coïncidence  singulière,  nous  trouvons  aujourd'hui  même 
dans  le  Journal  (10  avril  1915)  un  exemple  de  ce  bouter  que  le  souve- 
nir de  Jeanne  d'Arc  fait  revivre.  On  verra  que  l'auteur  en  fait,  impro- 
prement, un  dérivé  du  subst.  : 

«  Parbleu,  Monsieur,  ce  qu'il  nous  faudrait  c'est  une  seconde  Jeanne 
d'Arc,  pour  bouter  ces  mufles-là  !  —  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire,  bouter  ? 
demande  très  simplement  la  femme  de  l'épicier  en  gros... —  Vieux 
langage,  Madame.  Ça  veut  dire  lesf..  dehors  !  ». 

2.  Il  est,  dans  le  Midi,  l'un  des  successeurs  du  mutilé-homonyme  ka 
«  kat  <  kap  =  chef). 


—  35  — 

peut  entraîner  sa  disparition,  surtout  si  son  existence  est  en 
outre  menacée  par  quelque  collatéral  sémantique  plus  repré- 
sentatif, ce  que  sont  notamment  les  verbes  dénominaux. 

Quand  afficher,  verbe  à  sémantique  autrefois  variée, 
eut  créé  affiche  «  placard  »  ne  fut-il  pas  comme  tenu  en 
laisse  par  ce  substantif  qui  ne  lui  permet  plus  aucun  écart 
hors  de  son  rayonnement  métaphorique?  Que  deviendrait 
traîner,  si  le  substantif  train,  dans  ses  multiples  accep- 
tions, allait  de  toutes  former  un  verbe  dénominal  ? 

La  création  d'un  dénominal  de  bout  n'a-t-elle  pas  causé 
chez  le  primitif  bouter  une  tare  suffisante  pour  qu'il  se 
laissât  peu  à  peu  évincer  par  les  verbes  plus  représentatifs 
avec  lesquels  il  voisinait,  tels  que  mettre,  ficher,  planter, 
placer,  foutre,  etc.  ?  C'est  possible;  mais  cette  raison, 
ainsi  qu'on  va  le  voir,  ne  peut  être  la  principale.  Nous  ne 
pouvons  en  aborder  l'examen,  puisque  bouter  dénominal 
ne  figure  point  dans  l'Atlas  et  que  bouter  «  mettre  »  n'y 
est  qu'une  réponse  à  la  question  mettre. 


3.  Bouter  >  boutre. 

Il  est  certain  que  bouter  et  mettre  ont  existé  partout 
dans  la  Gaule  romane  avec  des  sens  primitivement  distincts. 
Leur  présence  simultanée  est  attestée  et  par  les  textes  et 
par  les  nombreux  dérivés,  partout  populaires,  de  bouter. 
La  forme  boutre  n'est  que  très  peu  représentée  dans  l'Atlas 
(on  verra  plus  loin  pourquoi);  mais  les  lexiques  régionaux 
en  attestent  l'existence  très  répandue  et  tout  particulière- 
ment dans  les  régions  où  nous  constatons  aujourd'hui  le 
part.  pass.  mis.  Sans  nous  attarder  à  en  accumuler  ici  les 
témoignages,  nous  renvoyons  au  mot  *bautan  du  dict. 
étym.  de  Meyer-Lûbke. 


-  36- 

Ce  n'est  pas  sous  l'influence  de  mettre  que  bouter  est 
devenu  boutre  : 

i)  Il  faut  une  puissance  analogique  très  grande  pour  qu'un 
verbe  delà  3e  conj.  déclasse  un  verbe  de  la  ire.  C'est  bou- 
ter, au  contraire,  qui  a  influencé  mettre  et  en  a  fait  met- 
ter.  La  possibilité  d'une  analogie  inverse  de  cette  dernière 
est  infime,  si  on  l'oppose  à  celle  que  nous  allons  tout  à 
l'heure  indiquer. 

2)  Dans  notre  carte,  le  part,  passé  faible  mettu  est  abso- 
lument subordonné  à  la  présence  de  bouter,  au  même 
degré  que  l'est  mette.  La  Wallonie,  qui  paraît  faire  excep- 
tion, est  au  contraire  une  confirmation  de  notre  explication. 
Bouté,,  boutu,  mettu,  mette  sont  enchevêtrés  les  uns  dans 
les  autres  et  offrent  le  tableau  d'une  aire  où  luttent  encore 
les  concurrents  lexicaux  en  présence.  Pour  plus  de  brièveté, 
nous  la  désignerons  dorénavant  du  nom  d'«  aire  du  con- 
flit ».  Elle  est  comme  coincée  entre  une  grande  aire  septen- 
trionale, d'une  part,  et  une  aire  méridionale,  d'autre  part, 
qui  ont  toutes  deux  mis  et  représentent  soit  des  territoires 
où  la  lutte  de  bouter-mettre  n'a  pas  eu  lieu,  soit  des  ter- 
ritoires où  la  lutte  est  terminée  et  a  eu  une  issue  favorable 
à  mis.  Nous  verrons  à  l'instant  à  laquelle  de  ces  deux  hypo- 
thèses nous  devons  nous  rallier. 

Supposer  que  ce  soit  un  hasard  qui  ait  mis  en  contact 
géographique  mettu,  mette,  boutu  avec  bouter  est  une 
hérésie  géographique,  en  même  temps  qu'un  défi  au  sens 
commun.  Il  ne  nous  est  jamais  venu  à  l'esprit  d'examiner 
des  solutions  autres  que  celles  qui  aient  pour  base  leur 
ordonnance  géographique. 

Longtemps  nous  nous  sommes  attardé  à  considérer  mette 
comme  un  triomphe  de  bouter  sur  mettre  plus  complet 
que  mettu  vis-à-vis  de  mis,  lequel  mettu  n'aurait  été,  en 
quelque  sorte,  qu'un  ébranlement  causé  par  bouter.  Mais 


y  / 

outre  que  cette  hypothèse  était  contredite  par  l'état  wallon 
et  ne  s'accommodait  guère  avec  la  forme  boutu  de  824,  elle 
nous  paraissait  spécieuse  et  ne  nous  satisfaisait  pas. 

Si  mettre  n'a  pu  produire  le  déclassement  de  bouter 
(>  boutre),  un  autre  verbe,  un  autre  concurrent  séman- 
tique, qui  a  donné  la  preuve  d'une  puissance  analogique 
plus  grande  que  celle  qui  était  nécessaire  pour  produire 
boutre  de  bouter,  et  qui  formellement  ressemblait  à  ce 
dernier  beaucoup  plus  que  mettre,  l'a  fait  :  c'est  foutre. 

En  effet,  foutre  a  exercé  son  influence  sur  un  autre  con- 
current sémantique  qui  était,  comme  bouter,  un  verbe  de 
la  ire  conj.,  sur  ficher  dont  il  a  fait  fiche,  un  infinitif  qui 
n'a  pas  son  analogue  dans  la  3e  conjugaison  _et  qu'aucun 
verbe  autre  que  foutre  n'a  pu  créer.  Ficher  et  fiche  sont 
en  constant  conflit  :  il    m'a    fiché    des   coups  ou  il  m'a 

FICHU  DES  COUPS  ;    IL    S'EST  FICHÉ    DE  MOI  OU   il  s'eST   FICHU 

de  moi  ;  va  te  faire  fiche,  mais  non  VA  TE  faire  ficher  ; 
c'est  une  fichue  affaire,  mais  non  c'est  une  fichée 
affaire. 

Foutre  a  été  et  est  encore  d'un  usage  très  répandu  dans 
tout  le  domaine  gallo-roman.  Son  élasticité  sémantique 
était  même  bien  plus  grande  que  celle  de  bouter,  de 
mettre,  de  ficher.  Mais,  qu'il  soit  dépouillé  ou  non  de  la 
signification  malséante  qu'il  avait  primitivement,  il  con- 
tinue à  supporter  partout  la  conséquence  de  sa  tare  origi- 
nelle. Il  est  honni  à  tel  point  que  les  lexicographes  l'excluent 
de  leurs  dictionnaires.  Si  l'Atlas  semble  le  montrer  banni 
des  parlers  populaires  où  il  foisonne  —  n'oublions  pas  qu'il 
n'a  pas  été  évoqué  directement —  en  réalité,  il  ne  l'est,  d'un 
tacite  accord,  que  de  la  langue  des  sujets  qu'a  interrogés 
Edmont.  L'Atlas  ne  l'a  point  dans  les  cartes  mettre,  alors 
qu'il  pourrait  figurer  partout,  et  il  n'apparaît  que  par-ci  par- 


-  38- 

là  dans  d'autres  cartes  qui  témoignent  de  son  expansion 
et  de  sa  vogue  (f..  des  œufs,  f..  la  peur,  se  f..  bas)  ', 

Il  a  été  remplacé  dans  le  bon  usage  patois  par  mettre.  Ce 
remplacement  n'était,  à  la  vérité,  souvent  qu'un  rétablis- 
sement de  mettre  dans  ses  droits  momentanément  suspen- 
dus par  foutre;  mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  le  français 
littéraire  dont  l'influence  s'était  forcément  accrue,  a  joué 
un  rôle  dans  l'uniformité  de  l'aire  mis,  où,  ainsi  que  nous 
allons  le  voir,  nous  nous  attendions  à  trouver  quelques 
mettu,  au  moins  là  où  lesparlers  populaires  jouissent  encore 
de  quelque  indépendance. 

C'est  donc  sur  le  modèle  de  foutre-foutu  qu'est  né 
boutre-boutu.  Ce  boutre-boutu  apparaît  encore  au  point 
824,  dans  une  situation  géographique  bien  conforme  à  sa 
nature,  à  la  limite  de  l'«  aire  du  conflit»  et  de  celle  dont  il  va 
être  parlé  plus  loin  ;  il  apparaît  aussi  en  Wallonie  ,  au 
point  193,  où  la  carte  vomir  nous  le  révèle.  C'est  ce  boutre- 
boutu  qui  a  donné  à  mettre  le  part,  passé  mettu  et  qui 
fait  naître  celui-ci  comme  à  l'abri  d'un  bouter  dont  la  pré- 
sence est  nécessaire,  ne  le  fait  naître  que  là  :  de  là  la  cohé- 
rence et  l'enchevêtrement  des  aires  bouté,  boutu,  mettu, 
mette,  de  là,  en  Wallonie,  la  présence  de  mettu. 

Mais,  nous  objectera-t-on,  le  type  boutre,  créateur  de 
mettu,  est  bien  isolé,  bien  peu  en  rapport  avec  l'étendue 
des  aires  mettu.  A  cette  objection  nous  répondons  :  la 
présence  de  boutre  dans  l'Atlas  d'aujourd'hui  est  bien  loin 

1 .  Il  ne  faut  pas  oublier  que  son  action  analogique  se  produisait 
notamment  aussi  dans  des  régions  où  l'on  disait  au  passé  déf.  je  foutis, 
je  boutis,  ce  qui  rend  le  contact  des  deux  verbes  encore  plus  étroit. 

Les  Suisses  allemands,  dans  le  voisinage  de  la  frontière  linguistique, 
en  emploient  le  part,  passé  couramment,  soit  sous  la  forme  jîttu-juti, 
soit  sous  la  forme  moins  vulgaire  jute  («  perdu,  crevé  »)  photogra- 
phier (va  te  faire  photographier)  est  un  masque  de  foutre,  comme 

TONNEAU  de  TONNERRE  ! 


—  39  — 

de  répondre  à  son  extension  d'hier,  ainsi  que  le  prouvent 
les  nombreux  lexiques  régionaux  où  il  figure,  ainsi  que  le 
signale  Mever-Lùbke  et  dans  sa  Grammaire  et  dans  son 
Dictionnaire,  et  le  signale  notamment  dans  l'aire  où  l'Atlas 
n'enregistre  que  le  part,   passé  mis. 

Boutre  a  disparu  en  même  temps  que  foutre  qui  l'a 
créé,  il  a  été  impliqué  dans  la  même  proscription,  il  lui 
ressemblait  à  tel  point  que,  complice  inconscient,  il  a  subi 
le  sort  du  mot  foutre  qu'une  tare  originelle  condamnait. 

La  simple  reproduction  d'une  remarque  que  fait  Mistral 
au  mot  foutre  nous  dispense  d'une  longue  argumentation  : 

«  Au  lieu  defoutreon  dit  souvent  par  euphémisme  contre, 
fourre,  fou  ire,  foundre,  foumbre,  toundre,  soustre,  fauche,  fiche, 
fitre,  ficre,  fourra,  fitra,  ficha.  » 

Voilà  bien  le  résultat  de  la  collaboration  de  foutre, 
ficher,  fourrer  et  de  combien  d'autres  encore.  Si  Mistral 
n'ajoute  pas  boutre  à  son  énumération,  c'est  qu'il  lui  fait 
une  place  à  part  dans  l'article  bouta,  qui  représente  le  fran- 
çais bouter,  mettre  et  foutre 

«  bouta,  boutre  (1.  m.),  bueta  (a.),  beta  (for.  d.)  bita 
(Velay),  v.  fr.  bouter.  » 

Mais  alors,  poursuivra-t-on,  ce  boutre  qui  a  existé, 
selon  vous,  dans  l'aire  mis  a  dû  produire  mettu.  Nous  le 
pensons  aussi.  Mais  ce  mettu  a  disparu  lors  de  la  proscrip- 
tion de  foutre  qui  couvrait  sémantiquement  mettre,  pros- 
cription qui,  sinon  toujours  du  moins  souvent,  amenait  le 
met  tre-mis  de  la  langue  littéraire.  Que  le  mis  de  notre  carte 
ne  soit  pas  partout  d'essence  populaire,  ne  le  soit  peut- 
être  nulle  part  ailleurs  qu'à  Paris,  il  n'y  a  rien  là  qui  nous 
étonne1. 

i .  De  la  matière  lexicale  latine  des  patois,  nous  faisons  quatre  parts  : 
i)  mots  patois  de  forme  et  de  sens, 
2)     »         »     ayant  partiellement  une  sémantique  française, 


—  4o  — 

Que  les  textes  originaires  de  notre  aire  mis  révèlent  de 
nombreux  mettu,  nous  n'en  doutons  pas;  mais  nous  ne 
saurions  nous  livrer  à  des  recherches  qui  sortent  de  notre 
cadre  d'informations,  dans  lequel  nous  nous  renfermons 
autant  que  possible. 

Dans  l'aire  mis,  signalée  comme  ayant  été  aussi  celle  de 
boutre,  nous  ne  pourrions  reconnaître  dans  d'éventuels 
mettu  une  analogie  provenant  directement  de  foutre 
(sans  l'intermédiaire  de  boutre)  :  s'il  n'y  a  pas  de  diffi- 
culté à  admettre  la  sujétion  d'un  verbe  vis-à-vis  d'un  autre 
qui  n'a  avec  lui  qu'une  attache  sémantique,  par  contre, 
notre  «  aire  du  conflit  »  nous  enseigne  que  c'est  uniquement 
par  l'intermédiaire  boutre  que  foutre  a  agi  analogique- 
ment SUr  METTRE. 

Nous  négligeons  d'examiner  sérieusement  si  un  mettu 
pouvait  naître  sous  une  influence  générale  des  verbes  en 
..re  ayant  un  part,  passé  faible,  tels  que  battre,  puisqu'ici 
encore  nous  avons  à  opposer  à  cette  conception  la  dépen- 
dance géographique  de  mettu  vis-à-vis  de  bouter  dans  notre 
«  aire  du  conflit  »  et  de  boutre  en  Wallonie  et  à  824. 

La  conception  d'une  influence  générale,  attribuée  à  une 
classe  entière  de  verbes,  nous  paraît  étrange.  S'il  était  besoin 
d'établir  que  toute  tentative  d'une  explication  faite  dans  ce 
sens  serait  vaine  à  l'égard  de  mettu,  il  suffirait  de  comparer 
comment  se  comporte  le  part,  passé  pris  vis-à-vis  de  rendu  : 
c'est  à  peine  si  l'on  réussirait  à  trouver  deux  points  où 
nous  aurions  la  coïncidence  de  l'action  analogique,  et  cepen- 
dant  prendre  et  rendre  sont,  on   l'avouera,  aussi  appa- 

3)  mots  français  non  assimilés  phonétiquement  ou  imparfaitement 
assimilés, 

4)  mots  français  phonétiquement  assimilés. 

Nous  savons  que  ces  quatre  parts  y  sont  dans  des  proportions  très 
variables,  mais  nous  ne  pouvons  dire  laquelle  est  la  plus   considérable. 


—  4i  — 

rentes  grammaticalement   et  formellement  que  mettre  et 
battre  ou  quelqu'autre  verbe  de  la  3e  conjugaison. 


4.  Bouter  et  metter. 

Si  foutre  n'a  pas  agi  analogiquement  sur  mettre  sans 
l'intermédiaire  de  boutre,  s'il  n'a  pu  déclasser  mettre,  par 
contre  bouter,  verbe  de  la  ire  conj.  en  ..er,  a  déclassé 
mettre  et  en  a  fait  metter. 

La  situation  géographique  de  metter  nous  montre  que 
bouter  ne  pouvait  avoir  d'action  analogique  sans  la  com- 
plicité de  la  phonétique  —  nouvelle  preuve  que  mettre 
était  bien  incapable  de  produire  boutre.  — 

En  effet,  bouter  ayant  été  partout  en  concurrence  avec 
mettre,  si  la  relation  sémantique  eût  été  suffisante  pour 
produire  le  déclassement,  metter  pourrait  se  trouver  par- 
tout dans  l'«  aire  du  conflit  ».  Cela  n'est  pas  :  comme 
mettu  ne  se  trouve  que  cohérent  avec  bouter  et  boutre, 
mette  est  cohérent  avec  bouter  ;  la  complicité  phonétique, 
où  existe  metter,  consiste  en  un  rapprochement  de  bouter, 
qui,  d'abord  dans  ses  formes  faibles  puis  dans  toutes,  réduit 
son  radical  jusqu'à  b(et);  b(e)tez,  par  exemple,  se  trouvait 
opposé  à  m(e)tez  ;  la  condition  phonétique  nécessaire  à  la 
contamination  n'existait  qu'à  l'est  de  notre  «  aire  du  con- 
flit »,  aussi  la  contamination  n'existe-t-elle  qu'à  l'est. 

Dans  la  partie  orientale  de  1'  «  aire  du  conflit  »,  la  créa- 
tion metter  a  protégé  bouter  du  contact  délétère  avec 
foutre,  qui  aurait  produit  boutre  et  sa  suite. 

Dans  la  partie  occidentale,  l'aire  bouter,  déjà  percée  de 
part  en  part  par  le  produit  de  boutre  (c.-à-d.  mettu),  reste  à 
la  merci  de  foutre,  si  toutefois  ce  mot  possède  encore  les 
conditions   voulues,  c'est-à-dire   sa  vitalité  ancienne    non 


—     43;  — 

entravée  par  le  bon  usage  et  par  sa  tare  qui  entraîne  la 
chute  de  boutre.  Nous  pourrions  alors  prévoir  pour 
r«  aire  du  conflit  »,  dans  un  avenir  qui  précéderait  son 
immersion  sous  les  flots  de  mis  du  Nord  et  du  Sud,  une 
division  en  deux  aires  contiguës  : 

METTRE-METTU  OU  MIS,  à  l'Ouest 
METTER-METTÉ,  à  l'Est 

avec  exclusion  dans  les  deux  de  bouter,  qui  aurait  bien  de 
la  peine  à  résister  à  l'envahissement  de  metter  et  la  menace 
venant  de  l'influence  du  concurrent  mettre. 

Bouter,  le  dérivé  du  subst.  bout  (voir  ci-dessus  2),  les 
dérivés  et  composés  de  bouter  primitif  peuvent,  bien 
entendu,  survivre  à  ce  dernier,  lorsqu'ils  sont  à  l'abri  de 
l'action  analogique  de  foutre. 

Nous  ne  nous  dissimulons  pas  les  lacunes  que  présentent 
nos  informations.  Nous  aurions  voulu  pouvoir  établirexacte- 
ment  la  sémantique  de  chacun  des  mots  en  conflit,  recher- 
cher notamment  jusqu'à  quel  point  mettre,  à  sa  sortie  hors 
du  conflit  avec  bouter  et  foutre,  au  moment- où  il  réoc- 
cupe des  postes  qui  lui  avaient  été  enlevés  est  un  mettre 
autochtone  ou  un  mettre  littéraire. 

L'Atlas  ne  saurait  nous  renseigner  à  cet  égard  :  non  seu- 
lement la  carte  j'ai  mis  un  verrou  ne  représente  qu'une 
faible.part  sémantique  de  mettre,  mais  les  secondes  formes 
sont  des  réponses  qui  n'ont  pas  été  provoquées  ou  ne  l'ont 
pas  été  partout x. 

Toutes  les  possibilités  de  concomitance  sont  représen- 
tées dans  notre  carte.  Nous  n'y  trouvons  aucun  mélange 
qui  ne  puisse  s'expliquer  par  le  contact  des  patois  entr'eux. 


1.  Celles  qui  ont  été  provoquées  sont,  selon  notre  coutume,  mises 
entre  crochets . 


—  43  — 

Les  points  de  la  Dordogne  où  un  bouté  se  rencontre  avec 
un  mettu  qui,  d'après  nous,  repose  sur  un  boutu  —  ex- 
cluant bouté  — ,  lequel  boutu  repose  lui-même  sur  un 
foutu  —  excluant  bouté  —  ne  paraissent  pas  exiger  d'autre 
explication  que  684  qui  a  fiché  et  mettu>  ou  958  qui  a 
mette  et  mettu,  ces  deux  derniers  points  étant  à  la  limite 
d'aires. 

Cette  concomitance  de  mots,  cette  réunion  de  toutes  les 
possibilités  de  mélange,  qui  ne  peut  être  l'œuvre  d'une  sé- 
mantique variée  de  verbes  en  concurrence  sont  précieuses 
pour  la  compréhension  de  la  carte.  Elles  confirment  que 
mettu,  par  sa  situation  géographique,  est  un  tributaire  de 
bouter,  que  ce  tributaire  est  encore  en  constante  relation 
avec  bouter  (bouté  dans  l'aire  mettu).  Cette  constante 
relation  paraît  nécessaire  à  son  maintien. 

Notre  carte  nous  met  en  présence  de  deux  aires  envahis- 
santes de  mis  :  celle  du  Nord  qui  a  perdu  de  nombreux 
mettu  '  sous  une  influence  littéraire,  survenue  à  une  époque 
récente  où  foutre  et  boutre,  parleur  proscription,  avaient 
cessé  de  l'appuyer,  et  celle  du  Midi  qui  est  également  le 
résultat  d'un  nivellement,  sinon  d'origine  littéraire,  tout 
au  moins  dialectale.  Toutes  deux,  avançant  l'une  vers  le 
Midi,  l'autrevers  le  Nord  2,  viennent  se  rejoindre  en  pleine 
«  aire  du  conflit  »,  où  seule  la  présence  de  bouter  leur 
offre  encore  quelque  résistance. 

L'Atlas  était  condamné  au  procédé  consistant  à  demander 
l'équivalent  patois  du  mot  français.  Ce  procédé  est  évi- 
demment défectueux,  puisqu'il  ne  saurait  y  avoir  confor- 
mité  sémantique    complète  entre  un   mot  français  et    un 


1 .  Cela  ressort  de  la  situation  géographique  des  mettu  qui  y  sont 
restés. 

2.  Voiries  points  713,  716,  728,  729. 


—  44  — 

mot  patois.  Souvent,  de  sa  propre  initiative,  Edmont  nous 
donne  des  notes  qui  atténuent  quelque  peu  la  gravité  de  la 
défectuosité  du  procédé. 

Dans  la  carte  j'ai  mis  un  verrou,  il  a  demandé  séparément 
mis,  mise  :  nous  avons  utilisé  dans  la  nôtre  ces  indications 
secondaires.  En  13  points  il  a  eu  la  curiosité  —  bien  légi- 
time —  de  s'informer  si  l'équivalent  de  mis,  mise  était  em- 
ployé dans  le  sens  de  vêtu,  vêtue  («  il  est  bien  mis  »). 
Mis-vêtu  témoigne  d'un  écart  sémantique  considérable 
(mettre  un  habit  >  je  suis  mis),  écart  qui  ne  saurait  être 
un  fait  jaillissant  spontanément  dans  une  vaste  aire  et  où  il 
ne  s'expliquerait  que  par  une  invasion. 

Voici  comment  se  comporte  mis-vêtu  en  regard  de  j'ai 

MIS  UN  VERROU  : 

une  fois  il  est  mis  dans  mettu, 

quatre  fois  »       »    dans  bouté, 

trois  fois     »      »    dans  mette  ; 
mis-vêtu  est  français  et  ne  s'assimile   pas  aux  formes  du 
part,  passé  de  mettre  ; 

deux  fois  il  est  bouté  dans  bouté  ; 
ici,  il  s'assimile; 

une  fois  il  est  mette  dans  mis, 

»  »      METTE  dans  METTU, 

»  »    mette  dans  bouté  ; 

à  989  on  dit  j'ai  mettu  un  verrou,  elle  est    mise,  cette 

FEMME  EST  BIEN  METTÉE  (vêtue). 

C'est  en  vain  que  l'on  tenterait  d'expliquer  le  tableau 
précédent  par  une  intervention  logique  du  français  ou  par 
la  conservation  d'un  mettre  d'origine  populaire,  réap- 
paraissant dans  la  plénitude  de  sa  sémantique  d'autrefois 
après  son  conflit  avec  foutre,  boutre  et  bouter.  L'emploi 
de  bouté,  mette  dans  le  sens  de  «  vêtu  »  ne  peut  s'expli- 


—  45  — 

quer  que  par  une  naturalisation  complète  d'un  mis  français, 
qui,  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  ne  s'est  pas  pro- 
duite. 


5 .  Dernières  ramifications  de  bouter. 

Bouter  a  échappé  de  deux  manières  à  la  proscription  qui 
l'atteignait  à  cause  de  ses  rapports  sémantiques  et  formels 
avec  foutre.  Dans  l'un  des  cas,  il  signifie  «  vomir  »,  dans 
l'autre  «  regarder  ».  Un  verbe  qui  signifie  en  même  temps 
«  mettre,  vomir,  regarder  »  semble  devoir  déjouer  toutes 
les  combinaisons  des  étymologistes,  d'autant  plus  que  ces 
trois  sens  se  trouvent  réunis  en  un  petit  espace  qui  équi- 
vaut à  l'étendue  d'un  département. 

Aussi  ne  devons-nous  pas  nous  étonner,  si  l'on  a  attri- 
bué une  autre  origine  à  bouter  «  vomir  »  et  à  bouter 
«  regarder  ». 

La  géographie  linguistique  va  nous  démontrer  que  le  pri- 
mitif bouter  «  mettre  »,  dans  le  cours  des  péripéties  qui 
devaient  provoquer  sa  disparition,  a  sûrement  produit  les 
deux  autres  et  les  a  produits  assez  naturellement. 

a)  Bouter  «  vomir  ». 

Dans  l'aire  italienne  de  bouter,  la  carte  vomir  nous 
signale  rebouter  à  975,  985.  Cette  acception  du  dérivé  de 
bouter  est  le  pendant  de  rejeter  «  vomir  »  (968,  965).  A 
975 >  9-5  ^e  préfixe  re..  reste  nécessaire,  puisque  notre  mot 
est  dans  une  aire  bouter.  Il  cesse  d'être  nécessaire  à  978, 
989  \  où  l'on  dit  bouter  pour  «  vomir  »,  parce  qu'ici  nous 


1.  Le  Glossaire  des  patois  de  la  Suisse  romande  le  signalera  également  à 
Nendaz,  Ardon,  en  Anniviers,  à  Lens,  Héremence. 


-  46  - 

sommes  dans  Taire  mettu  et  non  plus  dans  l'aire  bouter  ; 
on  peut  y  dire  bouter  pour  rebouter,  comme  ailleurs  un 
jeter  qui  aurait  cessé  d'avoir  la  signification  de  «  jeter  » 
pourrait  succéder  à  rejeter  et  signifier  «  vomir».  Remettre 
que  nous  avons  à  955,  967  (et  à  28  où  il  est  tout  aussi  au- 
torisé) est  une  traduction  de  rebouter,  survenue  au  mo- 
ment de  l'échange  de  bouter  contre  mettre.  Outre  que 
rebouter  >  remettre  ne  faisait  que  suivre  l'évolution  de 
bouter,  boutre  >  mettre,  sa  traduction  avait  l'avantage 
de  présentera  l'esprit  une  correction  de  bon  ton  pour  expri- 
mer l'idée  de  «  vomir  »  dont  les  termes  dégénèrent  facile- 
ment et  s'usent  rapidement  \  Le  boutre  hors  de  193,  qui, 
en  Wallonie,  venait  tellement  à  propos  à  l'appui  de  notre 
thèse  (foutu  >  boutu  >  mettu)  et  vient  ici  confirmer 
notre  étymologie  de  bouter  «  vomir  »  rend  probable  l'exis- 
tence d'un  éphémère  reboutre  «  vomir  »,  notamment  au 
point  28,  voisin  d'un  mettu  (bouté  >  boutu  >  mettu  ; 

REBOUTER  >  REBOUTRE  >•  REMETTRE). 

Résumons  ce  qui  précède  en  vue  d'en  tirer  une  conclu- 
sion d'ordre  général. 

Bouter  «  vomir  »  ne  se  trouve  que  dans  le  voisinage 
d'un  rebouter  «  vomir  »  où  il  pouvait  vivre  grâce  à  la 
disparition  de  bouter  «  mettre  »,  alors  que  ce  même  bou- 
ter ne  pouvait  vivre  dans  l'aire  bouter  «  mettre  »,  où  vit 
rebouter  «  vomir  ». 

Remettre  «  vomir  »,  dans  tout  le  territoire  gallo-roman, 
ne  se  trouve  qu'en  trois  points,  dont  deux  (967,  955)  sont 
dans  le  voisinage  immédiat  de  rebouter,  bouter  «  vomir  » 
et  dont  le  troisième  est  dans  une  aire  qui  a  eu  rebouter 
«  vomir  »,  probablement  reboutre  «    vomir  ».   Partout, 


1.  La  carte  vomir  ne  donne  certainement  pas  un  tableau  complet  des 
équivalences  existantes. 


—  47  — 

bouter  «  vomir  »  se  trouve  dans  un  territoire  conquis  sur 
l'aire  bouter  et  jamais  dans  l'aire  où  il  signifie  encore 
«  mettre  »  (comme  aussi  le  bouter  «  regarder  »  du  can- 
ton de  Neuchàtel). 

Ces  considérations  géographiques  constituent  en  faveur 
de  notre  explication  de  bouter  «  vomir  *  un  faisceau  de 
preuves  contre  lequel  aucune  étymologie  certaine  de  mots 
romans  équivalents  de  forme  et  de  sens  ne  prévaudra  ici  :. 

b)  Bouter  «  regarder  ». 

Dans  une  aire,  enclose  par  bouter  «  mettre  »  et  d'où 
celui-ci  a  disparu  récemment,  bouter  signifie  «  regarder  ». 

Cela  a  lieu  dans  une  région  où  le  patois  a  totalement 
disparu  de  la  conversation,  n'existe  plus  que  dans  le  sou- 
venir de  quelques  vieillards,  et  où,  à  cause  du  nivellement 
qui,  de  cet  état,  se  produit  dans  la  langue  il  faut  être  très 
circonspect  dans  l'attribution  géographique  des  phénomènes 
que  Ton  y  recueille. 

L'Atlas  ne  signale  la  signification  de  «  regarder  »  qu'à 
52  et  à  63.  Les  matériaux  beaucoup  plus  complets  recueil- 
lis par  la  rédaction  du  Glossaire  des  patois  de  la  Suisse  ro- 
mande et  que  M.  v.  Wartburg  a  bien  voulu  nous  commu- 
niquer permettent  de  le  considérer  comme  existant  dans 
presque  tout  le  canton  de  Neuchàtel.  Les  points  52  et  63 
étant  les  seuls  qu'Edmont  ait  relevés  dans  le  canton,  on 
voit  que  ces  indications  coïncident  avec  celles  du  Glossaire. 
Dans  une  enquête  sur  place  que  j'ai  faite  en  1894,  j'en  a* 
relevé  la  présence  à  Lignières  (canton  de  Neuchàtel)  et  à 
Diesse  (Jura   Bernois),   localité   voisine   de  Lignières  ;  il 

1.  L'Atlas  de  la  Corse,  entr'autres,  signalera  un  buta  «  vomir  »  à  Sas- 
sari  (Sardaigne).  Bien  entendu,  ce  bût  a  n'a  aucun  rapport  étym.  avec 
notre  bouter. 


-48- 

n'existe  pas  au  delà  dans  le  Jura  Bernois  (Orvin,  Péry  ne 
le  possèdent  pas).  Tandis  que  ma  notation  est  conforme  à 
celles  du  Glossaire  {buta  à  Lignières,  bœta  à  Diesse)  quant 
à  la  quantité  de  la  voyelle  protonique,  elle  diffère  de  celle 
d'Edmont  (buta  52,  buta  63).  Cette  différence  provient 
uniquement  du  fait  que,  demandé  isolément  (par  moi,  du 
moins),  il  a  été  obtenu  par  Edmont  dans  la  phrase  regar- 
dez DONC  COMME  IL   RESSEMBLE  A  SA  MERE,   que    l'accent  tO- 

nique,  très  fort  sur  la  syllabe  accentuée  dans  ce  cas,  abrège 
celle  qui  la  précède  r. 

Vouloir  faire  remonter  le  neuchâtelois  bouter  «  regar- 
der »  à  quelque  lointaine  origine  étrangère  à  celle  de  bou- 
ter «  mettre  »,  à  un  type  qui  aurait  disparu  de  toutes  les 
régions  voisines  (où  le  patois  est  encore  vivant)  et  qui  n'ap- 
paraîtrait que  dans  une  aire  où  le  patois  n'est  plus  qu'un 
souvenir,  le  dissocier  de  bouter  «  vomir  »  que  nous  ve- 
nons d'examiner,  méconnaître  la  valeur  des  indications 
directrices  de  la  géographie  linguistique  qui  concernent  et 
bouter  «  vomir  »  et  «  bouter  «  regarder  »  et  que  nous 
avons  mentionnées  plus  haut,  enfin  admettre  que  ce  type 
lexical,  ayant  été  nécessairement  soit  homonyme,  soit 
presqu' homonyme  avec  bouter  «  mettre  »,  ait  survécu 
intact  à  tous  les  conflits  réels  ou  tout  au  moins  possibles, 
dans  une  région  où,  nous  le  répétons,  le  patois  a  disparu, 
c'est  vouloir  s'engager  dans  une  entreprise  vaine. 

Bouter  «  regarder  »  n'a  pas  d'autre  origine  que  bouter 
«  mettre  ». 

L'un  des  concurrents  de  bouter  était  ficher  (qui  serait 
à  52,  63  fêté,  à  Diesse  fit-eie).  Le  patois  correspondant  peut 

1 .  Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  dire  que  nous  n'attachions  au- 
cune importance  à  des  objections  qui  nous  ont  déjà  été  faites  à  cet  égard 
(Atlas  ling.  de  la  France.  Compte  rendu  de  M .  Thomas,  p.  2 1 .  Cham- 
pion, 1904). 


—  49  — 

être  le  représentant  formel  de  fixer  et  de  ficher;  mais  la 
collision  n'est  pas  nécessaire  pour  que  notre  explication 
soit  foulée,  car  les  deux  sens  se  touchent  dans  ficher  au 
point  de  se  confondre  (il  tiendra  sa  vue  toujours  fichée  en 
cet  endroit;  il  avait  les  yeux  fichés  contre  terre)  *. 

Que  ficher  soit  bien  vivant  dans  toute  la  région,  cela 
ressort  de  sa  présence  dans  la  carte  «  mettre  »  à  93 9 2,  dans 
tous  les  lexiques  de  la  contrée,  dans  une  note  très  sugges- 
tive de  M.  Cornu  3  où  il  reproche  à  des  auteurs  patoisants 
de  son  pays  de  dire  ficher  aval  au  lieu  de  mettre  aval  ou 
foutre  aval.  Ficher  «  fixer,  mettre,  bouter  »  était  en 
concurrence  avec  bouter  «  fixer,  mettre,  ficher  ».  Que  des 
patois  où  cette  concurrence  existait  et  qui  étaient  à  la  veille 
de  disparaître  et  d'être  supplantés  par  le  français,  nous 
montre  bouter  dans  un  sens  qui  n'appartenait  de  droit 
qu'à  son  concurrent,  n'a  rien  qui  nous  étonne  et  rappelle 
le  clore  «  rentrer  (une  récolte)  »  dont  nous  avons  parlé. 
Il  serait,  au  contraire,  bien  singulier  qu'avant  de  disparaître 
définitivement  le  matériel  lexical  des  patois  ne  porte  pas  les 
marques  des  assauts  qui  ont  nécessairement  précédé  sa  dis- 
parition -*. 

1.  Voir  Littré  et  le  Dict.  gén.  au  mot  ficher. 

2.  Ce  n'est  qu'une  demi-carte  de  l'Atlas,  et  le  point  939  est  le  point 
septentrional  extrême  le  plus  rapproché  de  notre  aire  bouter  «  regarder  » . 

3.  Une  langue  qui  s'en  va.   Extr.  du  Bull,  des  patois  de  la  Suisse  romm 

I9i3,p.  9- 

4.  Si  même  l'on  constatait,  dans  le  canton  de  Neuchâtel,  la  présence 
de  quelque  bouter  «  mettre  »,  il  n'y  aurait  pas  lieu,  vu  l'état  actuel  du 
langage,  d'en  être  surpris  davantage  que  de  celle  d'un  bouté  «  mis  »  à 
côté  d'un  mettu  «  mis  »,  en  Dordogne. 


i'O 


TABLE     DES     MATIERES 


Pages 
Mirages  étymologiques. 

I  *CoMMENOJJER 6 

II  Glaudere,  «  rentrer  (une  récolte)  » 10 

III  Collision  de  trabem  avec  traucum  en  trau.  .  14 

IV  Le  verbe  trauka  «  trouer  » 17 

V  Exaequare  et  *exaquare 24 

1 .  Exaequare  et  *exaquare  en  latin 25 

2.  Aequare,  *aquare,  exaequare,  *exaquare 

d'après  les  dict.  de  Mistral  et  de  Godefroy .  25 

3.  Exaequare  et  *exaquare   dans    le   Val 

d'Anniviers 30 

VI  Bouter  et  mettre '. 32 

1.  Constitution  et  lecture  des  cartes 32 

2.  Bouter  «  mettre  »  et  bouter  dérivé   de 

bout 34 

3 .  Bouter  >  boutre 35 

4.  Bouter  et  metter 41 

5.  Dernières  ramifications  de  bouter 45 

a)  bouter  «  vomir  » 45 

b)  bouter  «  regarder  » 47 

MAÇON,    PROTAT    FRÈRES,    IMPRIMEURS 


V "I* 


Carte 


trauka 


traber 

limite  sept,  du  maintien  des  gutt.  c,  g,  d'après  les  cartes 
«  attacher,  chercher,  pêcher,  sécher,  charger  ». 

limites  maxima  et  minima  des  gutt.... 


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Carte   II 


Carte 


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ÉTUDH     DE     GÉOGRAPHIE     LINGUISTIQUE 


PATHOLOGIE  ET  THÉRAPEUTIQUE 

VERBALES 


I  Pourquoi  Ferai  n'est  pas  devenu  Fairai. 
II  Heur  dans  son  atrofie  sémantique  actuelle. 

III  Dégoût  vient  de  goutte. 

IV  Oiseleur  «  Apiculteur  ». 
•     V  L'analogie  réparatrice. 

LA  FONÉTIQUE  ARTIFICIELLE 

I  Français  vierge. 

II  Suffixe  ordinal  -ième. 

III  La  pométique  artificielle  dans  le  Midi. 
Appendices. 

RÉSUMÉ  DE  CONFÉRENCES  FAITES   A  L'ÉCOLE  PRATIQUE 
DES  HAUTES  ÉTUDES 

PAR 

J.     GILLIÉRON 


PARIS 

LIBRAIRIE     ANCIENNE     H.     CHAMPION,     ÉDITEUR 
Edouard    CHAMPION 

5,      QUAI      MALAQUAIS      (6e; 
I  ^2  I 


PATOLOGIE  ET  TLRAPEUTIQUH 
VERBALES 


POURQUOI 
FERAI  N'EST  PAS  DEVENU  FAIRAI* 

Dans  une  étude  intitulée  La  faillite  de  Vétymologie  phoné- 
tique, j'ai  cherché  à  démontrer  que  le  futur  du  verbe  faire, 
ferai—  et  le  conditionnel  ferais,  cela  va  sans  dire  —  n'était 
pas  tairai,  comme  celui  de  taire  est  tairai,  parce  que  l'éti- 
mologie  populaire  voulait  écarter  de  cette  forme  l'idée  de 
«  fer,  ferrum  »,  qui,  au  contraire,  est  appelée  par  ferir 
«  frapper  »  devenant  férir  «  frapper  avec  un  fer  »  (ferire 

L'ethnologie  populaire  ne  pouvait,  en  effet,  être  éveillée 
que  dans  une  concurrence  des  verbes  faire  et  ferir,  dont 
certaines  formes  coïncident  en  une  (v.  Godefroy,  faire  et 
ferir). 

Il  est  invraisemblable  que,  au  moment  où  ferir  allait 
sombrer  en  frire,  d  où,  à  son  tour,  friser  allait  naître, 
letimologie  de  férir  <  ferir,  qui  me  paraît  toujours  indu- 
bitablement juste,  puisse  être  née  tout  de  go,  sans  être  évo- 
quée par  sa  contre-partie  fonétique,  c'est-à-dire  par  une 
forme  de  faire,  pouvant  être  une  forme  àe  férir  «  frapper 
avec  un  fer  »  et  devant  cesser  de  l'être,  devant  être  écartée 
de  l'aire  sémantique  où  se  meut  ferir. 

L'étimologie  de  ferire  II   ne   peut  provenir  que  d'une 

i.  Sources:  Dictionnaire  de   Littré  et  Dict.  Gén.  de  Hatzfeld    Dar- 
mesteter,  Thomas. 


4  REVUE    DE    HLOLOGIE    FRANÇAISE 

controverse  entre  fèr  >•  fèr  et  fèr  >>  fèr,  entre  un  fèr, 
conforme  au  sentiment  ethnologique,  et  un  fèr,  non 
conforme.  Seul,  ce  dernier  peut  avoir  évoqué  le  premier. 

Sur  ce  point,  mon  opinion  n'a  pas  varié. 

Mais  j'ai  commis  une  grave  erreur,  un  anacronisme 
bien  caractérisé,  en  confrontant  le  futur  de  faire,  ferai,  avec 
l'évolution  de  ferir  à  férir,  puisque  ferai  est  de  plusieurs 
siècles  antérieur  à  l'évolution  de  ferir  à  férir  et  que  sa  rai- 
son d'être,  à  la  place  de  f air  ai,  nous  est  inconnue. 

Après  cet  aveu  non  voilé,  il  semblera  d'autant  plus  para- 
doxal que  je  maintienne  dans  son  intégrité,  non  seulement 
.la  nécessité  d'une  concomitance  de  «  faire  »  indûment 
«  férir  »,  avec  «  ferir  >■  devenant,  par  là-même,  et  simul- 
tanément férir,  mais  encore  la  réalité  d'une  confrontation 
sincronique  de  ferai  avec  ferir,  malgré  l'anacroniSme  dont 
je  me  suis  rendu  coupable. 

Je  persiste  à  croire  que  faire  et  ferir  se  sont,  en  la  forme 
ferai,  départi  une  zone  sémantique,  sujette  à  controverse 
entre  eus  deus,  et  que  la  confrontation  des  deus  verbes, 
entachée  d'anacronisme,  telle  que  je  l'ai  présentée  dans 
La  Faillite...,  a  réellement  eu  lieu. 

Ce  que  nous  espérons  rendre  plausible  en  substituant  un 
sincronisme  à  notre  anacronisme. 

En  rétablissant  dans  ses  termes  complets  le  problème  tel 
qu'il  se  présentait  à  nous,  et  tel  que  nous  ne  l'avions  pas 
établi,  nous  nous  achopperons  à  un  fairai  qui,  sans  avoir 
existé  réellement,  a  dû  exister  latemment,  et  avoir  été 
empêché  de  naître  précisément  pour  la  même  raison  que 
celle  qui  faisait  naître,  naturellement,  férir  de  ferir. 

On  sait  que  nous  fesons,  je  fesais,  etc.,  fesant  pour  nous 
faisons,  je  faisais,  etc.,  faisant,  sont  venus,  très-  tard,  a  la 
suite  de  je  ferai.  Je  ne  m'étais  pas  même  posé  la  question  : 
comment  se  fait-il  qu'une  première  personne  plurielle  du 


PATOLOGIE    BT   TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  5 

présent  de  l'indicatif,  qu'un  imparfait,  qu'un  participe  pré- 
sent règlent  leur  forme  sur  un  futur,  alors  que  les  formes 
faisons,  etc.  sont,  toutes,  conformes  à  la  fonétique  et  aus 
principes  de  régularisation  qui  ont  dirigé  le  français,  alors 
qu'une  subordination  inverse  est  tout  à  fait  anormale  (d. 
le  parisien  quand  tu  te  Vveraset  quand  tu  te  lèveras,  fach'trai 
et  j'achèterai,  etc.). 

C'est  là,  je  crois,  un  exemple  unique  dans  la  conjugaison 
française. 

A-t-on  éprouvé  le  besoin  d'avoir* un  radical  particulier 
pour  les  formes  faibles  du  verbe,  et  y  a-t-on  satisfait  en 
s'appuyant  sur  ferai  qui  le  présentait  ?  Ce  besoin  est  pré- 
cisément le  contraire  de  ce  que  la  langue  de  cette  époque 
éprouve.  Et  les  parlers  populaires,  tout  autour  de  nous, 
disent  nous  faisons,  je  faisais,  faisant l. 

Aussi  bien  le  Dict.  Gén.  nous  dit-il  que  «    l'affaiblisse- 
ment irrégulier  de  ai  en  e,  consacré  dès  l'ancienne  langue 
pour  le  futur  :  ferai,  tend  à  s'introduire  dans  la  prononcia- 
tion de  nous  faisons,  je  faisais,  etc.  et  faisant  »  (page  241  du 
Traité).  En  conformité  avec  ce  «  tend  à  s'introduire  »,  le 
Dict.  Gén.  nous  dit  que  bienfaisance  se  prononce  bienfè^ans 
et  familièrement  «  bienfe^ans  ».  Le  dictionnaire  de   Littré, 
quoique  l'aîné  du    Dictionnaire  Général,  admet  catégori- 
quement  le  trionfe   de  fe  sur  je,  le  triomphe  de   la    pro- 
nonciation des  Parisiens  du  xvie  s.,  prononciation  que  blâ- 
mait Bèze  ;  mais  il  nous  dit  que  bienfaisance  se  prononce 
..fe..  ou  ..fè..,   cette  segonde  forme  étant    «    surtout  em- 
ployée dans  la  récitation  et  la  lecture  ».  Les  deus  diction- 
naires s'accordent  à  dire  que  faisable  se  prononce  fe.. 

^  1.  Cette  prononciation  a  surpris  notre  auditeur  à  l'École  des  Hautes 
Études,  un  professeur  américain,  venu  en  France,  il  y  a  trois  ans,  et 
faisant  partie  du  premier  bataillon  d'outre-mer,  débarqué  à  Saint- 
Nazaire. 


6  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

A  quoi  attribuer  ce  qu'impliquent  les  expressions  «  ten- 
dance à  s'introduire  »  (fesons,  etc.  D.  G.),  «  familière- 
ment »  (bienfesance  D.  G.),  «  emploi  dans  la  récitation  et 
la  lecture  »  {bienfaisance  L.),  l'accord  des  deus  dictionnaires 
sur  fe sable  —  qui  est  d'ailleurs  aussi  faisable  actuellement  — 
à  quoi  attribuer  ces  indications,  souvent  quelque  peu  dis- 
cordantes et  contradictoires,  sinon  au  fait  qu'il  s'agit,  dans 
ai  >>  ey  d'une  pression  relativement  inopérante,  n'ayant 
aucun  caractère  de  nécessité  urgente,  et  constamment» 
depuis  le  xvie  s.  sujette  à  caution,  sujette  à  un  retour,  battue 
en  brèche  par  l'immuable  besoin  de  rapprocher  les  mots  de 
leur  lieu  d'origine,  le  besoin  de  transparence  étimologique, 
quand  une  divergence  de  radical  n'a  pas  de  raison  d'être 
organique. 

Je  viens  de  faire  lire  à  un  Parisien  et  à  sa  femme  l  une 
frase  dans  laquelle  figurent...  rue  de  la  Bienfaisance... 
faisant...  faisable...  nous  faisons.  Ni  le  lecteur,  ni  la  lectrice 
n'ont  été  conséquents  avec  eus-mêmes,  et  il  n'y  a  eu  accord 
des  deus  que  sur  fesable.  Si  l'on  objecte  que' mes  sujets  ont 
pu  se  laisser  influencer  par  l'ortografe,  je  répliquerai  que 
cela  a  pu  avoir  lieu  seulement  à  la  condition  que  la  pro- 
nonciation fai  leur  ait  paru  naturelle,  conforme  aus  prin- 
cipes de  la  langue,  par  conséquent  conforme  à  la  tendance 
de  retour  au  radical  fai  —  ce  que  nous  voulons  établir  — 
et  je  demanderai  pourquoi  il  y  a  eu  accord  sur  fesable,  qui 
est  le  membre  le  plus  lointain  de  la  famille  —  on  ne  ferait 
pas  dire  à  mes  sujets  fesan  pour  faisan. 

Une  Parisienne  du  quartier  des  Ternes,  alors  sexagé- 
naire, avait  batisé,  il  y  a  plus  de  50  ans,  un  petit  sentier, 
bordé  de  murs  et  peu  passager,  des  environs  de  Bâle,  du 

1.  C'est  la  personne  qui  dit  quand  tu  te  Vveras,  jacb'trai  et  qui,  pour 
distinguer  la  «  pomme  »  de  la  «  pomme  de  terre  »,  l'appelait  pomme- 
pomme  ou  pomme  de  Vair  (Généalogie  des  mots  qui  désignent  F  abeille). 


PATOLOGIE    ET    TERAPKUTIQUE    VERBAI  7 

nom  de  8  sentier  des  faisants  ».  Elle  était  assez  spirituelle, 
quoique  illettrée,  pour  que  je  croie  qu'il  y  avait,  dans  son 
langage,  identité  complète  de  «  faisan  »  (qui  n'a  jamais  été 
fesan  dans  son  langage)  avec  faisant,  participe  présent  du 
verbe  faire. 

Et  pourquoi,  en  présence  de  ces  retours  de  je.,  à/?.'.,  et 
se  tenant  à  l'écart  de  ces  hésitations,  le  futur  ferai  reste-t-il 
seul  immuable,  inaccessible  à  l'évolution  de  je. .  en  je. . , 
dont  il  a  provoqué  le  mouvement  inverse? 

Pourquoi  ?  Sinon,  parce  que  cette  évolution  lui  est 
interdite  —  à  lui  seul,  contrairement  à  ceus  qu'il  a  entraî- 
nés dans  le  mouvement  fonétique  contraire  à  l'action  mor- 
fologique  régulière,  telle  qu'elle  doit  se  manifester  dans  le 
verbe  —  par  la  sémantique  qui  en  ferait  un  dérivé  de  fer. 

L'évolution  de  faisons,  faisais,  etc.,  faisant,  dictée  par 
ferai,  ne  peut  être  que  le  résultat  d'un  accident,  et  non  pas 
celui  d'une  transformation  organique,  puisque,  aussitôt 
née.  elle  est,  sinon  reniée,  du  moins  négligée  en  faveur 
d'un  retour,  et  que  la  langue,  des  siècles  durant,  la  traîne 
à  sa  suite  par  routine  —  trait  caractéristique  des  langues 
littéraires,  —  peut-être  aussi,  parce  qu'elle  est  obligée  de 
garder  ferai,  dont  elle  ne  peut  faire  fairai,  et  qu'il  lui  sert 
d'appui,  ou  simplement  de  prétexte. 

Quel  est  donc  cet  accident  de  l'époque  qui  a  mis  faisons, 
faisais,  etc.,  faisant  à  la  merci  de  l'emprise  du  futur  ferai  ? 

C'est  le  changement  de  IV  entre  deus  voyelles,  qui,  au 
xvie  s.,  s'est  changée  en  s  sonore  à  Paris  et  partout  où,  à 
cette  époque,  rayonnait  la  langue  française.  Cette  transfor- 
mation, d'une  durée  plus  éfémère  à  Paris  qu'en  province, 
où  elle  a  jeté  des  ramifications  profondes  dans  la  fonétique 
de  certains  parlers  français  régionaus,  n'a,  comme  on  le 
sait,  laissé  que  quelques  traces  dans  la  langue  actuelle 
(chaise,  besicles).  A  ces  traces,  il  faudra  ajouter  celle  qu'elle 
a  laissée  dans  la  conjugaison  du  verbe  faire. 


8  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

En  effet  :  ferai,  ferons  ont  été,  au  xvie  s.,  fe^ai,  ferons . 
Tout  le  conditionnel,  ferais,  etc.  était  ferais,  etc. 

Le  radical  fe%  du  futur  entrait  ainsi  en  contact  formel 
étroit  avec  celui  de  faisons,  faisais,  etc.  et  faisant,  c'est-à- 
dire  avec  fai\,  et  qui  pourrait  dès  lors  s'étonner  que,  au 
retour  de  cet  avatar,  il  ressortît 

ferai,  ferons,  ferons,  ferais,  etc. 
soit  un  radical  fe  affecté  aus  formes  faibles  du  verbe,  et 
englobant,  par  conséquent,  aussi  fêlant  ? 

La  surprise  éprouvée  par  ferons,  ferais,  fêlant  (qui  se 
répercute  dans  les  dérivés  jetable,  etc.)  a  bien  le  caractère 
d'une  transformation  fonétique  inorganique  et  contraire  à 
la  morfologie  :  aussi  ces  mots  secouent-ils  le  joug,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu,  pour  rentrer  —  autant  que  la  langue 
indolente,  et  maniée  dans  des  milieus  très  divers,  permet 
de  le  constater  —  dans  le  giron  du  radical  fondamental  de 
faire.  Seul  ferai  ne  bronche  pas,  seul  il  n'arrive  pas  à  une 
existence  jairai.  Ah  !  vraiment,  il  a  la  vie  bien  dure  !  Et 
d'où  lui  viendrait  donc  sa  vitalité,  sa  longévité,  sinon  de 
l'intangibilité  de  sa  forme,  sinon  de  sa  peur  d'être  «  brûlé  » 
par  «  fer  »,  s'il  devenait  f air  ai. 

Et  c'est,  si  je  suis  bien  renseigné,  précisément  à  l'époque 
où  ferai  jouait  à  faisons,  faisais,  etc.,  faisant  le  vilain  tour 
que  nous  l'avons  vu  leur  jouer,  c'est  à  l'époque  de  cet 
exploit  que  ferir  devenait  férir  ! 

Certes,  ferai  pouvait,  antérieurement  à  la  venue  de  férir, 
être  empêché  par  ferrer  de  se  ranger  sous  le  radical  fait  ; 
mais  on  avouera  que  le  mouvement  fonétique  du  xvie  s., 
où  ferir  devenait/éfn'r  et  où  ferons,  ferais,  etc.,  fêlant  retour- 
naient naturellement,  quoique  comme  furtivement,  à  fai- 
sons,  faisais ,  Qtc,  faisant,  était  bien  conditionné  pour  enga- 
ger ferai  à  faire  peau  neuve  et  à  s'assimiler  aus  autres 
formes  du  verbe.  C'était  bien,  pour  ferai,  le  moment  où  la 
morfologie  allait  pouvoir  revendiquer  ses  droits. 


PATOLOGIE    ET   TÉRAPEUTIQJJE    VERBALES  V 

Comme  [disons,  etc.  renaissent  de  leurs  cendres  sous 
l'action  revivifiante  de  la  morfologic,  de  feçai  devait  naître 
fuirai  pour  la  même  raison  et  par  la  même  action.  L'ethno- 
logie  trouve   dans  férir  un  mot  propre  à  être  extrait  de 

/>/>,    qui    va   se  perdre    dans  frire  <    fr^J  ;    mais  elle 

refoule  un  fairai  que  veut  imposer  la  morfologie  avec  le 
même  droit  exercé  par  elle  sur  ferons,  etc.  pour  en  faire 
faisons,  etc.  C'est  ce  refoulement  de  fairai  qui  inspire  l'éti- 
mologie  et  lui  enseigne  à  tirer  parti  d'un/V(/r)  pour  en 
Élire  un  mot  apte  à  être  un  verbe  de  «  fer  »  ;  car,  sans 
cette  inspiration,  sans  cet  enseignement,  elle  ne  saurait 
pas  pins  tirer  de  frir  un  férir  qu'elle  ne  tirerait  de  friser 
(les  cheveus)  un  fèriser,  dérivé  de  fer. 

C'est  le  spectre  de  fairai  qui  évoque  férir,  un  férir  d'ail- 
leurs éfémère,  qui  ne  vit  plus  que  dans  l'adj.  féru  et  la 
locution  sans  coup  férir. 

Ainsi,  l'anacronisme  que  j'ai  commis  dans  La  faillite... 
se  révèle,  à  mes  yeus,  comme  un  sincronisme.  Instinctive- 
ment, j'avais  imaginé  une  balance  à  deus  plateaus  ;  je  crois 
avoir  retrouvé  celui  qui  paraissait  définitivement  perdu. 

Si  ferai  a  été  un  élément  d'obstruction  à  l'évolution  de 
fe  en  fè,  dans  le  verbe  faire  (ferons  >>  faisons),  je  prétens 
qu'il  a  été,  en  même  tens,  un  appeau  à  cette  évolution, 
dans  un  verbe  qui  avait  une  nature  sémantique  propre  à  en 
subir  la  virtualité,  et  avec  lequel  faire  était  en  contact  for- 
mel. 

La  forme  fairai,  que  —  non  considérée  son  homonimie 
intolérable  —  nous  tenons  pour  la  seule  naturelle  à  notre 
époque,  est  assez  répandue  dans  la  zone  intermédiaire  entre 
le  provençal  et  le  français,  où  vivent  des  parlers  cherchant 
encore  leur  voie,  et  en  dehors  du  milieu  où  s'est  produite 
l'évolution  r  >  s,  à  une  époque,  d'ailleurs,  où,  très    vrai- 


10  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

semblablement,  ils  n'étaient  pas  encore  nés  français,  mais 
étaient  encore  provençalisants. 

Il  n'est  point  nécessaire  d'admettre  que  férir  poux  fer ir 
ait  été  une  condition  sine  qua  non,  ou  simplement  un  élé- 
ment conservateur,  dans  le  prolongement  jusqu'à  nous  du 
férir  de  la  locution  sans  coup  férir.  C'est,  du  moins,  ce  à 
quoi  aboutit  notre  examen  attentif,  qui  partait  du  point  de 
vue  que  sans  coup  férir  ne  serait  pas  arrivé  jusqu'à  nous,  si 
férir  n'avait  signifié  que  «  porter  un  coup,  frapper  un 
coup  »,  et  non  «  porter  un  coup  tranchant,  décisif  »,  c'est- 
à-dire  s'il  n'avait  pas  renfermé  une  superlativité  et  une  pré- 
cision dans  le  coup  porté  ou  à  porter,  une  valeur  séman- 
tique qui  exclurait  la  possibilité  d'expressions  telles  que 
férir  un  coup  sensible  (au  moral,  p.  ex.).  Sans  coup  férir,  du 
xiie  s.  déjà,  est  parvenu  jusqu'à  nous  pour  une  raison 
indépendante  du  glissement  sémantique  qu'il  a  subi  par 
ferir  devenant  férir. 

Si  cette  locution  est  encore  aujourd'hui  monnaie  cou- 
rante, comme  au  tens  de  Lafontaine  («  Il  nous,  faut,  sans 
coup  férir,  rattraper  notre  somme  »),  et  si  elle  se  maintient 
encore,  quoique  la  valeur  sémantique  de  férir,  dérivé  de 
fer,  ait  totalement  disparu  de  notre  esprit  depuis  que  ce 
verbe  est  tombé  dans  l'état  d'extrême  défectivité,  et  que  féru, 
s'il  en  évoquait  une  maintenant,  en  évoquerait  une  autre 
(Jéru  d'vmour),  après  avoir  évoqué  la  même  («  transpercé 
par  »),  c'est  parce  qu'elle  a  un  attrait  et  une  vigueur  qui  la 
recommandent  parfois,  de  préférence  à  un  simple  adverbe, 
dont  elle  fait  la  fonction. 

Ce  n'est  pas  ce  caractère  d'ordre  estétique  qui  rent  pré- 
cieus  à  mes  yeus  les  locutions  et  les  mots  que  nous  appe- 
lons vieillis  à  l'heure  actuelle. 

Quand  nous  les  rencontrons  dans  quelque  écrit,  ou 
qu'ils  se  présentent  à  nous  dans  notre  parler,  nous  ne  fai- 


PATOLOGIE    ET    TERAPEUTIQ.UE   VERBALES  II 

sons,  tout  au  plus,  que  nous  en  étonner,  sans  chercher  la 
raison  d'être  du  prolongement  de  leur  vie.  J'estime  qu'ils 
valent  miens  cependant  que  matière  à  étonnement. 

A  l'égal  des  mots  disparus  du  français,  ils  ont  L'avantage 
d'étaler  devant  nous  une  vie  lexicale  complète,  mais  une 
vie  encore  à  son  dernier  souffle,  à  l'agonie,  et  celle-ci  est 
souvent  seule  à  pouvoir  nous  révéler  la  cause  de  leur  mort 
prochaine,  et  celle-ci  que,  dans  les  mots  disparus,  nous  ne 
pouvons  étudier  que  d'après  les  dires  de  nos  aïeus,  plus  ou 
moins  sujets  à  caution,  dans  les  mots  vieillis,  nous  pouvons 
['étudier  sur  nous-mêmes,  sur  le  vif,  et  en  pleine  connais- 
sance de  leur  vitalité  déclinante. 

Nous  sommes  même,  à  un  autre  égard,  intéressés  à 
cette  agonie;  car  il  ne  tiendrait  qu'à  nous,  qui  sommes 
maîtres  de  l'heure,  de  la  prolonger  —  de  la  prolonger, 
mais  non  pas  de  remettre  le  mot  en  état  de  santé,  comme 
Littré  paraît  y  convier  («  Il  faut  louer  les  écrivains  qui 
essayent  d'en  ramener  quelque  peu  l'usage  »  —  Littré,  férir). 

Les  mots  vieillis  témoignent,  le  plus  souvent,  d'une 
révolte,  d'une  incapacité  à  se  soumettre  à  des  substitutions 
que  la  langue  veut  leur  imposer. 

Cap  est  un  révolté  légitime  contre  chef 'et  tête  :  de  pied  en 
cap  ne  peut  être  ni  de  pied  en  tête,  ni  de  pied  en  chef,  ni  de 
cap  en  pied  ;  il  ne  peut  davantage  se  laisser  suppléer  par  des 
pieds  à  la  tête,  expression  qui  a  un  sens  beaucoup  plus 
concret. 

Si  l'on  me  demandait  pourquoi  et  comment  le  sujet  que 
je  vais  aborder  vient  à  faire  suite  au  présent  que  je  viens 
de  traiter,  je  confesserai  que  la  raison  en  est  toute  person- 
nelle et  tout  accidentelle. 

Ayant  à  envoyer  à  un  ami  mon  étude  sur  férir  —  et  sans 
coup  férir  — ,  je  lui  écris  «  je  ne  sais  pas  si  cette  brochure 
.aura  l'heur  de  vous  plaire  »,  et,  comme   écrivant  dans  un 


12  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

stile  naturellement  pauvre,  incorrect  et  terre-à-terre,  je  ne 
suis  pas  accoutumé  à  rechercher  les  vieus  mots,  alors  que 
j'ai  grand  peine  à  trouver  les  modernes,  j'ai  été  surpris  par 
l'emploi  de  heur  que  je  faisais  instinctivement,  et  l'ai  sou- 
mis à  mes  méditations. 


HEUR 

DANS  SON  ATROFIE  SÉMANTIQUE  ACTUELLE 

J'ai  écrit  «  je  ne  sais  si  cette  brochure  aura  l'heur  de  vous 
plaire  »  ;  je  n'aurais  pas  dit  «  si  l'auteur  aura  l'heur  de  vous 
plaire  ».  Et  je  crois,  en  cela,  me  conformer  à  l'usage  cou- 
rant :  je  m'en  suis  assuré  auprès  de  sujets  parisiens  qui  font 
encore  emploi  de  heur.  J'établis  la  règle  que  heur  ne  peut 
avoir  d'emploi  actuellement  que  lorsqu'il  s'agit  de  choses  et 
non  de  personnes. 

Il  n'en  était  pas  ainsi  autrefois,  au  xvne  s. 

«  Expliquez-vous,  Ascagne,  et  croyez  par  avance  Que 
votre  heur  est  certain,  s'il  est  en  ma  puissance  »,  et  où 
il  se  disait  même,  en  parlant  des  personnes,  de  celle  qui 
fait  le  bonheur  de,  «  Reine,  l'heur  de  la  France  et  de  tout 
l'univers.  » 

Uheur  du  xvne  s.  a  disparu  au  point  que  Voltaire  a  pu 
dire  :  «  ce  mot  d'heur,  qui  favorisait  la  versification,  et  qui 
ne  choque  point  l'oreille,  est  aujourd'hui  banni  de  notre 
langue  ».  Banni,  non!  puisqu'il  existe  encore,'  et  avec  une 
restriction  dans  son  emploi  qui  exclut  l'admission  d'une 
revivification  savante.  Mais  bien,  délaissé. 

Heur  n'a  point  disparu  ;  il  est  un  révolté  dans  «  si  cette 
brochure  aura  l'heur  de  vous  plaire  »  ;  il  a  disparu  dans 
«  si  l'auteur  a  l'heur  de  vous  plaire  ».  Que  s'est-il  passé  ? 

Heur,  précisément  parce  qu'il  s'est  élevé  si  haut  («  heur 


PATOI,OGIE    ET    I ERAPEU  ru  >l  l     VERBALES  13 

de  tout  l'univers  »)  et  s'est  abaisse  si  bas  («  si  cette  bro- 
chure aura  Theur  de  vous  plaire  »),  qu'il  s'est  appliqué  aus 
choses  tout  en  s'appliquant  aus  «  reines  »  et  aus  «  exploits 
merveilleux  »,  s'est  avili,  comme  le  papier-monnaie  s'avi- 
lit quand  baisse  le  crédit,  comme  les  mots  abstraits  s'avi- 
lissent quand  la  langue  en  abuse,   comme  verte  s'est  avili. 

Et  comme  verte  s'est  refait  une  nouvelle  santé  —  d'ail- 
leurs déjà  quelque  peu  ébranlée  («  c'est  la  vérité  pure, 
stricte  »,  etc.)  —  en  devenant  vérité,  heur  a  eu  recours  à  un 
moyen  semblable  pour  se  reconstituer  des  droits  perdus  l. 
Malheur  n'avait  pas  participé  à  la  déchéance  d'heur;  c'est 
sur  malheur  que  se  fait  bonheur,  ou  plutôt,  puisque  bon  heur 
existait  déjà,  nous  dirons:  c'est  sur  malheur  que  s'affermit 
bonheur.  Car,  sémantiquement,  bon  dans  bonheur  n'ajoute 
pas  un  iota  à  heur,  qui,  à  l'égal  de  chance  («  il  a  de  la 
chance  »)  signifiait  déjà  intégralement  «  bonheur  ».  Je 
dirais  volontiers  que  l'expression  bonheur  et  malheur  (iden- 
tique à  heur  et  malheur  queLittré  et  le  Dict.  Gén.  disent  être 
encore  employé)  est  l'équivalent  de  bon- et  malheur,  j'entens 
dire  par  là  que,  dans  bonheur  actuel,  bon  n'est  plus  pléo- 
nastique, comme  il  l'a  été  dans  l'ancien  bon  heur,  et  devient 
parallèle  à  tuai,  opposé  à  mal,  à  Yheur  duquel  il  a  participé 
ainsi,  comme  quand  je  dirais  :  la  pré-  et  postposition  (d'un 
adjectif,  p.  ex.). 

Voilà  donc  bonheur  venant  se  substituer  à  heur,  quand 
heur  est  devenu  veule,  employé  lorsqu'il  s'agit  de  personnes. 

Mais  bonheur  n'était  pas  le  seul  substitut  possible  et  réel 
d'heur.  Il  y  avait  chance,  fortune,  bonne  fortune,  plaisir,  tous 
héritiers  se  partageant  le  patrimoine  d'heur  et  l'ajoutant  au 

1.  Il  est  bien  inutile  de  dire  que,  à  aucun  moment,  nous  n'avons 
pensé  a  attribuer  la  disparition  d'heur,  monosilabe  dès  le  xive  s.,  à  une 
collision  avec  heure,  malgré  des  contacts  regrettables  («  combien  d'heur 
et  de  jours  »,   «  que  notre  heur  fût  si  proche  »,  etc.). 


14  REVUE   DE    FILOLOGÎE   FRANÇAISE 

leur  propre,  non  pas  sans  que  cet  accroissement  sémantique 
ne  modifie  leur  nature,  sans  doute,  et,  peut-être  ne  change 
le  cours  de  leur  destinée.  Car  aucune  parcelle  ne  se  détache 
de  l'édifice  sémantique  d'une  langue  sans  entraîner  presque 
fatalement  des  mouvements  dont  l'importance  est  dispro- 
portionnée à  la  futilité  apparente  de  la  cause  qui  les  pro- 
duit (cf.  la  disparition  d'ouïr  dans  La  faillite  de  Tétymologie 
phonétique). 

Chance,  fortune,  plaisir,  venant  se  substituer  à  heur  em- 
ployé en  parlant  des  personnes,  allaient-ils  se  substituer  à 
heur  en  parlant  des  choses  ? 

Ma  brochure  allait-elle  avoir  la  chance,  la  fortune,  la 
bonne  fortune,  le  plaisir  de  plaire  à  mon  ami?  La  joie,  h  féli- 
cité, les  délices  de  lui  plaire  ? 

Impossible! 

Ainsi  heur  trouvait  un  dernier  refuge  dans  le  cas  où  il 
était  employé  en  parlant  des  choses,...  un  refuge  jusqu'au 
moment  où  la  langue  aurait  trouvé  un  substitut  convenable 
à  cet  emploi. 

Et  qu'a-t-elle  trouvé  ?  Avantage,  don. 

Je  ne  dédaigne  ni  avantage,  ni  don.  Mais  je  constate  que 
ce  sont,  relativement,  des  néologismes  qui  ne  valent  peut- 
être  pas  plus  que  mon  heur,  qu'on  surcharge  sémantique- 
ment  avantage,  don,  comme  on  a  surchargé  heur  ;  et,  en 
prévision  du  danger  qui  les  guette  de  ce  fait,  je  me  demande': 
quelle  surprise  réserve  à  nos  descendants  ce  mouvement 
lexical,  si  disproportionné  par  son  ampleur  à  la  perte  du 
petit  mot  heur,  perte  que  les  lexicografes  enregistrent 
comme  un  incident  sans  conséquence,  comme  un  simple 
«  fait  divers  »  de  journal  ?  -rcàvTa  pet. 

Exemple  peut-être  unique  d'une  décadence  aussi  rapide, 
dès  la  fin  du  xvne  s.,  heur  n'était  plus  sinonime  de  bonheur  : 
«  Et  que  l'heur  d'être  aimé  n'est  pas  toujours  bonheur.  » 


PATOLOGIB   1:1     riRAPEÛTIOPË    VERBALES  i> 

Et  Labruyère  dit  avec  beaucoup  de  raison  et  de  bonheur  : 
«  Heur  se  plaçait  où  bonheur  ne  saurait  entrer  ;  il  a  fait 
heuteux  qui  est  français  et  il  a  cessé  de  l'être.  »  Mais, 
comme  Voltaire,  il  se  trompe  eu  affirmant  qu'heur  a  cessé 
d'être  français,  puisque  nous  l'employons  encore,  et  en 
pleine  connaissance  de  sa  valeur  héritée,  ce  qui  ne  serait 
pas  le  cas  si  nous  l'avions  réalisé  par  réadoption. 

Cet  arrêt  dans  la  substitution  à  heur,  cette  obstruction 
de  la  part  d'heur,  employé  en  parlant  des  choses,  à  l'évolu- 
tion d'heur  en  parlant  des  personnes,  sont-ils  conformes 
à  la  langue  en  évolution  ? 

Ils  sont  l'essence  même  de  la  substitution  d'un  mot  à 
sémantique  multiple,  d'un  mot  ayant  simplement  un  sens 
figuré  à  côté  d'un  sens  propre,  s'effectuant  par  un  autre 
mot  dont  la  malléabilité,  l'élasticité  n'est  pas  la  même  que 
celle  du  mot  auquel  il  se  substitue. 

Or,  par  quoi  se  distingue  heur,  en  parlant  des  personnes, 
d'heur  en  parlant  des  choses  ?  Par  un  emploi  au  sens 
propre  d'un  emploi  au  sens  figuré. 

Heur,  devenu  inapte  à  être  employé  en  parlant  des  per- 
sonnes, est  remplacé  dans  ce  cas  par  bonheur,  chance,  plai- 
sir, etc.  ;  mais  ceus-ci  ne  conviennent  pas  aus  choses,  aus- 
quelles  il  faut  un  autre  substitut,  et,  en  attendant  —  l'at- 
tente est  plus  ou  moins  longue  —  heur  continue  à  faire 
l'office  auquel  il  a  été  appelé...  appelé  improprement, 
peut-être,  mais  qu'il  remplit  par  usurpation,  par  une  usur- 
pation à  laquelle  la  langue  a  consenti,  qu'elle  a  consacrée. 

Heur  en  parlant  des  choses  était  impropre,  puisque  heur, 
pas  plus  que  bonheur,  ne  devait  avoir  la  propriété  de  s'ap- 
pliquer aus  choses,  et  que,  à  l'heure  actuelle  encore,  nous 
rejetons  «  si  cette  brochure  aura  le  bonheur  de  vous 
plaire  ».  La  langue  n'y  consent  pas. 

Y  aurait-elle  à  la  longue  consenti  ? 


l6  REVUE  DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

On  ne  le  saura  que  par  déduction  résultant  de  cas  sem- 
blables à  celui  d'heur,  mais  non  de  l'historique  d'heur  lui- 
même  ;  car  heur,  en  parlant  des  choses,  avait  trouvé  un 
remède  efficace  à  sa  défection  pour  cause  de  démonétisa- 
tion par  excès  d'enfase,  en  même  tens  que  heur,  en  parlant 
des  personnes,  avait  trouvé  le  sien  dans  bonheur,  chance, 
fortune,  plaisir. 

Alors,  pourquoi  heur,  en  parlant  des  choses,  a-t-il  per- 
sisté jusqu'à  nos  jours,  s'il  a  trouvé  un  remède  efficace  en 
même  tens  que  heur  en  parlant  des  personnes,  et  quel  est 
ce  remède  ? 

Ce  remède,  contemporain  de  bonheur,  était  don,  avantage. 
Ce  remède,  on  le  voit,  n'était  pas  unique.  A  la  substitu- 
tion de  heur,  en  parlant  des  choses,  il  ne  s'imposait  pas  un 
remède  unique,  pas  plus  qu'à  celui  de  heur,  en  parlant  des 
personnes  :  indice  d'hésitation  dans  l'application  térapeu- 
tique.  Cette  hésitation  pour  heur,  en  parlant  des  choses,  se 
justifie. 

La  marquise  de  Sévigné,  par  exemple,  disait  don  déplaire 
—  nous  disons  même  don  de  déplaire  —  et  nous  l'imitons; 
mais,  en  limitant,  nous  commettons  une  faute,  à  l'usage 
de  laquelle  la  langue  a  peine  à  donner  son  consentement  : 
en  effet,  c'est  la  faute -même  qu'elle  répudie,  lorsqu'elle 
s'oppose  à  «  une  chose  a  le  bonheur,  le  plaisir,  la  chance  ». 

Une  chose  a  le  don  est  la  consécration  d'un  emploi  iden- 
tique à  une  chose  a  l'heur,  tel  que  le  faisait  le  xvne  s.,  par 
figure,  identique  à  une  chose  a  le  bonheur,  le  plaisir,  etc.,  tel 
que  nous  le  répudions  aujourd'hui,  et  nous  acceptons  une 
chose  a  le  don  (de  plaire),  comme  un  pis-aller,  autorisé  par 
des  auteurs  en  mal  de  substitution  lexicale,  puisque  don 
présente  le  même  obstacle  que  bonheur,  etc.  à  être  appliqué 
aus  choses,  et  que  la  langue  devrait  l'écarter  au  même 
titre  que  bonheur,  etc.,  puisque  heur,  sémantiquement  atté- 


IWTOLOGIE    ET    TERAPEUT1QUE    VERBALES  IJ 

nué,  depuis  qu'il  est  dépouillé  de  son  «  bonheur  »  d'autre- 
fois, depuis  qu'il  est  «  dépersonnalisé  »,  est  toujours  là  pour 
nous  dire  qu'il  n'a  pas  été  guéri,  qu'on  ne  l'a  pas  remplacé 
efficacement,  et  qu'il  a  encore  le  droit  de  vivre. 

Avantage,  qui  sort  complètement  de  son  aire  sémantique 
pour  signifier  notre  heur  —  à  F  avantage  de  nous  revoir 
occupe  une  rubrique  spéciale  dans  le  Dict.  Gén.  —  et  qu'un 
auteur,  en  1690,  dit  être  «  façon  de  parler  bourgeoise  »,  et 
Lîttré  «  aujourd'hui,  formule  de  politesse  »  était  encore 
plus  précaire  que  don. 

Qui  trionfera  de  bonheur,  etc.  ou  de  don  et  avantage 
dans  la  place  qu'occupe  encore  heur  chancelant  ? 

Évidemment  don  et  avantage,  don  ou  avantage.  Quant  à 
bonheur ,  chance,  fortune,  plaisir,  leur  tour  n'est  pas  près  d'ar- 
river, et,  s'ils  sont  jamais  «  ministrables  »,  ce  ne  sera  qu'à 
la  suite  de  quelque  catastrofe  survenant  à  don  et  avantage, 
les  mots  d'aujourd'hui  déjà  et  de  demain,  les  mots  que, 
comme  pis-aller,  nous  traînons  depuis  la  fin  du  xvne  s.  et 
qui  ne  régneront  sans  entrave  qu'à  la  mort  d'heur. 

Ces  faits  concernant  heur  répètent,  de  point  en  point, 
ceus  qui  se  sont  déroulés  pour  l'ancien  affermer  l,  lequel 
signifiait  «  affermir  »  et  «  affirmer  »  et  qui,  sous  l'action 
de  fermer  «  firmare  »,  rendre  ferme,  devenu  fermer  «  clore 
avec  un  fer  »,  se  trouve  dénaturalisé  de  «  ferme  »,  et  doit 
se  renaturaliser  à  «  ferme  ».  Il  devient  affermir  (comme 
bonheur  succédant  à  heur),  qui  n'atteint  pas  «  affirmer  » 
(l'emploi  figuré,  comme  Y  heur  employé  par  moi).  Affermer 
(comme  heur)  continue  à  faire  l'office  d'  «  affirmer  »  (on 
afferme  qu'un  remède  affermit  les  chairs),  jusqu'à  ce  que 
«  affirmer  »  trouve   un  substitut  qui  satisfasse  sa  séman- 

1 .  Les  faits  que  je  résume  ici  sont  exposés  dans  une  étude  qui  fera 
partie  du  volume  publié  par  l'École  des  Hautes  Études  à  l'occasion  de 
son  cinquantenaire. 

2 


l8  REVUE   DE   FILOLOGIE   FRANÇAISE 

tique  révoltée  contre  affermir  et  que  confirmer  vienne  lui 
offrir  affirmer  (comme  avantage,  don  viennent  relever  heur 
de  son  rôle  provisoire,  que  nous  pourrions  encore  rendre 
définitif  à  l'heure  qu'il  est,  si  tel  était  notre  plaisir). 

En  disant  «  si  cette  brochure  aura  Y  heur  de  vous  plaire  » 
et,  d'autre  part  «  j'ai  le  bonheur  (etc.)  de  vous  l'envoyer  », 
je  me  trouve  encore  à  l'étape  de  heur -bonheur  correspondant 
à  celle  (ïaffermer-affermir  que  représente  Amyot.  Mais  «  si 
la  brochure  aura  le  bonheur  (etc.)  de  vous  plaire  »  a  été 
prévenu  par  «  si  la  brochure  aura  le  don  (l'avantage)  de 
vous  plaire  ».  Et,  à  moins  d'une  réaction  raisonnée  et  plus 
ou  moins  rétrograde,  cette  dernière  sera  définitivement 
consacrée  par  la  langue.  Heur  n'aura  plus  qu'à  disparaître 
totalement,  laissant  don  et  avantage  seuls  maîtres  de  la 
place,  en  face  de  bonheur,  chance,  etc. 

Heur  a  péché  par  son  emploi  enfatique  à  l'excès.  Son 
état  patologique,  s'il  n'était  pas  immédiatement  suivi  de 
mort,  devait,  conformément  à  son  origine,  passer  par  une 
étape  transitoire  que  représente  son  emploi  exclusif  en 
parlant  des  choses.  Pour  que  cette  agonie  soit  elle-même 
conforme  à  l'état  patologique  d'un  mot,  il  fallait  que,  dans 
cet  emploi  réduit,  heur  n'eût  plus  l'effet  délétère  qu'il  avait 
dans  l'emploi  d'où  il  a  été  évincé,  et  où  la  nature  de  ses 
substituts  lui  enjoignait  de  se  dédoubler  —  bonheur,  plaisir, 
etc.  moins  accessibles  à  l'emploi  figuré  que  don,  avantage. 

Les  rôles  d'heur  dédoublé  ne  sauraient  être  renversés 
que  si  mon  explication  de  sa  disparition  par  deus  étapes 
successives  est  fausse,  et  si  l'historique  à'heur  en  voie  de 
disparaître  a,  cronologiquement,  une  apparence  trom- 
peuse. 

Admettons  néanmoins,  pour  un  instant,  la  réalité  de 
ces  rôles  renversés.  Il  est  évident  que,  dans  ce  cas,  les 
mots  actuels  bonheur,  plaisir,  etc.  seraient  diminués  de  la 


PATOLOGIE    El    TÉRAPEUTIQPE    VERBALES  iy 

succession  d'heur,  et  que  don,  avantage  en  seraient  d'autant 
augmentés,  les  uns  et  les  autres  étant  aujourd'hui  héritiers 
légitimes  d'heur^  avec  cette  restriction  cependant  que,  dans 
certains  cas,  d'autres  substituts  aient  pu  se  présenter. 

Que  Ton  remplace  heur  par  don  ou  avantage  dans  les 
exemples  fournis  par  Littré,  on  verra  qu'il  n'en  résultera 
que  des  frases  dont  la  compréhension  ira  de  la  possibilité 
à  la  réalité  actuelle,  et  ne  sera  jamais  impossible  :  la  révolte 
de  bonheur,  etc.  contre  «  si  ma  brochure  aura  le  bonheur 
de  vous  plaire  »  est  plus  catégorique,  plus  décisive  — 
nous  voudrions  pouvoir  dire  plus  excessive  —  que  celle 
de  don,  avantage  contre  «  si  ma  brochure  aura  l'heur  de 
vous  plaire  »,  et  il  est  naturel  que  la  moins  catégorique 
puisse  se  substituer  à  l'excessive,  tout  en  en  atténuant  la 
portée  sémantique  («  Reine,  avantage  de  l'univers  »). 

Mais,  dira-t-on,  à  quoi  bon  cette  remarque,  pour  le 
moins  fastidieuse,  et  où  voulez-vous  donc  en  venir  ? 

Je  veus  chercher  à  démontrer  que  le  fait —  inconcevable, 
selon  nous,  pour  heur  — existe  réellement  dans  la  langue, 
et  traiter  d'un  cas  où  la  substitution  du  mot  se  présente 
en  sens  inverse  de  celle  d'heur,  c'est-à-dire  débute  par 
l'emploi  figuré,  et  où  le  substitut  du  figuré  s'impose  à 
l'emploi  du  sens  propre  et  en  détruit  complètement  l'exis- 
tence primaire. 

Je  veus  chercher  à  convaincre  que  La  faillite  de  ïètymo- 
logie  phonétique  n'est  pas  un  titre  de  réclame,  mais  qu'il 
renferme  l'expression  exacte  de  ma  pensée,  que  je  résume 
ainsi  :  l'étimologie  primaire  n'a  souvent  qu'une  valeur 
fugitive  :  une  fois  embarqué,  le  mot  français  vogue  où  le 
pousse  le  français,  obéit  à  l'étimologie  populaire,  devient 
papillon,  de  crisalide  qu'il  était  et  à  l'état  de  quoi  il  reste 
selon  les  lexicografes. 


20  REVUE   DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

DÉGOÛT  VIENT  DE  GOUTTE 

Les  verbes  composés  gardent  intacts  les  radicaux  du  verbe 
simple,  tant  que  leur  parenté  sémantique  est  sensible  pour 
l'étirrfblogie  populaire  ;  mêler  :  démêler,  emmêler,  entremêler, 
remêler1.  Ils  les  gardent  intacts  à  plus  forte  raison,  lorsque 
verbes  simple  et  composés  risquent,  par  leurs  formes,  de 
se  confondre  avec  quelque  autre  verbe  de  sens  différent  ; 

lacer,  délacer  sont  bien  distincts  de  lasser,  délasser  (comme 
tacher  et  tâcher  le  sont  aussi).  En  est-il  de  même  de 

goût,  dégoûter  vis-à-vis  de  dégoût,  dégoutter  ? 

Littré  nous  dit  bien  que  dégoût  —  et  toute  sa  famille  — 
aunw  long  «  ce  qui  le  distingue  de  dégoût  » .  Je  ne  sais 
si  Littré  lui-même  prononçait  dégoût,  dégoûter,  dégoûtant 
avec  ou  long;  ce  que  je  sais,  c'est  que,  actuellement,  il 
serait  bien  difficile  de  trouver  une  seule  personne  qui 
prononçât  ainsi.  Nous  disons  dégoût,  dégoutter,  dégouttant 
absolument  comme  les  mots  correspondants  venant  de 
goutte,,  et  conformément  à  égout,  êgoutier,  égouttage,  égout- 
tement,  égoutter,  égouttoir,  égoutture. 

«  Dégoûter,  composé  avec  la  particule  dé  (lat.  dis)  et 
goût  »  est  une  étimologie  grafique,  et  elle  est  incorrecte 
comme  étimologie  fonétique,  puisque  nous  disons  dégoutter. 
Un  dictionnaire  de  la  langue  actuelle,  conformément  aus 
explications  données  par  celui  auquel  nous  empruntons 
Tétimologie  (D.  G .),  devrait  dire,  s'il  s'en  tient  à  la  grafie 
traditionnelle  de  l'Académie  : 

«  Dégoûter,  composé  avec  la  particule  dé  (lat.  dis)  et  goût, 
a  rejoint  au.. e  siècle  le  verbe  dégoutter,  composé  de  la 
particule  dé  (lat.  de)  et  goutter.  » 

i .  Littré  :  partout  la  prononciation  é.  Dict.  gén.  :  £  dans  mêler  et  è  dans 
les  composés. 


PATOLOGIE    ET   TÉRAPEUTIOJCJE   VERBALES  21 

En  proposant  cette  modification,  qui  implique,  en  réalité, 
un  dégoûter  II  —  comme  le  fermer  actuel  =  «  clore  avec 
un  fer  >>  est  un  fermer  II,  mais  à  la  différence  près  que 
dégoûter  II  enferme  encore  en  lui  toute  la  sémantique  de 
dégoûter  I  (il  la  perdra  bientôt)  —  je  ne  me  base  pas  seu- 
lement sur  le  témoignage,  de  valeur  irréfutable,  que  nous 
fournit  la  brièveté  de  Vou  qui  faisait  de  dégoûter  un  dégout- 
ter et  que  tout  sentiment  étimologique  devait,  semble-t-il, 
tenir  à  l'écart,  au  lieu  de  l'appeler. 

Je  me  base  aussi  sur  l'extrême  élasticité  sémantique 
d'une  forme  de  la  famille  de  dégoût  qui,  à  l'élasticité 
nécessaire  pour  justifier  ou  excuser  l'étimologie  II  joint  en 
lui  le  point  de  contact  le  plus  approprié  à  réunir  dégoutter 
à  dégoûter.  Cette  forme  est  dégoûtant. 

Je  ne  prétens  pas  que  dégoûtant  devrait  être  restreint  à 
signifier  «  qui  inspire  du  dégoût  »  et  «  qui  inspire  de  la 
répugnance,  de  l'aversion  »,  cette  segonde  acception  basée 
sur  le  fait  que  toute  sensation  des  cinq  sens  est  susceptible 
d'être  soumise  au  «  goût  ».  Mais  que  d'autres  adjectifs 
{écœurant,  nauséabond,  rebutant,  révoltant,  détestable,  répu- 
gnant, fastidieux,  etc.,  etc.),  dont  plus  d'un  pourraient  se 
réclamer  de  cette  même  qualité,  et  qui  ne  le  font  pas  ! 
Dégoûtant  est  de  tous  ces  concurrents  le  plus  élastique: 
aussi  nos  dictionnaires,  qui  tiennent  à  leur  définition  éti- 
mologique, lui  concèdent-ils,  exceptionnellement,  une 
rubrique  spéciale  où  ils  enregistrent  sa  valeur  familière 
(«  décourageant,  rebutant,  révoltant  »).  N'est-ce  pas  là 
une  preuve  que  dégoûtant  déborde  de  la  sémantique  que 
lui  assigne  son  étimologie  I,  et  que  tout  ce  qui  déborde  de 
celle-ci  est  le  minimum  de  ce  qui  revient  àl'étimologie  II? 
Dégoûtant  doit  nécessairement  être,  avec  un  sens  péjo- 
ratif, «  qui  excède  la  mesure,  qui  regorge,  qui  déborde  (en 
mal)».  Et  d'où   lui  viendrait  ce  sens,  sinon  de  dégouttant, 


22  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

forme  qu'il  a  prise  depuis  et  qui  s'impose  à  toute  la 
famille?  Et  où  se  trouve  le  contact  sémantique  par  où 
dégouttant  pénètre  dans  dégoûtant? 

Nos  dictionnaires  nous  le  révèlent  :  «  Ils  dégouttent 
l'orgueil,  l'arrogance,  la  présomption  »,  donc  «  ils  sont 
dégouttant  d'orgueil,  d'arrogance,  de  présomption  »  >>  ils 
sont  dégoûtants  d'orgueil,  d'arrogance,  de  présomption  >> 
ils  sont  dégoûtants. 

Suintant,  dans  cette  frase,  pourrait  tout  aussi  bien  évo- 
luer à  «  dégoûtant  »  ;  il  ne  lui  manque  que.  .'.  l'appeau 
qu'est  dégoûtant. 

C'est  cette  pénétration  de  dégouttant  dans  dégoûtant  qui 
enrichit  la  sémantique  de  dégoûtant  I. 

Enfin,  on  nous  dit  que  «  dégoût  a  remplacé  dégoûtement  ». 
Si  cela  est  vrai,  pourquoi  ce  remplacement  ?  N'est-ce  pas, 
parce  que  dégoût,  très  ancien  dans  la  langue,  et  venant  à 
renier  l'étimologie  I  de  dégoûter,  supprime  dégoûtement, 
dont  nous  n'avons  plus  que  faire  ? 

J'ai  fait  converger  en  dégoûtant  l'étimologie  II,  à  tort  ou 
à  raison,  comme  l'on  voudra.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  en 
n'accordant  plein  crédit  qu'à  l'évolution  fonétique, 
laquelle  est  la  preuve  la  plus  tangible  et  la  plus  incontes- 
table de  l'évolution  sémantique,  je  constate  que  toute  la 
famille  est  actuellement  dans  le  même  cadre  de  l'étimolo- 
gie II,  et  toute  la  famille  se  trouve  maintenant  munie  de 
sa  sémantique  propre  et  d'une  sémantique  figurée,  qui, 
par  gutta,  se  prolonge  bien  au  delà  de  gustum1. 

i .  Il  est  inutile  de  rappeler  ici  qu'une  pareille  association  entraîne 
des  répercussions  dans  la  matière  lexicale,  étrangère  de  forme,  mais 
sémantiquement  parente,  du  côté  de  dégoutter,  répercussions  dont  il  y 
a  lieu  de  tenir  conte  dans  l'histoire  de  ces  mots  parents—  elles  peuvent 
aboutir  même  à  des  catastrofes.  En  substituant  dans  la  frase  suivante, 
que  je  lis  aujourd'hui  même  {Liberté" du  3  mars  1920.  Notes  parisiennes) 
dégouttants  à  trempés,  on  prendra  sur  le  fait  un  des  mots  prêts  à  rempla- 


PATOLOGIE    ET    T»  K  \  l'I '1  TU.M'K    V  BUBALES  21 

l.a  pénétration,  purement  fonétiqne,  dé  gutta  dans 
gustum  va  au  delà.  Gutta  s'est  infiltré  —  et  cela  est  natu- 
rel —  dans  l'opposé  dtdigoûtant,  qui  est  ragoûtant  (pronon- 
ce- ragouttant). 

Ragoûtant  est  «  appétissant  »  au  propre  et  au  figuré.  S'il 
n'a  pas  l'extension    sémantique  de   dégoûtant,  qui    est  son 

opposé,  c'est  précisément  parce  qu'il  ne  s'est  pas  enrichi  d'un 
concurrent  ragouttanl,  qui  n'existe  pas.  Ragoûtant  se  tient 
dans  les  limites  que  lui  prescrit  goût,  son  ethnologie.  Dégoû- 
tant les  dépasse  et  de  beaucoup:  l'existence  de  paroles  dégout- 
tantes n'implique  pascclle  àçparoks  ragouttantes.  Cequi  n'em- 
pêche pas  que,  formellement,  ragoûtant  a  subi  l'influence 
de  dégouttant;  car  nous  ne  disons  ni  ragoûtant,  ni  ragoûter, 
malgré  ce  que  dit  Littré  (on  prononce  «  .  .  où, . .  De  re  et 
agoûter,  forme  inusitée,  de  à,  et  goûter  »). 

Cest,  avons-nous  dit,  par  l'emploi  figuré  que  dégouttant 
a  pénétré  dans  dégoûtant.  Formellement,  dégoût,  ragoût,  et 
leur  famille  nom  plus  rien  à  faire  avec  gustum.  Séman- 
tiquement,  ragoût  et  sa  famille  dépendent  uniquement  (ou  à 
peu  près  uniquement,  ci.  vous  nctes  pas  ragoûtant  =  vous 
êtes  dégouttant)  de  gustum  ;  dégoût  et  sa  famille  renferment 
cote  à  côte  et  «  dégoûter  »  et  «  dégoutter  ».  Cette  fusion 
semblera  à  certains  esprits  ne  présenter  aucun  inconvénient  ; 

cer  un  défaillant  :  «  Un  agent  de  la  brigade  fluviale,  assisté  de  quelques 
passants  de  bonne  volonté,  s'offrait  de  ranimer,  par  des  tractions  de  la 
langue,  le  suicidé,  un  jeune  homme  dont  les  vêtements  trempés  sortaient, 
à  n'en  pas  douter,  de  chez  le  meilleur  faiseur  a,  On  dit,  à  côté  de  moi, 
«  dégoulinant  »,  mot  qui  n'a  pas  les  honneurs  des  dictionnaires,  quoi- 
qu'il soit  fort  usité  partout.  Dégouliner  aura  le  sort  de  regouler  «  rebu- 
ter», que  le  Dict.  de  l'Acad.  avait  admis  en  1694,  qu'il  a  supprimé  en 
1878  (D.  G.)  et  qu'a  employé  Voltaire  («  vous  devez  être  regoulé  de 
Tancrède  »)  comme  sinonime  de  dégoûter.  L'un  et  l'autre  de  ces  mots 
ont  une  transparence  fonétique  (gueule)  qui  leur  interdit  l'accès  dans  le 
bon  langage  à  plus  forte  raison  peut-être  qu'à  dégouttant.  Et  cependant 
voyez  le  sort  que  le  bon  langage  a  l'ait  à  pétillant  ! 


24  REVUE   DE    FILOLOGIE   FRANÇAISE 

mais  en  est-il  ainsi  pour  tout  le  monde,  et  en  sera-t-il 
ainsi  toujours? 

Je  crois  que,  déjà,  il  n'en  est  plus  ainsi.  Je  crois  que 
nous  assistons  en  ce  moment  à  la  relégation  de  toute  la 
famille  de  dégoûter  dans  le  langage  bas.  La  famille  de 
ragoût  suivra  vraisemblablement  l'avilissement  ;  car  son 
parallélisme,  à  voir  la  facilité  avec  laquelle  elle  a  suivi  le 
sort  de  dégoûter,  ne  laisse  pas  prévoir  sa  réhabilitation. 

L'intrusion  de  «  dégouttant  »  dans  dégoûtant  est  la  cause 
même  de  la  dépréciation  subie.  C'est  l'image  de  ce  qui  est 
dégouttant  (de  sueur,  de  matières)  venant  à  s'associer  à 
«  dégoûtant  »  qui  a  ravalé  dégoûtant. 

J'ai  amené  une  Parisienne  à  prononcer  ce  mot  :  elle  ne 
l'a  fait  qu'à  contre-cœur,  a  rougi  quelque  peu,  a  cherché  à 
se  reprendre,  et  son  mari,  présent  et  également  interrogé, 
m'a   dit:  «  je  cherche  un  terme  un  peu  plus  sélect  ». 

Il  est  donc  à  prévoir  que,  dans  un  tens  rapproché,  dégoût, 
ragoût  et  leur  famille  ne  figureront  plus  dans  les  diction- 
naires qu'avec  la  mention  vieillis,  et  que,  dans  un  avenir 
qui  n'est  pas  lointain,  ils  seront  enfouis  dans  quelque 
Godefroy  qui,  espérons-le,  sera  mieus  fait  que  l'actuel. 
Les  remplaçants,  presque  au  complet,  n'attendent  plus  que 
le  moment  d'entrer  en  fonction  définitivement.  C'est  ragoût 
qui,  vraisemblablement,  sera  le  dernier  traînard. 

Il  est  pourtant  bien  certain  que  dégoûtant,  à  lui  seul, 
ne  méritait  pas  ce  sort:  «  Goûtant  la  vie  à  la  campagne  », 
«  dégoûté  de  la  vie  à  la  campagne  ». 

Il  faut  le  réhabiliter,  dirait  sans  doute  Littré. 

Il  me  paraît  —  mais  ceci  seulement  sous  bénéfice 
d'inventaire  —  qu'on  en  a  tenté  la  réhabilitation  indirec- 
tement, et  non  pas  dans  le  sens  qu'aurait  sans  doute  désiré 
Littré.  Pour  ne  pas  dire  «  j'en  suis  dégoûté  »,  qui  est  «  j'en 
suis  dégoutté  »,  par  un  joli  eufémisme  qui  fait  échapper  à 


\ 
PATOLOGIK    ET    TERAPEUTIQUE    VERBALES  2$ 

l'emprise  de  «  dégoutter  »  en  «  dégoûter  »,  et  recourant 
au  verbe  simple,  non  sujet  à  cette  emprise,  on  a  dit  fen  ai 
goûté  (avec  ou  long)  pour  «  j'en  ai  assez,  j'en  suis  dégoûté». 
Née,  sans  doute,  à  Paris,  la  grande  usine  d'où  s'écoulent 
—  nous  savons  avec  quelle  rapidité  —  les  néologismes 
brevetés,  cette  expression  n'existe  plus  qu'en  province. 
Mais,  par  un  tour  de  main,  dont  la  quasi  instantanéité  est 
également  caractéristique  de  Paris,  on  en  a  fait  j'en  ai  soupe, 
superlativisant  l'idée  de  dégoût  en  en  prolongeant  la  durée 
jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit.  Je  ne  sache  pas  que, 
quoique  appâté,  j'en  ai  dîné  ait  jamais  existé.  C'est  ainsi 
que  fen  ai  soupe,  remonterait  à  la  péjoravité  de  f  en  suis 
dégoûté.  Si  fen  ai  dîné  en  avait  trionfé  ou  en  était  simple- 
ment concurrent,  il  est  probable  que  cette  interprétation 
ne  me  serait  pas  venue  à  l'esprit. 

L'étimologie  latine  d'un  mot  ne  peut  être  définitivement 
acceptée  que  s'il  y  a  accord  relatif  de  toutes  les  langues 
romanes  dans  sa  sémantique.  Le  déploiement  de  cette 
sémantique  peut,  selon  les  langues,  varier.  .  .  non  pas  à 
l'infini,  mais  dans  des  bornes  naturelles,  que  l'imagination 
de  i'étimologiste,  gouvernée  par  les  faits,  doit  chercher  à 
établir  et  doit  pouvoir  établir.  Si  ce  déploiement  échappe  à 
son  imagination,  il  y  a  grande  probabilité  que  l'étimologie 
latine  a  dévié  sous  l'influence  d'une  étimologie  segonde, 
d'une  étimologie  populaire. 

L'étimologie  populaire  est,  si  l'on  veut,  un  parasite  de 
l'étimologie  fonétique  d'un  mot,  mais  un  parasite  qui  peut 
supprimer  en  entier  la  vie  de  celle-ci  (Ex.  fermer},  ou  vivre 
collatéralement(Ex.  dégoûter)  et,  alors,  nous  venons  de  voir 
quelle  conséquence  il  peut  résulter  de  cette  intime  associa- 
tion, de  cet  attelage  sous  le  même  joug  (Ex.  dégoûtant 
ébranlé,  caduc). 

Le  parasite  qu'il   s'agit  d'extraire,  étant    nécessairement 


26  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

d'une  substance  semblable  à  celle  du  cors  (fer  à  fermer, 
dégoutter  à  dégoûter)  dont  il  importe  de  le  détacher,  il  va 
sans  dire  que  l'opération  de  l'ablation  se  présente  souvent 
comme  d'une  gravité  telle  qu'il  peut  paraître  prudent  de 
ne  point  l'exécuter. 

Mais,  est-ce  une  raison  pour  nier  la  présence  du  parasite, 
et  est-ce  une  raison  pour  affirmer  que  ce  parasite  fait  une 
fonction  du  cors  ? 

Il  y  a  dans  l'application  de  l'étimologie  fonétique  des 
opérations  louches,  même  quand  on  ne  peut  la  condamner 
péremptoirement  sous  prétexte  que  les  preuves  de  culpa- 
bilité manquent,  même  quand  on  ne  peut  légalement  la 
déclarer  en  faillite. 


On  parle  de  remettre  le  français,  et  chaque  langue 
romane,  isolément  sur  le  chantier  où  se  travaille  l'étimo- 
logie. Mais  le  moment  actuel  est-il  bien  choisi,  le  moment 
en  est-il  venu  ?  Ne  sommes-nous  pas  condamnés,  pour 
longtens  encore,  à  nous  contenter  des  œuvres  imparfaites 
ou  médiocres  de  l'heure  actuelle. 

Nous  attendons  la  venue  de  l'homme  assez  désintéressé 
pour  ne  pas  se  soucier  du  renom  d'étimologiste,  assez 
puissant  pour  embrasser  dans  toute  la  complexité  de  la 
tâche  du  présent.  .  .  et  de  l'avenir,  l'ensemble  latin,  et  pour 
permettre  aus  ouvriers  régionaus  d'accomplir  un  travail 
fécond. 

Tant  que  ce  vrai  Messie  attendu  —  il  y  en  a  eu  de  faus— 
ne  sera  pas  venu,  j'estime  qu'il  est  présomptueus  de  la 
part  des  lexicografes  régionaus  de  poursuivre  la  piste  d'éti- 
mologies,  qui,  la  plupart  du  tens,  ne  dépassent  guère  le 
seuil  de  l'imprimerie,  ou   tombent  alors,    quand  elles  ne 


PATOLOGIB    ET   TÉRAPEUTTQ.UE   VERBALES  27 

sont  pas    fausses,    dans    la    banalité    de   faits    connus   par 
ailleurs  et  qui  altèrent  leur  interprétation. 


Dans  mes  dernières  études,  je  crois  m'êtrc  soigneuse- 
ment abstenu  d'aborder  tout  problème  dont  la  solution 
aurait  pu  être  conditionnée  par  son  existence  au  delà  du 
territoire  que  comprent  l'Atlas  linguistique  de  la  France  — 
lequel  n'est  qu'une  ébauche  d'un  travail  restant  à  faire  — 
j'ai  écarté  tout  problème  dont  la  solution  exigerait  la  con- 
naissance personnelle  d'autres  langues  romanes  que  le 
français.  Je  crois  ainsi  m'être  préservé  des  erreurs  inévi- 
tables qui  découleraient  d'une  documentation  très  incom- 
plète sur  des  parlers  romans  qui  me  sont  inconnus. 

Aussi,  je  ne  crois  pas  encourir  le  reproche  que  me  faisait 
un  de  mes  anciens  élèves,  et  que  voici  : 

«  Pour  cheoir,  je  vous  ai  déjà  dit  que  les  causes  de  la 
disparition  me  semblent  plus  complexes.  Cf.  la.  disparition 
de  cadere  dans  l'Italie  du  nord,  qui,  dans  ce  cas,  me 
semble  propre  à  donner  des  renseignements  fort  utiles, 
parce  que  la  substitution  n'est  pas  consommée,  de  sorte 
qu'on  peut  en  mesurer  les  étapes,  et  parce  que  les  substi- 
tuts sont  fort  variés.  » 

A  cela  je  réplique:  j'ignore  complètement  ce  que  l'équi- 
valent de  choir  est  devenu  dans  l'Italie  du  nord  ;  mais 
je  sais  que  ce  que  l'on  me  dit  s'y  être  produit  et  s'y  pro- 
duire n'a  rien  à  faire  dans  le  sort  de  choir  en  français,  et 
qu'il  y  a  d'autres  causes  à  rechercher. 

En  effet,  mon  explication  de  la  disparition  de  choir  {La 
faillite  de  Vèlymologie  phonétique)  est  un  fait  qui  ne  s'est 
produit  qu'en  français  littéraire,  qu'en  parisien,  et  qui  a 
pour  cause  un  fait  littéraire,  parisien,  Choir  n'a  pas  disparu 


28  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

en  France,  où  il  n'est  entamé  —  surtout  dans  le  Midi  — 
que  par  une  imitation  aveugle  du  français  littéraire,  imita- 
tion aveugle  de  l'intensité  de  laquelle  mon  travail  sur  les 
composés  de  fermer  donne  une  idée,  à  mon  sens,  précise. 
Il  n'y  a,  malgré  cette  puissance  d'absorption  de  la  part  du 
français  littéraire,  aucune  connexité  géografique  entre  la 
disparition  de  choir  en  France  et  celle  qu'on  me  signale 
dans  l'Italie  du  nord  (v.  la  carte  tomber  de  l'Atlas)  ;  à  plus 
forte  raison  n'y  a-t-il  aucune  connexité  de  causalité  entre 
Paris  et  le  nord  de  l'Italie.  Mon  problème  était  parisien, 
celui  de  mon  contradicteur  est  du  nord  de  l'Italie,  et  je 
n'avais  pas  même. l'obligation  d'entrevoir  la  solution  du 
mien  au  delà  du  département  de  la  Seine  (v.  l'Atlas).  On 
ne  saurait  s'être  confiné  davantage  dans  l'aire,  hors  de 
laquelle  je  me  suis  proposé  de  ne  pas  sortir. 


OISELEUR  «  APICULTEUR  » 

Le  journal  «  La  Liberté  »  du  14  février  1920  contenait 
dans  ses  Echos  une  note  où  il  était  question  d'é^aleux 
«  possesseurs  d'abeilles  ». 

Cette  forme  ê\aleux  me  paraissant  suspecte,  je  m'infor- 
mai de  l'origine  de  la  note,  et  l'on  voulut  bien  me  répondre 
quéçaleux  était  une  coquille  pour  éçeleux  et  que  la  note 
avait  été  démarquée  du  Moniteur  officiel  du  14  février  1870, 
où  je  trouvai  ce  qui  suit  : 

«  C'est  demain  lundi,  14  février,  la  saint  Valentin,  qu'on 
célèbre  dans  un  grand  nombre  de  localités  du  Nord  et  du 
Pas-de-Calais,  comme  la  fête  patronale  des  possesseurs 
d'abeilles. 

«Il  y  a  trente  ans,  il  existait  dans  chaque  village  du  can- 
ton de  Laventie  une  société  d'éçeleux  (possesseurs  d'abeilles) 


PATOLOGIE    ET    rÉRAPEUTIQUE    VERBALES  29 

qui,  chaque  année,  le  14  février,  faisait  chanter  une  messe 
de  saint  Valentin  à  l'issue  de  laquelle  on  se  réunissait  à 
l'auberge  pour  dîner  et  pour  raconter  maints  épisodes 
apicoles.  Le  chef-lieu  et  plusieurs  villages  conservent  leur 
société  d'êçeleux.  Chaque  société  d'é^eleux  élit  annuellement 
un  roi.  Etc.» 

Le  canton  de  Laventie,  dans  le  Pas-de-Calais,  et  confinant 
au  département  du  Nord,  se  trouve  dans  l'aire  où  apis  s'est 
conservé  sous  la  forme  dV.  Que  devait  être  «  possesseur 
d'abeilles  »  dans  cette  aire  ?  Evidemment  é~ier,  dira-t-on. 
Mais  ifier  était  déjà  «  rucher  »  (Généalogie...,  p.  25). 
Du  reste,  l'élevage  des  abeilles  ne  constituant  pas  une  pro- 
fession exclusive  d'autres,  il  est  peu  probable  que  les  patois 
aient  éprouvé  le  besoin  d'un  mot  désignant  l'éleveur 
d'abeilles,  alors  que  la  langue  littéraire  elle-même  n'a  que 
le  néologisme  apiculteur.  Le  besoin  d'un  mot  parallèle  à 
apiculteur  n'a  sans  doute  été  éprouvé  que  lorsqu'il  se  fonda 
des  associations,  des  «  amicales  »  d'  «  abeillers  » .  Cette 
époque  a  coïncidé  avec  celle  où  le  vol  dé^é  était  aussi 
bien  le  vol  des  é  (des  abeilles)  que  le  vol  d'éçé  (d'oiseaus), 
c'est-à-dire  avec  l'époque  où  le  produit  fonétique  de  apis 
(7,  ù)  se  confondait  avec  celui  de  aucellum  (oisel  >  eseï), 
et  d'où,  par  cette  confusion,  intolérable  pour  les  deus 
mots,  naquirent  (mouche  d')essaim,  ep  (de  wep  «  guêpe  »), 
d'une  part,  et  d'autre  part,  entre  autres,  les  formes 
d'oiseau  empruntées  au  français. 

Qu'était  é~eleus,  qui  est  en  français  oiseleur  (à  côté  de 
oiselier)  ? 

Il  fallait  qu'il  ne  fût  rien  sémantiquement  pour  que 
«  apiculteur  »  pût  devenir  «  aviculteur  »,  comme  il  fallait 
que  cheminot  ne  fût  rien  avant  d'être  ce  qu'il  est  actuel- 
lement. Dira-t-on  qu'à  Laventie  l'abeille  était  é,  ce  qu'elle 
est  encore  aujourd'hui,  et  que  le  possesseur  d'é(s)  était  un 
oiseleur  ? 


30  REVUE   DE   FILOLOG1E   FRANÇAISE 

C'est  précisément  le  mérite  de  notre  métode  de  m'avoir 
obligé  d'admettre  la  nullité  sémantique  d'étf  —  avant 
d'avoir  connu  oiseleur  dans  l'aire  dV  «  abeille  »  —  et  oiseleur 
«  possesseur  d'abeilles  ;  en  est  une  confirmation  matéma- 
tique.  C'est  précisément  parce  que  oiseleur  ne  pouvait  plus 
être  «  oiseleur  »  qu'il  a  pu  devenir  «  apiculteur  »,  éleveur 
à' es. 

Si  bienvenue  qu'elle  soit,  cette  confirmation  de  la 
confusion  d'apis  avec  aucellum  en  un  mot  sémanti- 
quement  neutralisé,  qui  pouvait  être  soit  oiseau,  soit 
abeille,  ne  nous  était  pas  indispensable  :  elle  est,  en  termes 
absolus,  la  répétition  de  celle  que  j'ai  constatée  au  point 
279,  où  les  abeilles  sont  des  «  petits  oiseaus  »  sans  en 
être;  car  on  n'y  dit  pas  dé  tyar  é&  comme  on  dirait  si 
elles  en  étaient,  on  dit  détyoé^é,  parce  qu'elles  n'en  sont 
pas. 

Le  point  279  est  à  l'extrême  ouest  de  l'aire  apis  >  é; 
éieleus  est  à  l'extrême  nord  de  la  même  aire. 

Tels  sont  les  «  Denkvorgânge,  die  zu  ergrùnden  uns 
hàufiggenug  nicht  mehr  môglich  ist  ».  Ces  Denkvorgânge 
«  gehen  mehrfach  auf  Erwâgungen  eines  Einzelnen  zurûck, 
derfùr  andere  massgebend  gewesen  ist  ». 

Ces  paroles  sont  extraites  d'une  critique  de  mon  travail 
sur  les  noms  de  l'abeille,  critique  que  je  me  proposais  de 
passer  sous  silence  :  mais  les  paroles  citées  sont  tellement 
déprimantes,  font  entrevoir  dans  l'étude  des  langues 
romanes  une  science  si  peu  intéressante  dans  le  concert 
des  autres  sciences,  que  je  me  dépars  de  ma  première 
résolution.  Aussi  bien  ce  que  j'en  dirai  n'aura-t-il  trait 
qu'à  la  question  qui  nous  occupe  dans  le  présent  article. 
Ce  ne  sera  qu'un  échantillon,  qui  permettra  de  constater 
que  les  paroles  ci-dessus  sont  justifiées  en  tant  que  s'appli- 
quant  à  leur  auteur. 


PATOLOGIE    ET  TÉRAPEUTIQjUE   VERBALES  31 

La  critique,  parue  dans  le  Literaliublatl  fin'  germ*  l'tml 
rom.  Philologie,  n06  II  et  12,  1 9 19,  où  elle  n'occupe  pas 
moins  de  quinze  colonnes  serrées,  travestit  ainsi  les  résul- 
tats ausquelstait  allusion  notre  article: 

«  Die  Ausfiihrungen  ùber  die  verschiedenen  dialektis- 
chen  Ersatz worter  fur  apis  und  fur  examen  kann  ich  nur 
zum  Theil  andeuten  »  [fort  heureusement  pour  moi,  car 
011  va  voir  par  les  lignes  suivantes  comment  il  aurait 
interprété  ces  substituts,  dont  l'examen  exige  un  certain 
effort  d'intelligence  et...  une  lecture  attentive.  Quelle  que 
soit  la  valeur  de  mon  livre,  il  n'est  pas  de  ceus  qu'on  lit 
en  chemin  de  fer  et  à  la  vapeur].  «  Da  ist  zunàehst  e%ê, 
das  eigentlich  oiseau  entspricht,  aber  durch  die  lautliche 
Beziehung  zu  es  «  Biene  »  als  die  làngere  Form  fur  das  zu 
hurze  es  eintritt  »,  [cette  interprétation  à'éçé,  fort  heureu- 
sement, n'est  pas  née  dans  mon  cerveau,  et  n'a  pu  en 
sortir,  par  conséquent.  Je  serais  bien  affligé  d'avoir  à  la 
revendiquer.  Je  crois  que  chez  aucun  peuple  un  mot 
télescopé  n'a  été  un  Ersat^wort]  «  was  wiederum  zur 
Folge  hat,  dass  fur  Vogel  »  ein  anderer  Ausdruck  eintritt 
und  zwar  zumeist  «  Sperling  »  [et  que  l'«  abeille»  reste  un 
oiseau,  tandis  queYoisèau  devient  moineau  !  «  Voilà  pourquoi 
votre  fille  est  muette  »]. 

Ce  qui  est  un  Ersatxwort  est,  selon  la  Généalogie.  .  .  une 
cause  qum  Ersat^  ;  mais  cette  petite  distinction  de  cause  et 
d'effet  n'a  pas  d'importance  dans  une  critique  qui,  d'un 
bout  à  l'autre,  témoigne  chez  l'auteur  d'une  incompréhen- 
sion à  peu  près  complète,  d'une  stupéfaction  de  Sélénite 
devant  des  faits  constants  de  la  linguistique  patoise  et  de 
l'acharnement  de  son  tir  sur  des  buts  imaginaires  ou 
imprécis. 

J'en  recommande  vivement  la  lecture  à  ceus  que 
M.   Meyer-Lùbke    y    appelé  mes  «  apprentis    »    et  dont, 


32  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

presque  tous,  par  leur  savoir,  pourraient  être  mes  maîtres, 
quoique  moins  éminents  que  M.  M.-L.  Ils  y  verront  ce 
qu'ils  ont  perdu  à  vouloir  avec  moi  faire  un  saut  dans 
l'«  incertain  »,  où  l'on  est  constamment  mis  en  face  de 
problèmes  d'ordre  matématique1  — effroi  des  romanistes  — 
dont  la  solution,  pour  ardue  qu'elle  puisse  être  parfois, 
conduit  à  des  résultats  conformes  aus  lois  matématiques  et 
ils  y  apprendront  à  retrouver  la  grand  route,  la  «  gangbare 

i .  De  là  des  aveus  naïfs,  pareils  à  celui-ci  :  «  Vor  allem  aber  sind  fur 
mich  die  Grenzen  unseres  Erkennens  enger  als...  »  Ce  qui  va  au  delà 
de  son  Erkcnntniss  actuelle  est  nul  et  non-avenu,  et  ne  la  modifie  en 
rien.  Mais  alors  pourquoi  s'aventurer  et  s'empêtrer  dans  l'inconnais- 
sable ?  Le  Romanisches  etymologisches  Wôrterbuch  n'est-il  pas  le  dernier 
mot  de  la  science  ?  Etait-ce  pour  avoir  l'occasion  d'établir  des  parallèles 
ridicules  entre  le  chant  (du  coq)  et  Gsang  (du  coq  ?  !)  zurichois  (qui  lui 
paraît  «  geziert  »,  à  lui  «  der  ein  stark  ausgesprochenes  Mundartgefùhl 
hat  »  !),  ou  l'identité  de  capacité  substitutive  de  Ross  (allemand  suisse 
—  «  cheval  »  patois)  et  de  Pferd  (allemand  que  les  Suisses  apprennent 
à  l'école  —  «  cheval  »  littéraire),  d'une  part,  et  de  cabal  provençal  et 
cheval  français,  que  les  gens  du  Midi  estropient  à  qui  mieus  mieus,  pour- 
vu qu'il  ne  soit  pas  cabal,  forme  à  laquelle  retournerait  un  cheval 
emprunté  au  français,  si  l'évolution  n'était  obstruée  pour  cause  étimo- 
logique  (cf.  les  cartes  chaudière,  chenille,  charpentier,  etc.,  etc.).  Y  a-t-il 
en  Allemagne  un  territoire  de  grandeur  à  peu  près  équivalente  à  celle 
du  provençal,  où  l'on  ait  eu  Peipe  «  pipe  »  et  Perd  «  cheval  »,  et  où  l'on 
dise  maintenant  Peipe  et  Pferd  ?  Voilà  le  parallèle  !  Celui  que  l'auteur 
établit  est  excusable,  .peut-être,  puisqu'il  n'a  rien  compris  ou  à  peu  près 
rien  compris  de  ce  qu'il  a  lu  ;  mais  que  dire  d'une  revue  critique  qui 
accueille  de  semblables  insanités?  Etait-ce  encore  pour  substituer  à  la 
fonction  de  la  respiration  (assez  répandue  parmi  le  peuple  !)  une  fonc- 
tion exclusivement  exprimable  par  un  terme  savant  (:  respirer  — respi- 
ration artificielle  peut-être  ?  —  «  Unbedenklich  ein  Latinismus  »!  A  ce 
propos  nous  apprenons  que  hoffen  «  espérer  »  appartient  à  la  «  hôhere 
Sprache  »,  un  paysan  —  contrairement  au  paysan  français  qui  dit  espérer 
«  attendre  »  —  étant  rarement  «  in  der  Lage  ich  hoffe  zu  gebrauchen  » 
(ô  les  malheureux  !  Ils  n'avaient  aucun  équivalent  ?)  Les  Bâlois  sont 
mieus  partagés  :  ils  disent  même  Hoffnig  pour  Hoffnung  —  et  les  femmes 
sont  i  der  Hoffnig  —  alors  qu'ils  disent  Wasserleitung,  unter  der 
Bedingung .  Remarquez  que  les  patois  de  la  Suisse  allemande  ont  été  de 


PATOLOGIE    Kl     il ■.K.M-l-UTmUK    VERBALES  33 

Strasse  »,  où  ils  entendront  à  nouveau   les  ritournelles  des 
orgues  de  Barbarie. 

Cela  dit,  je  m  empresse  de   reconnaître  que  deus   fautes 
de    l'Atlas,    relevées    en    une    note   au  bas  de  la  première 
colonne  (points  896  et  897  de  la  carte  f allume  de  l'Atlas 
où  il  y  a  la  forme  de  l'infinitif  au  lieu  de  celle  du  présent 
de  l'indicatif)  sont  réelles.  J'en  prens  ma  part  de  responsa- 
bilité :  la  frase  f  allume  ma  pipe,  dans  mon  questionnaire, 
n'aurait    pas   dû    figurer  entre  deus    questions  à  infinitif 
(entre  jouer  ans  quilles  et  fumer  nu  cigare).  Ces  deus  fautes, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  figurent  dans  les  Errata  que 
contient   le  Supplément,  non   encore  publié  par  suite  des 
circonstances  que  la  guerre  nous  a  créées .  Je  m'en  suis  aper- 
çu en  étudiant  à  l'École  des  Hautes  Etudes  les  cartes  allu- 
mer. 

L'ANALOGIE   RÉPARATRICE 

On  nous  a  enseigné  que  le  latin  gérait  sémantiquement 
le  français  jusqu'à  nos  jours.  Nous  n'en  croyons  rien  :  le 
Français  gère  lui-même  sa  maison. 

On  nous  a  enseigné  que,  souvent,  le  latin  littéraire  avait 
enrichi  la  langue  française  inutilement.  Nous  n'en  croyons 
rien  :  le  latin  littéraire  a  été  un  remède  propre  à  guérir. 

J'ai   cru    comprendre    que    l'analogie   fonétique   n'était 

tous  tens  en  usage  constant  chez  les  professeurs  universitaires  lorsqu'ils 
ne  sont  pas  en  chaire  —  en  tant  qu'ils  sont  indigènes,  bien  entendu). 
/  hojfê  n  es  làngt. 

Tout  cela  pour  s'éviter  deus  additions  :  combien  y  a-t-il  de  mots  qui 
possèdent  indûment  Vs  latine  devant  consonne,  et  combien  y  en  a-t-il 
parmi  eus  qui  sont  d'essence  sémantique  populaire  et  qui  «  tournent  » 
autour  d'esprit,  mot  qui  a  toujours  été  savant  de  forme,  quoique  popu- 
laire de  sémantique  ?  Les  résultats  des  opérations  sont  des  preuves  par- 
lantes. Les  sciences  matématiques  n  ont  plus  qu'à  se  bien  tenir  en  face 
la  linguistique. 


34  REVUE   DE   FILOLOGIE   FRANÇAISE 

souvent  qu'une  maladie  qui  affecte  les  mots.  Je  n'en  crois 
rien  :  l'analogie  fonétique  est  un  remède  propre  à  guérir. 

C'est  ce  dernier  point  que  je  me  propose  ici  de  mettre 
en  lumière  par  un  ou  deus  exemples. 

Le  lecteur  ne  manquera  pas  de  dire  :  fermer  «  clore  avec 
un  fer  »,  affirmer  ri  est  pas  affirmare,  dégoûter  ri  est  pas  dégoû- 
ter, c'est  un  véritable  pot-pourri  que  l'on  nous  joue  là.  Et 
le  lecteur  aura  raison.  Mais  il  me  permettra  de  lui  poser  la 
question  suivante  :  les  airs  qui  composent  ce  pot-pourri 
sont-ils  violemment  conjoints  ou  naturellement  assortis, 
forment-ils,  avec  le  quatrième  air,  que  nous  allons  faire 
suivre,  un  tout  logique,  une  succession  naturelle  ?  Si  cela 
est  le  cas,  notre  pot-pourri,  qui  n'est  pas  d'origine  artifi- 
cielle, qui  n'est  pas  né  sous  la' pression  d'idées  préconçues, 
mais  est  uniquement  sorti  d'études  isolées  sur  certains  mots 
d'où  résulte,  sans  que  nous  le  voulions,  l'enchaînement 
des  airs,  ne  peut  être  qu'un  échantillon  des  gestes  qui  se 
reproduisent  constamment  dans  la  langue,  échantillon  qui 
est  autre  que  ceus  que  l'on  nous  a  présentés  jusqu'ici. 

A  l'aspect  d'une  langue  qui  présente,  d'une  part,  une 
matière  vieillissante,  malade,  agonisante  ou  morte,  d'autre 
part,  une  matière  nouvelle  ou  grandissante,  je  me  demande 
si  cette  dernière  ne  se  présente  pas  sous  le  jour  d'une 
matière  guérissante,  térapeutique,  succédant  à  une  matière 
malade  et  disparue,  patologique,  sujette  à  la  mort  et  sou- 
mise à  la  revivification. 

Les  mutations  dans  la  matière  linguistique,  dans  quelque 
ordre  grammatical  qu'elles  se  produisent,  les  nouvelles  for- 
mations, les  nouvelles  étimologies,  l'analogie  enfin  ne  sont- 
elles  pas,  ou  toujours  ou  souvent,  de  nature  réparatrice  — 
ou  ne  sont-elles  que  fortuites,  dons  de  Jupiter? 

La  première  opinion,  à  laquelle  j'adhère,  est-elle  contraire 
à   la    nature,    la  segonde,   qui  est   fort    répandue,  est-elle 


ioi.cx.li-:    ET  TÉRAPEUTiaUE    VERBALES  35 

plus  explicative  d'êtres  vivant,   revivant,  se  transformant, 
«  se  mourant  »,  morts. 

On  m'a  reproche  (à  propos  de  ma  brochure  Pathologie 
et  thérapeutique  inhales)  de  conduire  les  jeunes  linguistes 
dans  une  salle  d'hôpital.  Qui  dit  mort,  dit  maladie;  qui 
dit  transformation,  dit  guérison  ;  qui  dit  vie,  dit  nécessité 
de  vivre!  Où  devais-je  donc  les  conduire?  Au  bal  masqué, 
où  tourbillonnent  les  mots,  et  où  des  maîtres  de  danse,  à 
chaque  entrée  et  à  chaque  départ,  enregistrent  des  noms 
sans  autre  formalité  d'enquête  sur  les  causes  de  départ  et 
d'arrivée,  pas  plus  d'ailleurs  que  sur  celles  qui  font  chan- 
ger  de  masques  aux  premiers  participants  ? 

L'analogie  fonétique  est,  nous  dit-on,  une  force  qui 
s'impose.  Je  crois  qu'elle  est  aussi — et  surtout,  avant  tout 

-  une  force  appelée  pour  trancher  des  équivoques,  et  elle 
fait  ainsi  le  même  office  que  les  substituts  d'un  mot  prêtant 
à  équivoque.  Je  crois  qu'il  ne  faudra  reconnaître  la  part  de 
la  première  (analogie  créatrice)  que  lorsque  la  part  de  la 
segonde  (analogie  réparatrice)  aura  été  défalquée.  Je  crains 
bien  que  cette  dernière  ne  soit  de  beaucoup  la  plus  consi- 
dérable. 

Loin  de  moi  l'idée  —  pour  le  moment  du  moins  —  de 
ne  faire  de  l'analogie  fonétique  qu'un  auxiliaire  térapeu- 
tique:  je  n'entens  qu'en  restreindre  l'activité  inhérente  à 
sa  puissance  naturelle,  j'entens  distinguer  l'analogie  répa- 
ratrice de  l'analogie  créatrice  —  quitte  ci  reconnaître,  peut- 
être,  que  le  secret  de  la  force  de  cette  dernière  est  précisé- 
ment la  force  de  la  première. 

Si,  dans  la  substitution  lexicale  —  et  l'analogie  produit 
une  substitution  lexicale—  le  sistème  du  moindre  effort  doit 
entrer  en  ligne  de  conte,  il  est  évident  que  le  minimum 
de  l'effort  est  représenté  par  le  recours  à  l'analogie,  qui 
n  est  qu'une  substitution  partielle  et,  souvent,  un  pis-aller, 


3  6  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

en  lieu   et  place    d'une    substitution    totale,    difficile    ou 
impossible. 

C'est  bien  sous  ce  jour  que  va  nous  apparaître  l'analogie 
réparatrice,  et  nous  allons  voir  l'accueil  qu'elle  a  trouvé. 

L'analogie  réparatrice  va  nous  montrer  que  l'analogie, 
telle  qu'elle  a  été  considérée  jusqu'ici,  est  une  puissance 
latente,  passive,  qui  ne  devient  active  que  si  d'autres  mots, 
en  détresse  lexicale,  en  déclenchent  le  jeu,  et  qui  ne  joue 
qu'à  défaut  d'autres  moyens  térapeutiques,  notamment  à 
défaut  de  substitution  lexicale  complète,  ou  comme  moyen 
moins  radical. 

Nous  allons  voir  que  ter  «  tendre  »,  de  tenerum  latin, 
fait  au  féminin  terte  sous  l'action  analogique  de  vert  verte  — 
mot  capital  de  la  seule  classe  où  ter  pouvait  trouver  un 
appui  analogique,  mot  par  lequel  seul  ter  avait  accès  dans 
cette  famille  {ouvert}  désert  ?  offert  ?). 

Est-ce  à  dire  que  vert  verte,  mot  désignant  une  couleur, 
ait  usé  de  sa  puissance  analogique  sur  ter,  mot  complète- 
ment étranger  à  la  catégorie  de  ceus  qui  désignent  une 
couleur,  mot  opposé  même,  puisque  vert  verte  a,  dans  cer- 
tains parlers,  le  sens  de  «  crû,  crue  »  (viande  verte  même), 
lequel  est  le  contraire  de  «  tendre  »  et  le  sera  notamment 
dans  le  cas  précis  où  nous  verrons  vert  verte  agissant  sur  ter 
«  tendre  »  ?  l 

i .  Il  faut  se  garder  de  chercher  dans  terte  un  point  de  contact  séman- 
tique avec  verte  (dans  un  sens  affirmatif  ou  négatif).  «  Vert  »  est  bien 
l'opposé  de  «  blet,  tendre  »,  et,  dans  certains  parlers,  l'équivalent  de 
«  crû,  non  sec,  non  séché,  non  fumé  ».  En  certaines  régions  de  France, 
«  crû  »  est  vert,  et  de  la  viande  verte  est  de  la  «  viande  fraîche  »,  oppo- 
sée à  de  la  viande  fumée.  A  dïtrre  Oep/etschnil^,  dùrre  Bohne,  dùrrs 
Schwinigs,  on  oppose,  à  Bienne,  grime  Oepfelschnit^,  grûne  Bohne,  griius 
Schwinigs,  c'est-à-dire  des  quartiers  de  pommes  non  séchés,  des  haricots 
non  secs,  de  la  viande  de  porc  non  fumée. 

Terte,  calqué  sur  ^r/?  par  rapprochement  d'idée  sémantique  (affirma- 
tif ou  négatif),  tenant  par  là  de  «  terte-verte  »  (ou  «  terte-non  verte  »), 


PATOLOGIE   ET   TERAPEUTIQUE    VERBALES  S7 

Pas  le  moins  du  mon  Je:  vert  verte  n'apparaîtra  que 
comme  une  échappatoire,  comme  un  refuge  où  le  féminin 
de  «  tendre  a  sera  à  l'abri  d'un  ennemi  qui  en  fait  un  mot 
équivoque.  Ai-je  alors  le  droit  de  dire  que  vert  verte  a  une 
vertu  analogique  ?  Oui,  certes  IMais  cette  vertu  n'est  faite 
que  de  la  misère  lexicale  de  ter,  de  la  nonchalance  ou  de 
l'incapacité  ou  de  l'impossibilité  d'une  substitution  lexicale 
complète,  qui  atteindrait  et  ter  et  son  féminin. 

Sans  sa  valeur  térapeutique,  je  ne  comprendrais  pas  révo- 
lution de  ter  à  terte,  je  ne  pourrais  considérer  comme  scien- 
tifique l'affirmation  que  terte  a  été  fait  analogiquement  à 
v&ie,  et  nous  avons,  pour  le  moment,  le  devoir  de  n'ac- 
cepter que  sous  bénéfice  d'inventaire,  bien  expressément 
manifesté,  toute  affirmation  semblable,  non  basée  sur  des 
causes  qui  ont  produit  l'analogie  :  nous  devons  tout  d'abord 
en  reconnaître  la  valeur  utilitaire,  avant  de  la  faire  manœu- 
vrer dans  le  vide. 

Est-ce  avec  cette  réserve  que  les  romanistes  ont  eu  recours 
à  l'analogie  pour  expliquer  les  singularités  lexicales,  quoique 
l'un  de  leurs  chefs,  analogiste  fécond,  les  invite  a  ne  pas 
faire  de  «  saut  dans  l'inconnu  »  (Literaturblatt  fur  germ. 
unci  roui.  Pbil. ,  1919,  p.   386)? 

L'attribution  de  terte  à  l'analogie  de  verte  sans  l'appui 
d'une  causalité  qui  l'excuse,  et- qui  y  dévoile  une  force 
inhérente,  à  laquelle  on  a  eu  recours  dans  d'autres  cas,  est 
aussi  téméraire  que  le  serait  le  recours  à  l'analogie  de  ex- 


ex  s'opposant,  sous  ce  vêtement,  à  «  pomme  (de)  terre  »  — qui  est,  indu- 
bitablement, le  point  de  départ  de  la  formation  terte,  dont  l'efficacité,  en 
même  temps  que  l'existence,  cesse  presque  immédiatement  au  delà  (seuls 
des  fruits  sont  ter  tes)  pour  laisser  le  champ  libre  à  tère,  féminin  con- 
current —  cela  est  impossible.  Il  n'y  a  pas  plus  du  côté  de  «  pomme  de 
terre  »  que  du  côté  de  «  tendre  »  un  rapport  sémantique  possible  avec 
verte,  que  ce  rapport  soit  imaginé  affirmatif  ou  négatif. 


38  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE      . 

perte  ou  de  Gilberie,  et  le  chois  que  l'on  ferait  de  verte,  dans 
la  détresse  qu'amène  ter  «  tendre  »,  serait  personnel, 
fantaisiste. 

Que  cherchait  tire  en  verte  ?  Uniquement  un  mode  de 
devenir  un  adjectif,  de  substantif  qu'il  était,  par  son  téles- 
copage avec  terre  dans  l'unique  emploi  de  pomme-ter  =: 
«  pomme  tendre  »  et  «  pomme  de  terre  ».  Terte,  confor- 
mément à  son  origine,  deviendra  sémantiquement  un  autre 
mot  que  tère,  avec  qui  il  cohabitera  (Saint-Pol  :  fém.  ter  ou 
terte),  laissant  à  ce  dernier  la  place  légitime  et  se  réservant 
seulement  le  sens  matériel  {pomme  terte  >  terle-poire,  mais 
non  pas  «  ma  terte  mère  »). 

S'agit-il  là  d'une  analogie  active  de  la  part  de  verte? 

Qu'a  cherché  mûre  (matura)  en  devenant  mûrte}  Uni- 
quement un  mode  de  devenir  exclusivement  et  expressé- 
ment un  adjectif,  et  même  un  mode  de  devenir  possible 
dans  une  mûre  mûre  (mora  matura  ou  matura  mora). 
«  Quand  les  mûres  sont  mûres,  le  raisin  est  mûr  »  est 
une  phrase  que  j'ai  souvent  entendue.  (Voir  à  propos  de 
la  forme  française  mûre  «  mora  »  :  X Appendice  à  la  fin  de 
cet  article.) 

Que  cherche  le  féminin  de  dur,  en  devenant  dur  te  ?  (Ici 
nous  sommes  réduit  à  de  pures  hipotèses).  A  devenir  plus 
essentiellement  adjectif,  parce  qu'il  est  aussi  employé 
comme  substantif  (être  couché  sur  la  dure,  en  voir  de 
dures)  ?  A  rematérialiser  un  adjectif  qui  s'émancipe  au 
figuré  (une  viande  dure  à  digérer,  avoir  la  vie  dure,  une 
pelle  dure  à  manier)  ?  1 

C'est  plausible,  probable,  très  probable  ;  mais  il  nous  est 
impossible  de  le  démontrer.  Rien  ne  serait  plus  facile  que 

I.  Je  ne  crois  pas  que  dur  soit  exclusivement  durum,  pas  plus  que 
maison,  hôtel  ne  sont  exclusivement  mansione,  hospitale.  J'espère 
pouvoir  le  démontrer  dans  une  prochaine  étude. 


PATOLOGIE    V.T   TERAPKUTIQUF    VERBALES  39 

de  le  démontrer,  si  notre  Atlas  n'était  pas  une  œuvre  très 
incomplète  '  :  nous  n'avons  qu'accidentellement  la  forme 
féminine  de  dur,  et  là  où  nous  l'avons,  elle  se  trouve  en- 
globée dans  L'aire  mstrfe  «  matura  ». 

Si  durte  coïncidait  géografiquement  avec  mûrie,  la  géogra- 
iîe  linguistique  nous  autoriserait  à  affirmer  que  le  féminin 
durte  est  dû  à  une  nécessité  imposée  par  l'emploi  de  dur 
comme  substantif;  car  une  analogie  adventice  ne  couvrirait 
pas  Taire  d'une  analogie  nécessaire  ou  utilitaire.  Nous  ne 
pouvons  l'affirmer. 

Et  si  la  géografie  linguistique  nous  obligeait  à  recon- 
naître dans  durte  une  simple  imitation  non-utilitaire  de 
mûrie,  alors  nous  poserions  la  question:  est-il  convenable 
que  nous  appelions  du  même  nom  d'analogie  et  l'analogie 
réparatrice,  utilitaire,  primaire  de  mûrie,  et  l'analogie  ad- 
ventice, non-utilitaire,  imitatrice,  secondaire,  simulatrice 
d'utilitarité. 

Si  dure,  sure  «  acide  »,  dédaignant  leur  parenté  fonique 
avec  obscur,  pur,  sur,  futur,  prennent  modèle  sur  murte, 
dont  le  modèle  m'est  inconnu,  en  tant  que  immédiatement 
fonique  {..urte,  ..eurte)  et  doit  être  cherché  bien  loin  (forte, 
morte,  sinon  verte),  il  est  évident  que  mur,  dur,  sur  (Saint- 
Pol  :  suri)  n'ont  pas  été  individuellement,  simultanément 
et  identiquement  mis  en  mouvement  vers  murte,  durte,  surte, 
et  que,  à  côté  d'une  analogie  utilitaire  pour  l'un  ou  l'autre, 
il  y  a  analogie  adventice  pour  l'un  ou  l'autre. 


Si  bleu  donne  au  féminin  bleuie,  et  bleuve  —  nous  écar- 
tons, bien  entendu,  tout  lien  traditionnel   de  cette  forme 

1 .   Encore  une  fois,  je  le  répète,  personne  n'est  plus  persuadé  que  moi 
de  l'insuffisance  de  l'Atlas  ling.  de  1.1  France. 


40  REVUE    DE    TILOLOGIE    FRANÇAISE 

avec  d'anciennes  formes  ayant  les  consonnes  f  et  v  —  il  y 
a  dans  l'analogie  qui  les  produit  non  pas  exubérance,  raco- 
lage, mais  secours  térapeutique.  En  face  de  blanc-blanche, 
brun-brune,  vert-verte  —  bleu-bleue  ne  va  pas:  l'action  analo- 
gique s'exerce  des  trois  premiers  sur  le  quatrième. 

Verte  —  il  en  est  de  même  des  autres  —  dont  le  mas- 
culin est  vert,  avec  t  encore  prononcé,  ne  peut  entrer  ici  en 
fonction  térapeutique,  l'état  fonétique,  puissant  tiran,  s'y 
oppose.  Ce  sont  cependant  ces  mots  qui  constituent  l'ac- 
tion analogique,  et  ce  ne  sont  pas  eus  qui  l'excerceront 
matériellement. 

Ah  !  si  c'était  eux  qui  pouvaient  faire  valoir  une  auto- 
rité sémantique,  et  conséquemment  fonétique  sur  bleu  (je 
pense  à  vert  plus  particulièrement),  ils  en  auraient  fait  un 
mot  bien  autrement  robuste  et  dérivateur  qu'il  ne  l'est, 
après  avoir  subi  l'action  analogique  qui  lui  est  particulière  ! 

Mettez  en  parallèle  les  multiples  dérivés  de  vert  {ver- 
dissant, verdoyant,  verdoyer,  verdure)  avec  les  imaginaires  de 
bleu,  et  vous  comprendrez  l'afflus  des  équivalences  de  ce 
dernier,  accourues  pour  en  soutenir  la  paralisie  formatrice 
—  quoique  les  écrivains  en  modifient  les  allures  séman- 
tiques plus  ou  moins  contrairement  à  leur  origine  première. 
(A%ur,  son  emploi  et  sa  suite  —  émeraude  a-t-il  le  même 
développement  dérivateur  ?  —  Fers  que  l'on  fait  revivre, 
jusque  dans  les  prospectus  des  magasins  de  nouveautés.  — 
Notre  pauvre  bleuté,  dont  ne  veulent  pas  nos  dictionnaires. 
«  Bleusir  est  mauvais  »,  dit  Littré,  tandis  que  noircir  est 
bon.  La  langue  est  une  marâtre  pour  bleu). 

L'analogie  ne  pouvait  venir  à  bleu  d'un  nom  de  couleur: 
il  ne  peut  y  trouver  de  modèle,  il  est  enchaîné  à  sa  forme, 
il  ne  pourra  s'évader  au  gré  de  sa  volonté,  il  ne  pourra  que 
desserrer  un  peu  ses  liens.  Sa  transformation,  pour  raison 
d'état   patologique,   sera    purement  mécanique,  sans   être 


PAT0L0G1E    ET   TERAPEUTIQUE    VERBALES  41 

accompagnée  d'un  rapprochement  formel  avec  les  modèle 
qui  agissent  sur  lui,  et  le  procédé  fonético-mécanique  va 
devoir  lui  suffire,  comme  un  pis-aller. 

Ce  sont  les  adjectifs  en  ..cur,  ..eus,  ..euse  au  féminin,  et 
en  ..citf  ..cuve  qui  s'acquittent  de  la  fonction  requise.  Ils  la 
rempliront  par  pis-aller,  et  nous  ne  saurions  dire  que  l'ac- 
tion analogique  émane  d'eus.  Elle  n'est  pas  exubérante,  elle 
est  requise  par  la  famille  blanche,  verte,  brune  qui  ne  peuvent 
secourir  bleue. 

La  preuve  que  ce  n'est  pas  la  puissance  analogique  de 
..euse  et  de  ..cuve  qui  produisent  Meuse  et  bleuve,  elle  est 
entière  et  complète  dans  l'hésitation  des  parlers  à  recourir 
indifféremment  soit  à  ..euse,  soit  à  ..euve  (heureuse,  curieuse 
—  neuve,  veuve).  Dans  les  parlers  français,  c'est  un  chassé- 
croisé  dont  la  carte  bleu  de  l'Atlas  offre  le  tableau  le  plus 
saisissant  que  nous  puissions  souhaiter. 


Si  vert  fait  de  ver  de  :  verte,  il  est  de  toute  évidence  qu'il 
s'agit  d'une  action  analogique  exubérante  émanant  de  vert, 
dont  la  constitution  est  plus  robuste,  en  tant  que  forme 
masculine,  sur  un  féminin,  qui  n'est  point  impotent,  mais 
qui  n'a  aucune  raison  pour  ne  pas  s'associer  plus  intimement 
à  son  masculin  — cette  analogie  exubérante  n'est  d'ailleurs, 
elle  aussi,  qu'une  analogie  réparatrice,  si  l'on  considère  que 
la  mentalité  de  la  langue,  libérée  de  son  lien  étimologique, 
veut  qu'une  même  idée  soit  exprimée,  autant  que  possible, 
par  un  même  radical,  auquel  s'attache  éventuellement  une 
désinence  de  valeur  morfologique. 

Quelle  est  l'extension  de  verte?  Conformément  ;i  sa 
nature  qui  ne  s'impose  pas  immédiatement  et  infaillible- 
ment, il  n'est  pas  répandu  surtout  le  territoire  de  la  langue 


z)2  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

d'oui,  et  laisseà  verde  plus  d'une  aire  (moitié ouest,  notam 
ment),  dont   l'une   nous   intéresse  tout  particulièrement. 
Celle-ci  s'étent  du  point  257  (Oise)  au  point  177  (Ardennes) 
en  une  zone  très  étroite  à  l'ouest  et  un  peu  plus  large  à 
l'est. 

Si  vert,  par  sa  forme  féminine,  fait  le  féminin  noirte,  dirai- 
je  qu'il  s'agit  d'une  action  analogique  exubérante.  Ce  serait 
une  erreur  que  la  géografie  linguistique  redresse  en  un  clin 
d'oeil  :  noirte,  dans  la  langue  d'oui,  n'a  qu'une  très  petite 
extension,  il  n'existe  que  dans  la  moitié  du  Pas-de-Calais 
et  les  cinq  points  avoisinants  278,  295,  281,  272,  270. 
Ailleurs  pas  trace  de  noirte. 

Mais,  direz-vous,  qui  vous  dit  que  noirte  soit  fait  sur 
vert.}  Ceci  :  dans  le  voisinage  immédiat  du  Pas-de-Calais 
ayant  noirte,  on  trouve  noerde  à  Vermand  (Lettres  de  Pierre- 
Louis  Gosseu  adressées  à  un  journal  de  Saint-Quentin)  — 
Vermand  n'a  plus  cette  forme  actuellement  d'après  l'Atlas, 
et  cette  circonstance  explique  bien  l'absence  de  noirte  en 
quelques  points  intermédiaires  de  notre  Atlas,  où  on  l'at- 
tendrait, et  où  il  a  vraisemblablement  existé  —  puis,  dans  le 
voisinage  de  Vermand,  aus  points  161  et  251,  où  l'on  a 
noir  de  (pron.  à  la  française).  Or,  ces  trois  points  sont  pré- 
cisément dans  la  zone  où  nous  avons  dit  que  verde  est  resté, 
et  n'est  pas  devenu  verte.  Cette  preuve,  d'ordre  matéma- 
tique,  nous  dispense  de  poser  la  question,  superflue  même 
pour  d'éventuels  contradicteurs  :  de  quel  autre  mot  que 
vert  —  noir  pourrait-il  recevoir  une  influence  analogique  ? 

Ainsi,  le  masculin  vert  exerce,  aus  points  251,  169,  une 
influence  analogique  sur  le  féminin  noire,  alors  que  ce  même 
vert  n'y  exerce  aucune  influence  sur  son  propre  féminin 
verde  ?  «  Noir  »  est  attiré  davantage  par  verde  que  ne  l'est 
verde  par  «  vert  »  ?  Et  l'on  appelé  analogie  fonétique  noirde 
•<  verde,  et  l'on  appelé  analogie  fonétique   noirte  <  verte  ? 


PATOLOGTE    lï    TÉRÀPEUTIQ.UE    VERRAI 

Et  vert  a  une  puissance   analogique  inhérente,  exubérante 
qui  se  déverse  également  et  sur  verde  et  sur  noire  ?  Quelles 

absurdités  ! 

Et,  si  «  vert  »  ne  pouvait  d'aucune  façon  imaginable  at- 
teindre noire  pour  en  faire  noirde  sans  toucher  à  verde,  en 
quoi  noire  avait-il  un  caractère  fonétique  qui  motivât  n'im- 
porte quelle  intervention  analogique? 

Noir  masculin,  noire  féminin  est  aussi  sain  fonétique- 
ment  que  blanc-blanche,  que  vert-verte,  que  brun-brune,  que 
gris-grise.  A-t-il  changé  —  admettons  même  l'absurde  — 
pour  que  le  féminin  soit  aussi  dissemblable  de  noir  que  le 
sont  blanche,  verte,  brune,  grise,  de  blanc,  etc.  Et  jaune  ?  Et 
rouge  ? 

Vert  n'a  de  puissance  analogique  que  vis-à-vis  de  verde, 
et  cette  puissance,  il  la  tient  non  pas  de  la  fonétique,  mais 
uniquement  de  son  caractère  morfologique  de  forme  mas- 
culine. 

Verte,  verde  n'ont  rien  en  eus  qui  leur  donne  une  puis- 
sance analogique  :  ils  la  tiennent  de  noire,  qui  leur  emprunte 
leur  forme,  parce  qu'il  en  a  besoin  pour  se  défendre,  ou, 
si  l'on  veut,  pour  se  travestir,  visé  qu'il  est  par  un 
ennemi  '. 

Il  faut  donc  que  «  noire  »,  dans  la  petite  aire  où  il  est 
noir  le  et  noirde,  ait,  pour  s'être  travesti,  une  raison  particu- 
lière, que  n'a  pas  le  reste  du  domaine  de  la  langue  d'oui, 
où  l'on  ne  trouve  pas  trace  de  ce  travestissement. 

Vraisemblablement,  cette  raison  ne  remonte  pas  très 
haut  dans  la  langue,  puisque  nous  n'en  avons  pas  de  trace 

i.  Il  ne  me  parait  pas  que  les  linguistes  soient  convaincus  que  le  nom 
de  Dupont  de  F  Eure  a  été  autrefois  Dupont,  tout  court.  Pourquoi, 
aujourd'hui  20  mars  1920,  M.  Henri  Mohat  communique-t-il  aus  lec- 
teurs du  Petit  Parisien  qu'il  n'a  rien  de  •commun  avec  un  M.  Henri 
Moka,  condamné  ? 


44  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

dans  les  textes  anciens,  puisque,  géografiquement,  son 
effet  se  situe  avec  une  exactitude  parfaite  par  rapport  à  verte 
et  ver  de  où  il  nous  apparaît  encore  aujourd'hui  —  verte  ne 
peut  faire  naître  noerde,  et  verde  ne  peut  faire  naître  noirte  ; 
une  transposition  des  termes  n'est  pas  possible  —  puisque, 
enfin,  elle  est  postérieure  à  des  faits  longuement  exposés 
dans  mon  étude  sur  les  noms  de  l'abeille . 

Quelle  est  donc  cette  raison  particulière  ? 

Oire  «  d'or,  dorée  »  a  existé  ailleurs  que  dans  la  région 
artésienne,  peut-être  dans  toute  la  langue  d'oui.  Il  a  disparu, 
absorbé  qu'il  a  été,  selon  toute  vraisemblance,  par  'noir 
(u)ne  oire  merle  ^>  une  noire  merle)  l.  Que  cette  absorption 
d'oire  par  noire  ne  se  soit  pas  produite  simultanément  dans 
tout  le  territoire  de  la  langue  d'oui,  cela  est  naturel,  j'ima- 
gine. Quoire  a  persisté  dans  la  région  septentrionale  de  la 
France  plus  longtemps  qu'ailleurs,  cela  ressort  du  fait,  pour 
le  moins  très  probable,  que  le  nom  d'oire  merle,  qui  dési- 
gnait primitivement  le  «  loriot  »  (à  plumage  doré),  et  a 
passé  au  «  merle  »  (dont  le  mâle  a  un  bec  doré),  implique 
la  transparence  sémantique  d'oire,  donc  la  transparence  éti- 
mologique,  laquelle  a  été  détruite,  comme  oit  par  noir  ail- 
leurs, ici  dans  noire  merle  {ime  oire  merle  —  le  merle  étant 
un  oiseau  à  plumage  noir).  Que  ce  glissement  d'oire  en 
noire  ait  été,  d'autre  part  —  dans  une  lutte  qui,  ailleurs 
antérieure,  n'a  point  produit  les  mêmes  effets  ou. . .  ne  les 
a  produits  qu'éfémèrement  et  pareillement  aus  formes 
noirtes,  de  la  disparition  desquelles  nous  venons  d'avoir  des 
indices  (Vermand) — que  ce  glissement  ait  été  accompagné 
d'un  glissement  inverse,  affectant  noire  en  lutte  avec  oire, 

i .  Dans  notre  région  l'adjectif  se  préposait  au  substantif  beaucoup 
plus  souvent  qu'il  ne  le  fait  aujourd'hui,  et  il  faut  tenir  conte  de  cet  usage 
sintactique  dans  l'évolution  fonétique  subie  par  nombre  de  mots.  Nous 
allons  en  voir  des  exemples. 


PAT0L0&1E    El    TÉRAPEUTIQ.UE   VERBALES  45 

et  que  ce  notre  affecté  ait  recouru  à  verte  et  à  verde  pour 
devenir  noirte  et  noirde,  cela  peut  paraître  compliqué  et 
cela  me  parait  cependant...  très  naturel. 

Cette  explication  est  même  la  seule  qtii  puisse  rendre 
compte  de  noirte  et  noirde,  où  que  ces  formes  se  trouvent 
—  si  on  les  trouve  ailleurs  —  et  elle  vaut  tout  particuliè- 
rement pour  les  avoir  situées  dans  la  patrie  de  nwarmel 
«  merle  »  '. 

Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs,  il  reste  un  fait  acquis,  c'est 
que  noirte  et  noirde  témoignent  d'une  analogie  extorquée  à 
verte,  verde,  qui  n'en  peuvent  mais  de  s'y  être  prêtés. 


* 


Voici  un  cas  qui  sera  plus  démonstratif  encore  de  la  pas- 
sivité avec  laquelle  la  même  forme  verte  se  prête  à  son  rôle 
réparateur.  Il  montrera  sous  un  jour  de  violence  extrême 
l'analogie  de  forme  arrachée  par  un  mot  à  verte,  qui  sort 
non  seulement  de  son  entourage  sémantique,  mais  de  tout 
rayonnement  analogique,  dont  on  pourrait  le  croire  séman- 
tiquement  capable.  Le  mot  traité  analogiquement  paraîtra 
un  décalque  de  lettres,  quoiqu'il  soit  certainement  un 
décalque  de  sons,  paraîtra  une  œuvre  de  scribe,  quoiqu'il 
soit  bien  certainement,îet  uniquement,  œuvre  de  parlant. 

La  géografie  linguistique  va  nous  montrer  comment  un 
substantif  a  obligé  un  adjectif  à  appuyer  sa  forme  féminine 
sur  verte,  comment  les  trois  mots  terre,  tendre  et  verte  sont  en 
rapport  analogique,  les  deus  premiers  étant   formellement 


1.  A  ce   propos  —  par  infraction  à  ma  détermination    de  ne  point 

mettre  en  œuvre  mes  propres  matériaus        je  me  permès  de  compléter 

les  formes  nwarmel  d'une  forme  identique  que  j'ai  relevée,  il  y  a  36  ans, 

à  Hesdin,  point  tout  proche  des  deus  qui  ont  noire  mère  =   noir  oiseau 

merle  ». 


4é  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

identiques,  le  troisième  étant  appelé  à  disjoindre  la  forme 
commune  aus  deus  premiers. 

Cette  étrange  coïncidence  formelle  d'un  substantif  avec 
un  adjectif  et  la  confusion  sémantique  nécessaire  pour 
qu'il  y  ait  eu  incompatibilité  d'existence  n'a  pu  se  produire 
'  que  dans  un  unique  emploi  du  substantif  (pomme  de  terre), 
où,  segond  élément  de  la  locution,  il  peut  être  considéré, 
formellement,  comme  un  adjectif. 

Si  la  géografie  linguistique  nous  montre  que  l'aire  de 
l'emploi  unique  du  substantif,  à  segond  élément  capable 
d'être  conçu  comme  adjectif,  est  en  même  tens  l'aire  où 
l'adjectif  appelé  verte  à  son  secours  pour  échapper  à  l'em- 
prise du  substantif,  elle  nous  aura  fourni  une  preuve  mate- 
ra atique-— contre  laquelle  s'insurgeront  envaintous  les  lin- 
guistes du  monde  —  que  l'action  analogique,  extorquée  à 
verte,  est  une  action  térapeutique  de  forme,  n'ayant  pour 
base,  de  part  et  d'autre,  aucune  vertu  sémantique,  mais  of- 
frant seulement  une  possibilité  pour  tendre  d'être  autre 
chose  que  ce  qu'il  était,  d'être  un  adjectif,  de  substantif 
qu'il  était  ou  pouvait  être. 


* 


Le  latin  tenerum  «  tendre  »  aboutit  régulièrement  dans 
les  territoires  picard  et  wallon  (Somme,  Pas-de-Calais, 
Nord,  Wallonie,  moitié  nord  de  l'Oise,  extrémité  occiden- 
tale de  l'Aisne)  à  tenre  ou,  par  assimilation,  à  ter.  Ce  double 
produit  résulte,  je  pense,  d'une  différence  de  traitement, 
selon  que  tenr  est  traité  comme  protonique  —  il  l'était, 
lorsque  l'adjectif  se  plaçait  devant  le  substantif,  cas  beau- 
coup plus  fréquent  autrefois  que  de  nos  jours  <  —  et  selon 

i.  De  là  des  féminins  bhlk  en  Wallonie,  des  masculins  brun'  dans  les 
Vosges,  qui  dépendent  linguistiquement  de  la  Wallonie,  quoique  sépa- 
rés par  la  «  trouée  de  la  Meuse  ». 


PATOLÔGIB    ET    rÉRAPEUTlOPE    VERBALES  47 


qu'il  était   traite   comme  tonique  —  et.  vendredi,  mais  en 
tenant  compte  du  tait  que,  dans  notre  région,  le  typedivendre 

a  persisté  beaucoup  plus  longtemps  que  dans  le  reste  de 
la  France  d'oui.  Nous  n'avons  pas  à  traiter  ici  de  ce  sujet. 
Ce  qu'il  nous  importe  de  savoir,  c'est  que  ter  «  tendre 
masculin  »,  forme  unique  dans  la  moitié  occidentale  du 
territoire  ci-dessus  délimité,  va  en  s'égrenant  en  Wallonie, 
mais  atteint  cependant  la  limite  allemande,  où  sa  fréquence 
s'accentue  même. 

La  tonne  ter,  contormément  à  Fétimologie,  est  égale- 
ment la  forme  féminine  de  «  tendre  »  ;  mais,  en  une  petite 
région  de  la  moitié  occidentale,  d'une  étendue  bien  moins 
considérable  que  celle  de  noirte,  'noirde  pour  notre,  elle  s'est 
transformée  en  1er  te.  Cette  transformation  s'est  produite 
aus  points  274,  273,  285,  29e  et  284,  ce  dernier  point  étant 
Saint-Pol,  dont  le  parler  nous  est  bien  connu  grâce  au 
lexique  d'Edmont. 

Voici  ce  que  nous  dit  le  Lexique  Saiut-Polois  : 
«  1er  ou  téer  (au  fém.  ter  ou  tert)  +    adj.   tendre.    Du 
pain  tir,  des  tert-épwar  »  [«  tendres  poires  »  — remarquez 
que  l'adjectif  précède  encore  le  substantif]. 

Ainsi,  malgré  que  tenre  ait  un  r  appartenant  à  une  autre 
sillabe,  il  se  comporte  comme  vert-verte  pour  former  son 
féminin. 

D'où  lui  vient  la  nécessité  de  se  transformer?  Pourquoi 
ne  dit-on  pas  à  Saint-Pol  des  ter  pwar  ?  On  le  dirait  sans 
inconvénient,  puisque:  «  au  fém.  ter  ou  tert  ».  Tert,  de 
l'exemple  tert-é  pwar,  est  dû  à  un  emploi  particulier,  con- 
current de  ter,  et...  analogique  (oh  !  bien  près  de  son  em- 
ploi originaire),  l'emploi  nécessaire  de  tert  pour  désigner 
«  tendre  féminin  »  dans  la  collision  pomme  terre  signifiant 
«  pomme  de  terre  »  et  «  pomme  tendre  ».. 

Cependant,  je  suis  obligé  de  convenir  que  pomme  de  terre 


4^  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

devenait  nécessairement  pom  éd  ter,  puis,  par  assimilation  du 
à  avec  t,  pom  é  ter.  C'est  le  produit  régulier  que  devait  don- 
ner et  qu'a  réellement  donné pomme.de  terre.  Mais,  peut-être 
existait-il  une  autre  prononciation,  négligée,  estropiant  la 
formule  ethnologique  en  tendant  à  la  réduire  à  une  unité 
lexicale:  c'était  pomme-ter,  prononciation  qui  n'est  pas  par- 
ticulière à  notre  aire  ter  «  tendre  »,  elle  se  révèle  ailleurs  et 
y  est  pom  terre,  ou  y  a  produit  pot  ter  (voir  la  carte  de  l'At- 
las). Ce  parallèle  pourrait  nous  suffire  et  nous  pourrions  y 
avoir  recours.  Ce  n'est  cependant  pas  ainsi  que  je  me 
représente,  en  Artois,  la  marche  de  pomme  de  terre  à  pomme- 
terre.  Elle  est  en  Artois  beaucoup  plus  naturelle  :  avant 
d'être,  ou  tout  en  étant  pom  éd  terre,  la  «  pomme  de  terre  » 
était  pom  d'terre,  le  heurt  des  consonnes  pouvait  être  évité 
soit  comme  nous  venons  de  le  voir  (>>  pom  é  terre),  soit 
par  pom-terre. 

J'avoue  donc  sans  scrupule  et  sans  la  moindre  appréhen- 
sion de  voir  mon  interprétation  exposée  à  une  objection 
contradictoire  de  valeur  —  bien  au  contraire  —  qu'à  Saint- 
Pol  la  «  pomme  de  terre  »  ne  se  dit  pas  du  tout  pomme- 
terre. 

A  Saint-Pol,  la  «  pomme  de  terre  »  est  une  pèm  e  ter  ou 
pèm  ed  ter,  et...  elle  ne  peut  pas  être  une  pomme-terre, 
puisque  ter  («  au  fém.  ter  ou  tert  »)  est  aussi  bien  terre  que 
tendre  féminin.  Nous  ne  pouvons  guère  nous  attendre  à 
trouver  à  Saint-Pol  le  cors  du  délit  {pomme-terre)  en  même 
tens  que  ce  qui  le  remplace  ;  nous  ne  pourrions  nous 
attendre  à  l'y  trouver  que  parce  qu'il  est  conditionnellement 
remplacé,  et*alors  sa  présence  serait  en  contradiction  avec 
la  raison  d'être  de  tert  «  tendre  féminin  »  :  cette  contradic- 
tion n'existe  ni  à  Saint-Pol,  ni  aus  quatre  autres  points 
ayant  tert  «  tendre  ».  Une  pomme-terre  ne  sera  plus  jamais 
une  «  pomme  de  terre  »,  mais  elle  l'a  été  —  ou  plutôt  elle 


PATOLQGIË   ET  TÉRAPEUTIQÛE  VERBALES  49 

l'a  été  ou  ne  l'a  jamais  été,  selon  qu'on  se  figure  l'inter- 
vention de  tert  comme  prévenant  la  menace,  comme  y  pa- 
rant, ou  comme  remédiant  au  coup  porté  par  la  collision. 

Et  qu'a-t-on  à  Saint-Pol  à  la  place  de  ce  pomme-terre,  ayant 
existé  ou  n'ayant  jamais  existé  ?  On  y  a  deus  formes,  ..une 
dualité  lexicale  ! 

Pem  e  ter,  qui  est  la  forme  fonétique  en  laquelle,  par  as- 
similation du  à  avec  /,  glisse  nécessairement  pomme  ed  terre, 
remontant  à  pomme  de  terre,  fait  simultanément  avec  tert 
«  tendre  »,  ou  postérieurement  à  la  disparition  de  pomme- 
terre  homonime,  et  pem  ed  ter,  qui  est  la  forme  ethnolo- 
gique, précieusement  tenue  à  l'abri  de  toute  évolution 
naturelle,  la  forme  reconstituée  pour...  jusqu'à  demain 
peut-être,  et...  reconstituable  demain,  quand,  demain,  pem 
ed  ter  sera  devenu  pem  e  ter. 

J'ai  dit  plus  haut  que  je  constatais,  sans  appréhension  pour 
la  valeur  de  mon  explication,  l'état  actuel  de  «  pomme  de 
terre  »  à  Saint-Pol,  bien  au  contraire. 

Peut-être  aurait-il  été  plus  habile  de  ma  part  de  faire 
précéder  l'état  saint-polois,  où  les  incidents  de  la  lutte  sont 
mieus  connus,  plus  nuancés,  plus  conformes  à  celui  que 
présente  une  ville,  des  états  résultant  d'une  enquête  auprès 
d'un  seul  individu,  partant  plus  absolus,  et  plus  directement 
approbatifs  de  notre  explication,  mais  moins  conformes  à 
la  réalité. 

Voici  ces  états  : 

Au  point  296,  a  pomme  de  terre  »  et  «  pomme  tendre  » 
sont  homonimes  (pœm  ter). 

Au  point  273,  «  pomme  de  terre  »  est  pem  ter,  mais 
«  pomme  tendre  »  pem  tert. 

Au  point  285,  «  pomme  de  terre  »  est  pem  e  ter,  mais 
«  pomme  tendre  »  pem  tert  ou  téer. 

4 


50  REVUE   DE   FÎLOLOGÎE   FRANÇAISE 

Au  point  274,  «  pomme  de  terre  »  est  pem  e  ter,  mais 
«  pomme  tendre  »  pem  ter  t. 

Il  y  avait,  dans  la  région  picarde  de  l'aire  ter  «  tendre  », 
trois  possibilités  d'existence  au  delà  de  l'évolution  desquelles 
il  y  aurait  eu  nécessairement  confusion  de  «  pomme  de 
terre  »  et  de  «  pomme  tendre  »,  confusion  d'ailleurs  sur- 
venue directement  par  la  prononciation  pomme-terre  tendant 
à  réduire  le  composé  à  une  unité  lexicale. 

Ces  trois  possibilités  sont  : 

pomme  de  terre  >>  pomme  éd  terre  >  pomme  é  terre. 

Ces  trois  possibilités  couvrent  effectivement  l'aire  pi- 
carde de  ter  «  tendre  »,  à  l'exception  des  cinq  points  296, 
273,  274,  285  et  284,  dans  les  trois  premiers  desquels 
«  pomme  de  terre  »  et  «  pomme  tendre  »  offriraient  pro- 
bablement un  mélange  identique  à  celui  qu'Edmont  cons- 
tate à  Saint-Pol,  si  nous  en  connaissions  les  parlers,  comme 
nous  connaissons  celui  de  Saint-Pol,  pris  par  nous,  à  juste 
titre,  comme  tipique  de  deus  traditions  naturelles. 

La  faculté  de  réfection  de  pomme  de  terre  exempte  le  parT 
1er  d'avoir  à  lui  trouver  un  substitut  lexical  ou  de  recourir 
à  tout  autre  procédé  de  réparation  :  tous  les  parlers,  appelés 
à  admettre  et  à  réparer  pomme  de  terre,  n'ont  pu  s'en  con- 
tenter ;  ils  n'ont  pas  pu  ou  n'ont  pas  su  utiliser  cette  faculté 
de  réfection,  nous  allons  le  voir  plus  loin. 

Un  mot,  qui  voulait  échapper  à  la  confusion  de  ter 
«  tendre  »  et  «  terre  »  dans  un  seul  emploi  commun  (c'est- 
à-dire  dans  pomme  ter),  allait-il  y  échapper  par  une  substi- 
tution lexicale,  qui  s'étendrait  à  tous  les  emplois  de  «  tendre  » 
(lequel  est  le  mot  soumis  à  la  médication),  alors  qu'une 
médication  d'une  simplicité  élémentaire  se  présentait  à  cet 
unique  emploi  commun,  où  se  manifeste  l'intolérabilité  de 
la  confusion,  alors  que  la  reconstitution  étimologique  de 
«  pomme  de   terre   »,  telle  qu'elle  s'est  réellement  faite  à 


PAT0LOG1E   ii    ri  kaim i  non:   \krbalks  51 

Saint-Pol  et  an  point  285,  détruisait  à  tout  jamais  et  Confu- 
sion et  menace  de  confusion  ?  Il  n'y  avait  pas  lieu  de 
mettre  en  mouvement  toute  la  a  lexicalité  »  de  «  tendre  » 
sous  les  exigencesde  «  tendre  »  en  rapport  avec  «  pomme  », 
il  n'y  avait  pas  lieu  de  recourir  à  une  substitution  lexicale, 
l'accident  homonimique  étant  étroitement  localisé  en 
pomme- ter. 

Terte,  remède  apporté  à  une  infime  partie   du  cors  de 
«  tendre    »,  n'allait  pas  être  appliqué  à  tout  le  cors:  tout 
au  plus  pouvait-il  s'épandre  sur  quelque  partie  voisine  de 
la  partie  malade  (terté  pwar  «  poires  tendres  »,  mais  «  au 
fém.  1er  et  tert  »).   Terittst  la  contrepartie  térapeutique  de 
Pomnic   de  tern,    reconstituant  de  pomme-terre,   et   terte  n'a 
d  emuse  que    dans   l'imminence  constante,  je  dirai   même 
journalière,  d'un  glissement  de  pomme  de  terre  à  potn  é  ter, 
tonne  où  la  transparence  fonétique    du  mot  disparaît  — 
c'est  la  forme  qu'affectent  régulièrement  les  mots  à  groupe 
de  consonnes  imprononçables  (..tpw..),  ainsi  terté pwar  = 
0   tendres  poires  »,  alors   que  pom  é  ter  =  «   pomme  de 
terre   »,  qui  affecte  la  même  forme  que  pommes  tères  sans 
s'être  présenté  dans  une  collision  de  consonnes  semblables 
à  celle  de  terté  pwar  ~  et  qui  donne  ainsi  une  virtualité 
passagère,    éfémère,   mais    constamment  renaissante  à  ter 
«  tendre  féminin  »  en  rapport  avec  pomme  (conformément 
à  une  succession  ininterrompue  de  pomme  de  terre). 


Pourquoi,  à  Saint-Pol,  dit-on  des  tertes  poires  (Lexique 
Saint-Polois),  mais  des  pommes  tertes  (Atlas,  au  point  de 
Saint-Pol). 

Il  n'est  pas  possible  d'établir  une  différence  matérielle  de 
pomme  et  de  poire  susceptible  de  soumettre  ces  mots  à  une 


5  2       '  REVUE  DE   F1L0L0G1E   FRANÇAISE 

différence  de  traitement  quant  à  la  place  que  doit  occuper 
à  leur  égard  l'adjectif  «  tendre  ». 

C'est  blanc  bonnet  pour  bonnet  blanc,  qui  ont  été,  dans  le 
nord  du  moins,  absolument  identiques,  il  n'y  a  pas  long- 
'.ens  encore.  D'où  je  conclus  : 

—  que  tère pomme  «  tendre  pomme  »  aurait  été  un  moyen 
térapeutique  parfait  pour  éviter  la  collision  de  «  tendre  » 
avec  «  terre  »  dans  pomme  tendre  et  pomme  de  terre,  la  for- 
mule terre-pomme  pour  «  pomme  de  terre  »  étant  impos- 
sible ; 

—  que  la  formule  tère  poire  était  par  contre  parfaitement 
admissible,  comme  réparatrice  de  poire-terre,  formation 
parallèle  à  pomme- terre,  la  formule  terre-poire  pour  «  poire  de 
terre  »  étant  impossible  ; 

—  que  tère  poire  «  tendre  poire  »  était  une  guérison  par- 
faite, mais  une  guérison  d'un  mal  qui  n'existait  pas,  puis- 
qu'il n'y  a  pas  de  poire-terre  «  poire  de  terre  »  ;  que  si  cette 
guérison  existe,  sans  avoir  été  précédée  de  maladie,  le  moyen 
térapeutique  n'a  pu  être  emprunté  à  1ère  pomme,  «  pomme  » 
n'y  ayant  pas  eu  recours  pour  être  «  pomme  tendre  »  ;  que 
la  place  prépositive  a  dû  être  un  moyen  térapeutique  de 
libérer  le  parler  d'une  confusion  de  «  terre  »  avec  «  tendre 
féminin  »  ;  que  poire  en  a  usé  analogiquement  sur  le  modèle 
de  pomme,  et  n'a  pas  suivi  ce  modèle  dans  l'évolution  post- 
positive à  «  pomme  terte  »,  tout  en  le  suivant  dans  sa  créa- 
tion de  terte,  de  sorte  que  «  terte  poire  »  porte  la  trace  de 
deus  remèdes,  de  deus  recours  térapeutiques. 

C'est  ce  que  je  conclus,  à  moins  que  la  formule  terre- 
poire  «  pomme  de  terre  »  ne  soit  vraiment,  non  seulement 
possible,  mais  réellement  ou  latemment  existante,  comme 
une  traduction  du  type  krôpir  (==  Grundbimc  allemand) 
qui,  vraisemblablement,  a  eu  une  vie  plus  ou  moins  éfé- 
mère  dans  toute  la  France  d'oui,  et  qui  a  la  forme  parallèle, 


PATOLOGIE    ET   TERAPEUTIQ.UE    VERBALES  53 

poiretUj   dans  les  Vosges.  Je  rejeté  cette  possibilité  poul- 
ies deus  raisons  que  voici  : 

1)  Elle  ne  serait  admissible  que  si  Ton  admettait  la  pro- 
babilité d'une  traduction,  dont  la  parallèle  terre-pomme 
(—  Erdapfeï)  serait  tout  aussi  admissible,  ou  (Erdapjel 
n'existant  pas  dans  cette  région) .dont  une  forme  analogique, 
terre-pomme,  serait  inévitable,  à  nos  yeus.  Elle  est  à  rejeter, 
parce  que  Grundbirne  s'est  présenté  en  Artois  sous  la  forme 
crompire,  ou  quelque  autre  semblable,  tout  aussi  peu  trans- 
parente étimologiquement,  et  que,  d'ailleurs,  en  Artois, 
nous  ne  sommes  point  en  un  pays  bilingue,  comme  la 
Suisse,  où  un  Bûrgermeistef  devient  un  maître  bourgeois. 

2)  Elle  ne  rendrait  pas  conte  de  la  différence  affectant 
pomme  d'une  part,  poire  de  l'autre  («  pomme  tendre  »,  mais 
«  tendre  poire  »),  et  cette  objection  à  l'hipotèse,  est,  à 
mon  sens,  encore  plus  catégorique  que  la  première. 

Elle  est  si  catégorique,  que  je  me  dispense  de  recourir  à 
mon  ami  Edmont  pour  obtenir  de  lui  de  plus  amples  ren- 
seignements :  ceus-ci  ne  sauraient  que  limiter,  dans  des 
bornes  plus  ou  moins  personnelles,  l'accès  de  formes  ana- 
logiques dans  le  féminin  de  «  tendre  »,  préciser,  à  Saint-Pol, 
l'emploi  «  du  fém.  ter  »  à  côté  du  «  fém.  tert  »,  leur  emploi 
respectif  à  leur  étape  actuelle,  sans  infirmer  en  aucune 
façon  notre  point  de  vue  sur  l'origine  de  tert,  la  coexistence 
de  deus  moyens  térapeutiq Lies,  et  les  capacités  analogiques 
qui  .se  sont  déployées  dans  la  lutte  lexicale  née  de  la  col- 
lision de  pomme  de  terre  avec  pomme  tendre,  sans  qu'une  pré- 
cision de  ce  que  l'on  pouvait  attendre  de  l'extension  de 
tert,  ou  de  ce  qui  dépasse  notre  attente,  puisse  en  aucune 
façon  influer  sur  notre  explication. 

Tert-e  pii'àr  est  un  témoin  de  deus  opérations  réparatrices 
du  même  accident.  Tère-poire  était  guéri,  terte-poire  est  dou- 
blement guéri. 


54  REVUE    DE    FILOI.OGIE    FRANÇAISE 

Je  ne  pense  pas  que  l'emploi  actuel  de  l'adjectif  pré- 
et  postpositif —  lequel  ne  se  laisse  ramener  que  bien  impar- 
faitement à  des  lois  constantes,  se  ramène,  par  conséquent, 
à  des  lois  qui  ont  été  lésées  pour  des  raisons  étrangères  à  leur 
application  intégrale  —  puisse  fournir  matière  à  des  objec- 
tions sérieuses. 

Je  n'aperçois,  au  contraire,  de  quelque  côté  que  j'envi- 
sage la  question,  qu'un  réseau  de  confirmations  du  point 
de  vue  exposé  ci-dessus. 

Débilité  et  restrictions  dans  l'emploi  de  tert,  basées  sur 
une  opportunité  accidentelle,  partielle,  qui  n'est  pas  une 
nécessité  et  qui  a  été  contre-balancée  par  l'emploi  d'un  autre 
moyen,  lequel  se  croise  avec  celui  que  représente  tert  en 
une  seule  et  même  forme  (des  tertes  poires)  :  voilà  des  con- 
ditions qui  me  paraissent  accréditer  ma  solution. 

Les  termes  du  problème  et  sa  solution  peuvent  être  ainsi 
résumés  : 

On  dit  à  Saint-Pol  pomme  terre  «  pomme  de  terre  »  et 
pomme  terte  «  pomme  tendre  »  contradictoirement  à  *  terre 
tomme  et  à  terte  pomme,  mais  conformément  à  pain  ter. 

Terte  poire  implique  l'existence  de  tère  pomme,  qui  ne  peut 
exister  réellement,  étant  contraire  à  la  sintaxe,  comme 
équivalent  possible  de  terra  pomme,  mais  dont  tère  poire 
est  seul  à  pouvoir  représenter  la  formule  et  dont  celui-ci 
est  le  plus  rapproché  sémantiquement  (pomme  :  poire) 
et  de  pomme  terte  qui  existe. 

Donc,  ter  te  poire  est  doublement  représentant  de  «  pomme  » 
en  rapport  avec  «  tendre  ». 

Pain  ter  est  la  forme  parallèle  de  pomme  tère  «  pomme 
tendre  »,  qui  n'existe  pas,  parce  qu'elle  ne  peut  exister, 
qu'elle  est  contraire  à  la  fonétique,  comme  équivalent  pos- 
sible de  pomme  terra  —  rappelons  que,  selon  nous,  ter 
représente  le  traitement  de  tenerum  protonique,  c'est-à-dire 
le  traitement  de  l'adjectif. préposé  au  substantif. 


PATOLOQJE    ET   TÈRAPEUTIQJTJE    VERBALES  5) 

Il  faut  donc  que  le  pivot  du  mouvement  soit  :  pomme 
ter  déterminant 

et  la  place  de  l'adjectif  par  rapport  au  substantif, 
et  la  création  de  lerte, 

et  ce  n'est  pas  pomme  tire  a  pomme  tendre  »,  car  celui-ci 
n'assigne  pas  une  place  déterminée  à  l'adjectif  ;  cène  peut 
être  que  pomme  lare  «  pomme  de  terre  ». 

—  «  Si  nous  vous  comprenons  bien,  c'est  donc  l'intro- 
duction de  la  pomme  de  terre  (chose  et  mot)  qui,  non 
seulement  a  provoqué  la  création  de  terte,  mais  a  aussi 
déplacé  tendre  dans  son  rapport  avec  le  substantif,  et  vous 
seriez  capable  de  nous  écrire  un  article  qui  porterait  le  titre 
d'Influence  de  V introduction  de  la  pomme  de  terre  sur  la  sintaxe 
de  «  tendre  »  à  S.  Pol. 

—  Et  pourquoi  pas?  Et  j'ajoute  :  bien  téméraire  serait 
celui  qui  objecterait,  au  développement  possible  de  cette 
influence  de  l'introduction  de  la  pomme  de  terre,  qu'il  a 
dû  être  bien  restreint,  puisqu'il  s'arrête  à  l'emploi  de 
«  poires  tendres  »  et  paraît  ne  pas  aller  au  delà.  Du  «  pain 
tendre  »  (par  la  postposition  de  tendre)  ne  m'ouvrirait-il 
pas  une  voie  vers  un  déploiement  de  l'influence  que 
«  poires  tendres  »  semble  vouloir  obstruer,  limiter  au  plus 
proche  voisin  de  «  pomme  »,  ne  trouverais-je  pas  en  pain 
ter  une  tangente,  qui  me  permettrait  de  m'évader  du  cercle 
étroit  où  tertes  poires  veut  me  reléguer? 

Bien  téméraire  serait  celui  qui  dénierait  à  la  sintaxe 
moderne  des  états  patologiques  et  des  états  restaurés.  Je 
dirai  même  :  à  quand  la  sintaxe  réparatrice  ?  Quand  on 
aura  enfin  introduit  dans  la  linguistique  l'usage  du  micros- 
cope et  relégué  dans  nos  musées  les  vieilles  besicles  dont 
on  s'est  servi  jusqu'ici. 


• 


$6  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

Dans  la  moitié  occidentale  de  ter  «  tendre  »,  où  ce  mot 
n'est  pas  en  concurrence  avec  la  forme  tente  —  mais  seule- 
ment dans  sa  forme  féminine,  et,  en  une  petite  aire  cen- 
trale, avec  tett,  aire  qui  apparaît  d'ailleurs  morcelée  en  deus 
—  nous  avons  dit  que  «  pomme  de  terre  »  existe  sous  une 
forme  qui  reste  étimologiquement  transparente  (pomme 
de  terre,  pomme  èd  terre,  pom  é  terre)  et  peut  coexister  avec 
ter  «  tendre  »,  la  troisième  forme,  pomme  é  terre,  étant 
cependant,  du  moins  dans  le  voisinage  de  Saint-Pol,  d'un  état 
précaire  vis-à-vis  de  tet  «  tendre  »,  aussi  précaire  qu'il  l'est 
à  Saint-Pol  même  (tette  pivat  «  tendres  poires  »  et  pom  e  tet 
«  pomme  de  terre  »).  De  là  une  question  qui  se  pose 
immédiatement  à  l'esprit  :  ces  parlers  de  l'aire  ter  «  tendre  » 
représentent-ils  une  tradition  ininterrompue  de  tenerum 
latin,  ou  ne  représentent-ils  pas  plutôt  un  retour  à  l'état 
étimologique  de  «  pomme  de  terre  »,  absolument  iden- 
tique à  celui  que  nous  avons  constaté  à  Saint-Pol.  N'ayant 
aucune  autre  raison  à  faire  valoir  que  ne  connaisse  déjà  le 
lecteur,  je  m'abstiens  d'émettre  mon  propre  jugement. 

Il  serait  de  mon  devoir  peut-être  de  poursuivre  nos 
recherches  dans  la  moitié  orientale  de  ter  «tendre  »,  où  ce 
mot  pourrait  avoir  été  en  conflit  avec  «  pomme  de  terre  ». 

Je  ne  remplirai  ce  devoir  qu'imparfaitement  :  aussi  bien 
ai-je  achevé  de  parler  de  la  formation  tert,  qui  était  l'objet 
de  la  discussion,  et  qui  ne  nous  apparaît  plus  dans  la  moitié 
orientale  de  l'aire. 

Encore  s'agit-il  de  dire  pourquoi  il  n'apparaît  plus. 

Je  me  contenterai  de  situer  les  problèmes  que  pose  cette 
partie  de  l'aire  ter  «  tendre  »,  plutôt  que  je  n'en  proposerai 
des  solutions  définitives. 

Sortant  du  Pas-de-Calais  —  et  de  l'aire  tert  en  même 
temps  —  nous  nous  trouvons,  dans  le  département  du 
Nord,  en  face  des  états  de  choses  suivants  : 


PATOLOG1E    ET   TERA  PEU  TIQUE   VERBALES  )J 

i)  Aucune  confusion  de  «  pomme  de  terre  »  et  de 
«  tendre  »  :  terre  y  est  régulièrement,  à  la  façon  originai- 
rement wallonne,  tierre;  «  tendre  »  y  est  ter,  et  «  pomme  » 
V  est  pœ  masculin.  Ainsi  281,  282. 

2)  «  Pomme  »  est  pi  masculin,  «  terre  »  est  ter,  conforme 
à  ter  «  tendre  ».  Recours  analogique  à  vert  inefficace. 
«  Pomme  de  terre  »  est  pè  d  ter.  Donc  «  pomme  de  terre  » 
s'est  préservé  d'un  glissement  fatal,  ou  — selon  le  jugement 
du  lecteur,  auquel  je  me  réfère  plus  haut  —  s'est  réétimo- 
logisé.  Ainsi  295. 

3)  Les  trois  autres  points  du  département  du  Nord  et  les 
trois  points  de  Wallonie  qui  les  avoisinent  au  nord,  dont 
deus  (290,  292)  ont  ter  et  târ  «  tendre  »,  ces  sis  points 
sont  à  l'abri  de  toute  confusion,  ayant  pour  «  pomme  de 
terre  »  un  terme  ancien,  dont  la  persistance  doit  être  expli- 
quée comme  celle  que  nous  constatons  dans  tout  le  reste 
de  la  Wallonie,  à  l'exception  des  deux  points  294  et  293, 
dont  il  est  question  ci-dessous. 

4)  Le  point  294a  pœ  «  pomme  »,  pœ  ter  «  pomme  tendre  », 
et,  à  côté  de  patate  «  pomme  de  terre  »...  pœé  ter1). 
Voilà  ce  qui  reste  de  pon  de  terre,  glissant  à  pon  terre  par  pon 
ed  terre  >>  pon  é  ter  et  que  patate  vient  sauver  du  naufrage 
complet! 

Le  point  293  a  pœ  «  pomme  »,  pœ  ter  «  pomme  tendre  », 
et.  .  .  pœ  n  ter  «  pomme  de  terre  »,  autre  échappatoire  (plus 
résistante,  paraît-il?!),  si  l'on  en  jugeait  — ce  que  nous  ne 
faisons  pas  —  par  l'absence  d'un  substitut  de  «  pomme  de 
terre  ».  Cf.  vèd  des  pommes  >>   vin  des  pommes. 

5)  Dans  tout  le  reste  de  la  Wallonie,  où  réapparaît  pomme 
«  pomme  »,  plus  trace  de  pomme  déterre,  et,  par  conséquent, 
plus  trace  de  confusion  avec  ter  «  tendre  ». 

1.  J'invite  le  lecteur  à  admirer  la  notation  d'Edmont. 


58  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

Ici  se  présente  le  problème  que  nous  croyions  avoir  résolu 
ou  «  solutionné  »  r  dans  la  Généalogie  des  mots  qui  désignent 
l'abeille  (p.  7)  et  que,  en  le  complétant,  nous  «  résolvons  » 
ainsi  :  pomme  de  tierre  était  impossible,  puisqu'il  était 
«  pomme  de  montagne,  de  tertre  ».  Aus  points  281  et  282, 
ci-dessus  mentionnés,  tierre  ne  saurait  guère  avoir  désigné 
«  montagne,  tertre  »,  et  voilà  pourquoi  on  y  a  trouvé  pomme 
de  tierre  dans  l'aire  de  ter  «  tendre  ».  Au  point  282,  à  la 
question  «  terre  »,  on  a  répondu  à  Edmont  ter;  au  point 
281,  on  lui  a  répondu  ter  ettyer. 

Et  ce  tyer  est,  d'après  l'Atlas  du  moins,  dans  tout  le  nord 
de  la  langue  d'oui,  dans  tout  le  wallon,  qui  possédait  cette 
forme  bien  régulière,  bien  fonétique, ...  le  seul  témoin 
autoctone  de  terra  latin,  la  seule  arche  du  pont  qui  relie 
encore,  à  cet  égard,  le  wallon  au  vosgien,  —  où  «  tertre  » 
n'a  pas  été  en  collision  avec  terra,  —  lequel  était  autrefois 
d'un  seul  tenant  avec  le  wallon,  et  où  cette  forme  a  été  pré- 
servée de  la  catastrofe  qui  s'est  produite  en  Wallonie. 

Tierre  ayant  été  remplacé  par  terre,  pomme  de  terre  deve- 
nait possible  en  Wallonie,  et  même  n'était  pas  menacé, 
puisque,  généralement,  la  préposition  de  allait  y  apparaître 
sous  des  formes  telles  que  di,  du,  etc.  De  là  les  conclu- 
sions : 

1)  ou  pomme  de  terre  s'est  présenté  à  une  époque  où  tierre 
n'était  pas  encore  devenu  terre  ; 

2)  ou  bien  le  wallon  est  tombé  dans  la  confusion  constatée 

1.  «  M.  Caillaux  n'est  point  un  musicien.  Mais  c'est  un  styliste.  Il 
parle  dans  un  style  choisi,  irréprochable  et  classique.  Son  langage,  qui  est 
toute  correction,  ne  se  débraille  pas.  On  ne  trouvera  jamais  chez  lui  la 
lourde  faute  de  français,  ni  l'expression  maladroite,  infidèle  ou  barbare. 
Il  ignore  le  patois  administratif.  Il  ne  dira  point  qu'il  solutionne  des  pro- 
blèmes. Il  parlera  seulement  français.  S'il  doit  employer  un  mot  illégi- 
time ou  d'argot,  il  s'excusera  au  préalable,  avec  mille  précautions  » 
(Petit  J)ari<i>>iit  21  février  T920). 


PATOLOGIE    ET  TÉRAPEUTIQUE     VERBALES  59 

à  Saint-Pol  (pomme-ter),  et,  alors,  a  eu  recours  à  un  remède 
—  équivalant  en  efficacité  à  celui  de  Saint-Pol  (réfection  de 
pointue  de  terre)  —  qui  oppose  l'ancien  matériel  lexical 
{patate,  truffe,  etc.).  Selon  cette  hipotèse,  pom'd'terre  serait 
entre  dans  le  parler,  avant  qu'il  ait  été  remédié  uniformé- 
ment au  heurt  de  trois  consonnes  par  l'introduction  d'un 
son  vocalique  (<//,  du,  etc.);  il  autait  sombré  avant  d'avoir 
éteint,  durant  sa  vie,  éfémère  comme  nous  l'avons  dûment 
constaté,  l'ancienne  terminologie  que  l'on  réhabilite  —  ce 
qui  valait  bien  autant  qu'une  réfection  de  pomme  de  terre, 
d'autant  plus  que  celle-ci  ne  pouvait  pas  partout  en  Wal- 
lonie rester  préservée  d'une  rechute. 


* 
*  * 


res- 


De  l'analogie,  en  dehors  de  celle  qui  a  pour  But  de 
taurer  le  lexique,  il  restera  fort  peu  de  chose  sans  doute,  si 
l'on  veut  nous  concéder  —  concession  bien  naturelle  — 
que  l'isolement  est,  dans  la  vie  lexicale,  un  état  patologique, 
et,  par  conséquent,  le  ralliement  un  état  réparateur. 

C'est  sous  ce  jour  d'état  patologique  que  m'apparaît  la 
multiplication,  l'éparpillementdes  formes  verbales,  représen- 
tant en  des  actions  diverses,  une  même  fonction.  A  cet 
état  patologique,  il  pouvait  être  remédié  par  l'analogie,  et 
l'histoire  de  la  langue  nous  en  retrace  abondamment  les 
effets. 

C'est  sous  ce  jour  que  m'apparaît  notamment  la  multi- 
plication des  formes  des  verbes  irréguliers  au  parfait  défini 
et  à  l'imparfait  du  subjonctif,  où  l'état' patologique  était  le 
plus  sensible,  disons  même  le  plus  intolérable.  D'ailleurs, 
cette  multiple  représentation  n'était-elle  pas,  souvent,  ino- 
pérante dans  ses  fonctions  verbales  de  tens  (dans  je  dis  et  je 
dis,  je  ris  et  je  rist  dans  presque  tous  les  verbes  en  ..//)  ou, 
parfois,  inconséquente  (Je  vis,  mais  je  pourvus). 


60  REVUE    DE    FILOLOG1E    FRANÇAISE 

Lorsque  Fétat  patologique  se  présentait,  non  plus  seule- 
ment sous  forme  de  quelque  individualité  lexicale,  pareille 
à  celles  dont  il  est  question  dans  cet  article,  mais  de  catégo- 
ries entières,  d'une  masse  indivise,  à  laquelle  il  fallait  porter 
remède  —  à  une  époque  où  la  langue  du  peuple  s'attri- 
buait de  plus  en  plus  des  prérogatives  dans  la  direction  de 
la  langue,  et  trouvait  trop  compliquée,  difficultueuse,  fas- 
tidieuse et  déraisonnable  l'hétérogénéité  des  passés  définis 
et  impafaits  du  subjonctif  des  verbes  irréguliers  —  cet  état 
patologique  se  trouva  en  face  de  deux  alternatives  térapeu- 
tiques  qui  étaient  : 

I)  L'analogie,  d'origine  exclusivement  patoise,  réparatrice 
de  la  diffusion  formelle  à  tel,  point  que  les  formes  les  plus 
revêches  du  passé  défini  et  de  l'imparfait  du  subjonctif  des 
verbes  auxiliaires,  elles-mêmes,  s'y  plièrent  parfois  (Jayis 
«  j'eus  »,  que  fayisse  «  que  j'eusse  »).  C'est  l'état  patolo- 
gique des  verbes  irréguliers  qui  a  été  le  foyer  du  mouve- 
ment ;  mais  ce  mouvement,  par  l'identité  des  fontions- 
verbales  de  tens  qui  unit  indissolublement  les  verbes  régu- 
liers aux  verbes  irréguliers,  entraînait,  simultanément  et 
infailliblement,  les  verbes  réguliers.  Et  ce  qui  —  sans 
l'identité  de  fonctions  —  aurait  pu  n'être  qu'un  ample 
mouvement  devait,  nécessairement,  devenir  une  révolu- 
tion. 

Or,  cette  révolution,  si  elle  était  possible  dans  des  parlers 
populaires,  qui  se  renfrognaient  de  plus  en  plus  dans  un 
milieu  social  ling-uistiquement  inférieur,  elle  n'était  pas 
possible  dans  le  milieu  parisien. 

J'ays,  je  soyis,  je  chantis,  fapercevis,  que  j'ayisse,  que  je 
soyisse,  que  je  chantisse,  que  fapercevisse  n'étaient  pas  possibles 
dans  un  milieu,  si  populaire  qu'il  fût,  où,  côte  à  côte  avec 
lui,  dans  un  monde  lettré,  on  continuait  —  et  continue 
jusqu'à  nos  jours  —  à  dire  j'eus,  je  fus,  je  chantai,  etc. 


PATOLOGIE  ET  TERAPEUTIQUE  VERBALES       él 

Malgré  l'équivoque  existant  au  singulier  des  présents  de 
l'indicatif  et  des  passés  définis  je  finis,  je  fuis,  etc.,  équi- 
voque qui  n'existait  pas  pour  les  autres  conjugaisons,  ce 
sont  ces  formes,  avec  celles  du  tipe  je  rendis,  qui  ont  exercé 
l'analogie  dans  les  parlers  populaires  de  la  province. 

Il  faut  croire  —  faisant  abstraction  de  la  conjugaison  en 
..oir  qui  est  morte,  que  le  passé  défini  de  la  conjugaison 
en  ..er  avait  le  tort  de  ne  pas  présenter,  comparée  à  l'im- 
partait, une  distinction  assez  nette  pour  une  fonction  qu'il 
importait  de  maintenir,  et  ne  pas  admettre,  en  faveur  du 
chois  qu'ils  ont  tait  des  verbes  en  ..ir  et  en  ..re  l'hipotèse 
d'un  pont  fonétique  reliant  l'état  ancien  à  l'état  nouveau . 

L'analogie  étant  la  seule  ressource  térapeutique  pour 
sauver  une  fonction  verbale  de  tens  et  de  mode,  et  la  langue 
parisienne  ne  pouvant  s'y  soumettre,  par  la  faute  de  son 
incapacité  émancipatrice,  due,  sans  doute,  à  l'influence 
rétrograde  et  rétroactive  de  son  milieu  littéraire,  il  ne  res- 
tait que  la  segonde  alternative  : 

II)  L'amputation  des  fonctions,  leur  éparpillement  sur 
des  représentations  d'autres  fonctions.  Perte  regrettable, 
peut-être,  perte  irréparable,  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  encore 
consommée  dans  la  langue  exclusivement  littéraire,  mais 
s'y  accentue  tous  les  jours!  Est-elle  compensée  par  une 
plus  grande  simplicité,  une  plus  grande  clarté,  une  plus 
grande  «  compréhensibilité  »,  et  ces  qualités  ont-elles  été 
acquises  au  détriment  de  la  beauté  du  langage  ?  Je  ne  me 
permès  pas  d'en  juger. 

Les  parlers  populaires,  humbles  sujets  de  la  langue  lit- 
téraire, abandonnent  de  plus'  en  plus  et  les  formes  et  les 
fonctions  de  ces  tens.  Un  supplément  de  l'Atlas  nous  en 
montrera  les  restes  tels  que  M.  Edmont  a  pu  encore  les 
recueillir. 

En  présence  d'une  masse  indivise,  devenue  inopportune, 


62  REVUE   DE    P1LOLOG1E    FRANÇAISE 

et  dont  les  éléments  faisaient  tous  les  mêmes  fonctions, 
quoiqu'ils  fussent  tous  formellement  différents,  les  deus 
traitements  que  la  langue  a  subis  me  paraissent  les  seuls 
indiqués,  les  seuls  possibles,  les  seuls  naturels,  et  leur  appli- 
cation me  paraît  absolument  conforme  aus  milieus  où  elle 
s'est  faite. 

L'intensité  de  l'inopportunité  de  multiples  radicaus  ver- 
baus,  tels  que  les  présentaient  les  verbes  irréguliers,  se 
mesure  à  la  violence  des  moyens  térapeutiques  employés 
pour  les  écarter.  Ceus-ci  sont  caractéristiques  de  la  crise 
subie  par  la  langue. 

Ces  faits  d'analogie  et  de  suppression  de  fonctions  étaient 
à  prévoir,  comme  est  à  prévoir,  à  l'heure  qu'il  est,  une 
revivification  des  fonctions  par  le  déploiement  de  tens  sur- 
composés ;  la  géografie  linguistique  aura  encore,  dans  les 
français  populaires^  de  beaus  trionfes  à  célébrer,  en  obser- 
vant ce  qui  va  se  produire  à  cet  égard. 

Je  considère  l'analogie  comme  l'un  des  principaus  fac- 
teurs de  la  térapeutique  verbale,  sinon  comme  le  principal. 

L'analogie  a-t-elle  d'autres  fins,  d'autres  raisons  d'être  ? 


APPENDICE 

«  Meure,  prononciation  conservée  dans  quelques  patois, 
altérée  en  mûre,  à  ce  qu'il  semble,  sous  l'influence  de 
l'adj.  mûr  »  (D.  G.). 

On  voit  par  cette  explication  que  l'analogie  peut  être 
invoquée  comme  opérant  en  sens  contraire  de  celui  que 
j'admès  :  ce  serait  matura  qui  agirait  sur  mora  et  je  dis 
que  c'est  mora  qui  agit  sur  matura,  les  matériaus  de  l'At- 
las, interprétés  par  la  géografie  linguistique,  montrant  un 
matura  qui  change  déforme,  qui  est  obligé  de  s'adjectiviser 


PATOLOG1E    i  i     i  ÊRAPE1   ru.M  l     \  BRBÀ1  i  ■  6} 

tnieus,  pour  échappera  l'emprise  de  mora  dans  une  région 
où  matura  et  mora  se  sont  confondus  en  une  même  (orme 
inar. 

L'analogie  est  la  térapeutique  caractéristique  de  l'adjectif 

en  conflit  homonimique  avec  un  substantif  féminin  :  pour 
se  tenir  à  l'écart  de  celui-ci,  l'adjectif  revêt  une  forme 
tlexionnelle  de  combat,  qu'il  emprunte,  ne  l'ayant  pas  éti- 
malogiquement.  Le  procédé  est  simple. 

Mais  ce  n'est  pas  pour  proclamer  un  trop  facile  succès  à 
l'actif  de  la  géografie  linguistique  que  j'ajoute  un  appendice 
à  mon  article  sur  l'analogie  réparatrice  :  c'est  pour  démon- 
trer l'abus  qui  a  été  fait  du  nom  de  l'analogie  par  les  foné- 
ticiens  en  mal  d'interprétation. 

Cet  abus  est  tel  que  toute  autre  solution  de  difficultés 
tonétiques,  si  simple  soit-elle,  leur  échappe;  car...  l'analo- 
gie est  là  pour  tout  expliquer.  L'analogie  de  matura  sur 
mora  n'a  pas  le  sens  commun. 

Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  nous  voyons  un  fonéti- 
cien  escamoter  la  difficulté  fonétiqué  par  une  formule,  fort 
simple  d'apparence,  mais  tout  à  fait  irrationnelle  (meure, 
mûrier  >  meure,  mûrier  >  nuire,  mûrier)  et  que  paraît 
approuver  le  Rom.  etym.  Wôrterbuch.  Y  eut-il  des  textes  qui 
auraient  le  stade  intermédiaire  meure,  mûrier,  que  je  ne 
pourrais  admettre  l'évolution  proposée  :  l'analogie  joue  ici 
un  rôle  tout  aussi  irrationnel  que  dans  le  cas  précédent; 
car  je  n'admès  pas  que,  dans  un  pays  où  le  mûrier  n'est 
guère  connu  que  par  un  vague  ouï-dire,  la  meure  de  ronce, 
bien  connue,  soit  influencée  par  Je  nom  d'un  arbre  du 
Midi.  L'analogie  de  mûrier  «  arbre  à  mûres  »  sur  meure 
«  mûre  de  ronce  »  n'a  pas  le  sens  commun. 

Mais,  lâchons  leur  idole,  et  voyons  comment  les  fonéti- 
ciens  posent  le  problème  de  mûre. 

«  Au  xive  siècle,  et  surtout  au  xve,  mais  autour  de  Paris, 


6^|  REVUE   DE   FILOLOG1E   FRANÇAISE 

non  à  Paris,  le  son  eu. .  se  réduisit  à  eu .  .  à  Paris  on  pro- 
nonçait sur  (securum),  hur  (augurium).  La  prononciation 
de  Paris  a  triomphé,  sauf  pour  feu,  heur  et  jeun  »  (D.  G.). 

Fort  bien!  Voilà  le  problème  posé,  et  la  solution  amor- 
cée. Nous  ne  pouvons  qu'en  approuver  les  termes. 

Il  y  a  eu  lutte  entre  Paris,  où  l'on  disait  u,  et  les  alen- 
tours, où  l'on/disait  eu,  et  Paris  a  dû  se  retirer  partielle- 
ment devant  ses  alentours  (feu,  heur,  jeun).  Mais  alors- que 
signifie  la  frase  qui  suit  : 

«  Inversement  meure,  de  mora,  est  devenu  mûre,  peut- 
être  par  confusion  avec  le  fém.  meure,  mûre  de  matura,  et 
seur,  de  super,  est  devenu  sur  »  (D.  G.). 

La  seule  solution  qui  se  présente  à  mon  esprit,  et  sans 
autre  considération  que  celle  que  m'inspire  la  donnée  du 
problème,  est  celle-ci  :  comme  il  arrive  dans  les  cors-à-cors, 
on  tire,  presque  fatalement,  sur  ses  propres  troupes,  en 
voulant  atteindre  les  troupes  ennemies  ;  en  tirant  sur  seur 
(securum),  etc.  Paris  a  tiré  sur  meure  (mora),  qui  faisait 
partie  de  ses  propres  troupes.  Tout  cors-à-cors  aboutit  à  de 
pareils  accidents,  même  en  fonétique.  Cette  maladresse 
coûte  à  Paris  :  l'homonimie  mûre.  On  me  dit  qu'il  l'a 
cherchée  ;  je  n'en  crois  rien  :  la  langue  ne  va  pas  cher- 
cher ici,  ce  que,  là,  elle  cherche  à  éviter. 

Oh,  analogie ...  ! 

La  collision  de  mora  avec  matura  en  mœr  est  régulière- 
ment fonétique  en  picard. 

A  l'encontre  du  français  de  Paris  qui,  impénitent,  persiste 
dans  sa  collision,  le  picard  y  échappe  bilatéralement  :  de 
là  meuron  —  dérivation  réparatrice  —  et  le  féminin  de  l'ad- 
jectif tueur  te. 

Décontenancés,  désorientés  par  ce  mouvement  lexical, 
certains  parlers  disent  mœrt  pour  «  mora  »  et  pour 
«  matura  ».  Confusion  bien  explicable,  sans  que  l'on  ait 
besoin  de  recourir  à  une  explication  par  imitation  de  Paris. 


PATOLOGIE    ET   TÉRAPEUTIOJOE    VERBALES  65 

En  \\  allonie,  où  la  forme  mûre  réapparaît,  il  y  a,  lelom* 
de  la  frontière  meure-mûre  (mora),  en  quatre  points,  trois 
tonnes  enfantines  très  curieuses,  et  bien  explicatives  des 
états  du  milieu  desquels  elles  sont  sorties  —  les  fruits  sau- 
vages, peut-être  encore  plus  que  les  fruits  cultivés,  se 
prêtent  tout  particulièrement  au  genre  des  créations  enfan- 
tines. 

Le  tipe  en  est  mumûre.  Il  faut  se  garder  d'y  voir  le  pen- 
dant de  pomme-pomme,  créé  pour  distinguer  la  «  pomme- 
i#uit  »  de  la  «  pomme  de  terre  »,  toutes  deus  confondues 
en  pomme  —  on  ne  dit  pas  murmure. 

Pomme-pomme  n'est  nullement  un  terme  enfantin  :  le 
composé  enfantin  serait  et  est  réellement  popomme,  et 
désigne  la  «  pomme  »,  que  celle-ci  soit  «  pomme-fruit  » 
ou  «  pomme  de  terre  »  (cf.  pépére,  mémère). 

Nos  trois  formes  sont  : 

mœmœr,  né  dans  l'air  mœr  ; 

mœmur,   né  dans   une  aire  hibride  —  de    nature 
originairement  picardo-wallonne,  ou  oricrinai- 

G 

rement  picardo-française,  je  ne  tranche  pas  la 
question  ; 
mumur,  né  dans  l'aire  mûre. 

En  deus  points,  le  composé  est  masculin,  sous  l'influence 
de  tneuran,  masculin,  qui  est  aussi  de  la  région,  et  y  est  un 
dérivé  réparateur  d'homonimie(en  cas  de  modification  bila- 
térale). 

Seule.  .  .  la  forme  mumœr  manque  au  tableau.  Et  pour 
une  bonne  raison  :  aucun  parler,  quel  que  soit  son  milieu, 
ne  crée  des  métacronismes . 


66  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 


LA  FONÉTIQUE  ARTIFICIELLE 


I.  —  Français  vierge. 

Les  fonéticiens  ont  déployé  tant  d'art  à  établir  leurs 
régies  et  les  exceptions  à  leurs  règles,  et  tant  d'artifices 
pour  les  faire  paraître  naturelles,  que,  pour  eus,  il  n'y  avait 
pas  lieu  d'admettre  dans  la  langue  elle-même  l'existence  de 
l'artifice. 

Ils  reconnaissent  que  le  mot  vierge  ne  s'est  pas  plié  à 
leurs  lois,  n'en  expliquent  pas  l'exception,  et  ils  le  mettent 
dans  le  casier  qui  porte  l'étiquette  :  mot  savant.  Tout  est 
dit  par  là.  Sortons-le  de  ce  casier,  quitte  à  l'y  replacer  avec 
une  mention  qui  motive  sa  place . 

La  forme  latine  devait  nous  donner  verge,  comme  en 
provençal  ancien  (différence  de  prononciation  mise  à  part), 
comme  elle  l'est  encore,  nous  dit-on,  en  gascon  (berge)  — 
et  le  serait  partout  dans  le  Midi,  si  le  Midi  ne  se  présentait 
pas  souvent  sous  le  jour  d'un  parler  français,  et  n'étalait 
pas  des  tares  françaises,  dont  sa  langue  ancienne  était 
exempte. 

Que  verge  français  existe  dans  des  textes  ou  n'existe  pas  : 
peu  m'importe.  Ce  que  je  sais,  c'est  que,  si  j'avais  vécu  il 
y  a  plusieurs  siècles,  et  que  j'eusse  écrit  à  cette  époque,  je 
n'aurais  pas  transmis  ce  mot  à  la  génération  actuelle,  char- 
gée dé  le  faire  figurer  dans  ses  études  sur  l'histoire  de  la 
langue. 

En  effet,  virga  latin  devenait  en  français  ce  que  virgine. 


PATOLOGIE    ET    TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  67 

Par  contre,  virga  latin  devenait  et  est  verga-vergo  en  pro- 
vençal et  ne  s'est  point  télescopé  avec  virgine.  On  voit 
que  ce  n  est  pas  d'aujourd'hui  que  datent  les  homonimies 
intolérables,  et  que  les  fonéticiens  ont  beau  se  débattre 
contre  la  vérité  aveuglante  des  effets  produits  par  les  colli- 
sions lexicales  :  ils  ne  font  que  se  rendre  ridicules  aus  yeus 
de  tous  ceus  qui  ne  sont  pas  enrégimentés  dans  leur  secte. 

Comment  sortir  de  cette  collision  verge  =  virga,  vir- 
gine bien  compromettante,  ou  même  —  pensez  à  l'aveu 
que  je  viens  de  faire  —  comment  y  obvier,  avant  qu'elle 
ne  se  produise  ?  Ne  nous  laissons  pas  égarer  par  les  mul- 
tiples formes  qui  chevauchent  et  sur  le  tipe  savant  et  sur 
le  tipe  populaire,  et  montrent  l'embarras  homonimique 
d'autrefois  (v.  Godefroy)  ;  tenons-nous-en  à  la  donnée 
précise  offerte  par  l'état  actuel  du  mot. 

Y  obvier  par  une  substitution  lexicale  ?  Comme  s'il 
s'agissait  d'un  merle  •  ?  Rompre  avec  la  latinité,  rompre 
avec  le  romanisme,  rompre  avec  la  langue  de  l'Église,  de 
la  chrétienté  ? 

Oui,  nous  avons  pucelle;  mais  l'histoire  de  ce  mot  nous 
montre  l'abus  que  la  langue  en  a  fait,  tandis  que  l'Église 
maintenait  virgo  haut  au-dessus  des  fantaisies  sémantiques 
et  à  l'abri  de  tout  ce  qui  aurait  pu  être  soit  une  souillure, 
soit  une  extravagance. 

C'est  ici  que  se  montre  l'ingéniosité  de  la  langue,  qui  ne 
peut  recourir  à  ses  moyens  térapeutiques  habituels,  qui  ne 
peut  recourir  ni  à  la  substitution  lexicale,  car  l'objet  pato- 
logique  ne  s'y  prête  pas,  ni  à  l'analogie  réparatrice,  car 
l'objet  patologique  ne  s'y  prête  pas  davantage.  «  Virgo  » 
ne  peut  que  se  rejeter  dans  le  sein  d'où  il  est  sorti. 

Pour    avoir   été    réellement  verge,    ou    pour  avoir    été 

1.   Gênéahçù  des  noms  qui  désignent  l'abeille. 


68  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

menacé  de  le  devenir,  «  virgo  »,  par  un  crochet  brusque, 
se  détourne,  fait  volte-face  et  rejoignant  virgo,  apparaît  à 
nos  yeux  sous  la  forme  vierge,  qui,  avec  sa  diftongue  ie, 
participe  de  virgo  et  du  verge  redouté  ou  repoussé1. 

Vous  pensez  peut-être  que  le  provençal,  ayant  verge  in- 
tact de  toute  collision,  l'a  gardé,  que  vous  trouverez  intacte 
la  tradition  provençale  dans  le  provençal  actuel.  Ce  serait 
le  cas,  si  le  provençal  moderne  était  le  fils  légitime  du  pro- 
vençal ancien.  Détrompez- vous  :  dans  le  dictionnaire  de 
Mistral,  la  proportion  des  formes  ver  g.,  à  celles  de  vierg.., 
dans  «  vierge  »  et  ses  dérivés,  est  de  5  à  29,  sans  tenir 
conte  du  nom  de  femme  Viergino  «  Virginie  »,  ni  du 
tabac  de  Virginie,  qui,  après  avoir  passé  par  Paris,  est 
devenu  du  tabac  de  Vierginîo  «  pays  d'Amérique  »  (comme 
la  «  virgule  »  :  viergulo,  virgulo,  tandis  que  toute  la  déri- 
vation de  «  viridis  »  est  indemne  de  diftongaison  —  sujet 
fonétique  à  méditer2!). 

Mistral  dit  vierginau  pour  «  virginal  »  que  dit  le  fran- 
çais :  la  langue  de  Mistral  est  plus  parisienne  que  celle  de 
Paris,  elle  a  souffert  d'un  mal  qui  était  inconnu  au  proven- 

1 .  [Dans  mon  Manuel  de  phonétique,  que  M.  Gilliéron  ne  connaissait 
pas,  j'explique  vierge,  au  §  119,  par  la  fusion  de  l'ancien  proparoxiton 
populaire  ver  gène  et  de  la  forme  savante  virgene.  On  rencontre  en  effet 
la  forme  viergene.  Mais  je  ne  fais  aucune  difficulté  d'admettre  que,  pour 
la  raison  indiquée  par  M.  Gilliéron,  verge,  issu  de  vergene,  a  pu  subir 
directement  l'influence  du  latin  virgo.']  —  L.  C. 

2.  Si  Virgile  se  présentait  sous  le  même  aspect  que  virgule  —  «  vir- 
gule »  est  étimologiquement  considéré  comme  l'est  vergula  provençal, 
qui  devient,  de  fait,  en  provençal  de  Mistral,  soit  virgulo,  soit  viergulo 
—  il  deviendrait  Viergèli,  Virgile.  Il  ne  devient  pas  Vierg..,  parce  que, 
pas  plus  que  Virgile  n'est  français,  Vergile  n'est  provençal.  Il  sera. . .  ce 
sous  la  forme  de  quoi  on  nous  le  présente  : 

Vergéli,  Virgile  et  Bergil  en  gascon  (où  il  affecte  la  forme  la  plus  po- 
pulaire !),  et  l'adjectif  de  Mistral  sera  vergelian  «  virgilien  »  (et  non  vier- 
gelian  comme  est  vierginau  «  virginal  »). 

Il  a  suffi  que  le  gascon  eût  b  au  lieu  de  v  pour  que  Virgile  et  vierge  y 


PATOLOGIE    ET    TERAPEUTIQ.UE    VERBALES  69 

ça]  et  elle  en  a  souffert  dans  des  mots  où  le  parisien  n'en 
a  pas  souffert  ;  elle  donne  une  forme  populaire  à  un  mot 
qui  ne  l'a  pas  en  français. 

L'emprunt  de  la  forme  française  vierge  en  remplacement 
de  la  forme  provençale  —  alors  que  celle-ci  ne  peut  guère 
avoir  cessé  d'exister  dans  le  peuple  —  me  paraît  prouver 
que  l'oreille  provençale  a  partagé  la  répugnance  de  l'oreille 
française,  à  la  suite  de  la  pénétration  du  français  en  pro- 
vençal. Verge  répudié  pour  raison  nationale  est  sauvé  par 
le  traitement  gascon  du  v  (berge). 


* 


Mais  —  admettant  que  l'on  ajoute  foi  à  mon  expli- 
cation —  vierge  n'est,  sans  doute,  direz-vous,  qu'un  cas  sin- 
gulier dans  l'histoire  de  la  langue  française,  un  cas  de 
nécessité  unique  —  admettant  encore  que  l'on  ajoute  foi  à 
la  substitution  lexicale  et  à  l'analogie  comme  moyens 
propres  à  réparer  la  langue. 

J'ai  dit  la  détresse  de  la  langue  en  face  d'un  mot  irrem- 
plaçable, j'ai  prétendu  que  cette,  condition  lexicale  était 
nécessaire,  pour  que  joue  la  fonétique  artificielle  en  lieu 
et  place  des  moyens  habituels,  ausquels  a  recours  la  langue 
en  détresse. 

Je  n'ai  pas  pris  au  sérieux  —  on  a  dû  s'en  douter  — 
toutes  les  opérations  provençales  dont  témoigne  le  diction- 
naire de  Mistral,  et  dont  nous  aurons  encore  l'occasion  de 
constater  la  nature  fantaisiste. 


affectent  une  forme  plus  régulière,   plus  populaire  que  dans  la  langue 
mistralienne  ! 

Si  le  pays  de  Virginie  devient  Vierginîo  en  provençal  de  Mistral,  alors 
que  Virçih  n'évolue  pas  dans  ce  sens,  c'est  que  la  transparence  foné- 
tique joue  un  rôle  dans  Virginie  qu'elle  ne  joue  pas  dans  Virgile. 


70  REVUE    DE    FILOLOG1E    FRANÇAISE 

Il  me  faudrait  donc,  pour  convaincre  de  la  nature  de  la 
fonétique  artificielle,  trouver  quelque  autre  cas  de  mot 
apparemment  irremplaçable  au  moyen  de  la  substitution 
et  de  l'analogie,  et  remplacé  par  quelque  forme  due  évi- 
demment à  la  fonétique  artificielle;  mais  il  faudrait  que  ce 
remplaçant  fût  originaire,  autentique,  et  non  contrefait. 

A  la  place  d'un  mot  semblable  à  vierge,  j'ai  trouvé  toute 
une  famille  de  mots  qui  lui  étaient  semblables,  et  j'ai  cru 
tout  d'abord  que,  conformément  à  ce  que  je  cherchais, 
cette  famille  me  permettrait  de  démontrer,  comme  vierge, 
la  vérité  de  latèse  d'après  laquelle  la  langue  a  eu  recours  à 
la  fonétique  artificielle  seulement  lorsque  toute  autre  mé- 
dication venait  à  lui  faire  défaut. 

Il  s'est  trouvé  que  mon  segond  cas  était  tout  autre  que 
le  premier  :  la  fonétique  artificielle  s'y  montre  bien  aussi 
comme  conciliatrice  de  deus  éléments  disparates  {verge  : 
virgo  >>  vierge)  ;  mais,  dans  mon  segond  cas,  elle  n'est  pas 
une  médication,  elle  n'a  rien  de  térapeutique,  elle  crée  un 
troisième  milieu  à  côté  des  deus  autres,  parallèlement  à  eus, 
et,  dans  cette  condition,  elle  acquiert  une  importance  beau- 
coup plus  grande.  Elle  prent  place  à  côté  de  la  fonétique 
fisiologique,  à  laquelle  elle  pourrait  fort  bien  avoir  à  dis- 
puter des  postes,  que  cette  dernière  pourrait  n'occuper 
qu'indûment,  au  détriment  de  la  première,  et  en  vertu 
d'un  accaparement  illégitime,  sanctionné  par  les  fonéii- 
ciens. 

* 
*  * 

II.  —  Suffixe  ordinal  -ième. 

Le  problème  que  nous  pose  la  naissance  du  suffixe  ordi- 
nal -ième  révèle,  mieus  encore  que   celui  de  vierge,  l'im 


PATOI.OGIK    ET   TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  71 

puissance  de  la  fonétique   actuelle  opérant  dans  son  cadre 
étroit. 

Le  problème  n'est  pas  aisé  à  résoudre  :  ce  n'est  qu'après 
de  longues  réflexions,  après  avoir  mûrement  pesé  la  valeur 
d'objections  qui  m'ont  été  faites  par  M.  Clédat,  après  avoir 
tenté  de  multiples  combinaisons,  dont  plus  d'une  me  fait 
maintenant  sourire,  que  je  suis  arrivé  à  une  solution  qui 
me  satisfait. 

En  présence  d'une  trinité  lexicale  -i(s)me,  -e(s)me, 
-ic{s)me,  dont  les  membres,  quoique  dans  un  rapport  de 
dérivation  fonétique  manifeste,  apparaissent  dans  les  textes 
français  collatéralement  et  des  siècles  durant,  il  ne  faut 
pas  s'étonner  que  la  fonétique  actuelle  ait  été  prise  au  dé- 
pourvu, et  que,  pour  ne  pas  avoir  reconnu  l'existence  de 
la  fonétique  artificielle,  elle  ait  fait  manœuvrer  à  hue  et  à  dia 
sa  ressource  suprême,  l'analogie,  au  point  de  lui  ôter  tout 
caractère  d'agent  psicologique. 

Voici,  par  exemple,  comment  le  Dictionnaire  général 
rent  conte  de  la  naissance  du  suffixe  ordinal  -ième.  Nous 
accompagnons  son  exposé  de  nos  remarques,  que  nous 
mettons  entre  crochets. 

«  Ce  suffixe  [il  s'agit  d'-ième],  que  nous  allons  retrouver 
«  dans  tous  les  noms  d'ordre,  est  au  xne  s.  isme  ou  ime  [Y  s 
«  s' étant  «  amuïe  devant  ///  avant  le  milieu  du  xie  s.  » 
«  (D.  G.)  isme  et  ime  sont  identiques]  et  quelquefois  iesme 
«  [cet  iesme  est  absolument  inexplicable  si  l'on  ne  sait  pas 
«  —  ce  que  tait  le  D.  G.  —  qu'on  a  aussi  esme],  au  xme  s. 
«  iesme  [concurremment  avec  esme,  isme  et  ime],  plus  tard 
«  isme  [revenant  à  la  charge  après  avoir  disparu  ?]  (Note  : 
«  d'où  vient  cette  terminaison  ?  Isme  et  ime  sont  sûrement 
«  antérieurs  à  iesme  [quoiqu'il  soit  du  xne  s.  et  qu  isme 
«  réapparaisse  après  le  xine  s.  !  |.  Comme  on  rencontre  les 
«   deux  formes  en  même  temps,  isme  avec  s  et  ime  sans  s, 


72  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

«  on  peut  admettre  l'action  analogique  de  prime  [isme  ne 
«  devient-il  pas  tout  seul  ime  «  avant  le  milieu  du  xie  s.  »  ? 
«  — prime  exerce  une  influence  sur  d'autres  ordinaus,  alors 
«  qu'il  est  supplanté  lui-même  par  premier  !]  d'une  part,  et 
«  d'autre  part  de  sisme  [qui,  =*seximus  (D.  G.),  signi- 
«  fie  «  sixième  »  d'après  le  D.  G.,  et  «  septième  »  d'après 
«  Godefroy  —  singulier  agent  promoteur  de  formes  ordi- 
«  nales  !]  et  surtout  de  disme  [qui  ne  reste  pas  disme  et 
«  devient  disisme  !].  Quant  à  iesme,  la  plus  récente  de  ces 
«  formes  [quoique  apparaissant  dès  le  xne  s.  ?],  on  a  pro- 
«  posé  d'y  voir  l'influence  de  la  forme  de  l'Ouest  diesme 
«  pour  disme,  de  decimus)  [et,  ainsi,  Paris  a  reçu  son  ordi- 
«  nalité  en  -ième  d'un  parler  de  l'Ouest  !  tant  d'efforts 
«  parisiens  aboutissent  à  construire  toute  l'ordinalité  d'après 
«  une  forme  patoise...  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  plus  patoise 
«  que  parisienne].  Ce  suffixe,  appliqué  à  dous,  donna  dou- 
«  sisme,  dousime,  dosisme,  dosime;  puis  dons,  devenant  deus ,- 
((  deux,  donna  deusiesme,  deuxiesme,  deuxième.  »  [Quel  gali- 
matias !  Peut-on  trouver  matière  plus  propre  à  inspirer  un 
auteur  comique  qui  se  donnerait  pour  tâche  de  tourner  en 
ridicule  la  science  fonétique  ?]  Suit,  dans  le  D.  G., 
l'examen  des  évolutions  sémantiques  detertius  à  decimus, 
évolutions  qui  témoignent  de  l'éparpillement  sémantique 
de  l'ordinalité  latine  et  qui  aggravent  leur  incapacité  à 
persister  comme  ordinaus.  De  ces  unités  ordinales  il  ne 
nous  est  resté,  en  tant  qu'ordinaus,  que  les  substantifs 
fractionnaires  tiers  et  quart,  non  ramenés  aus  formes  en 
-ième,  comme  les  autres  substantifs  fractionnaires  {cinquième, 
centième,  etc.),  parce  qu'ils  constituaient  avec  demie  ou  moi- 
tié l'ordinalité  fractionnaire  la  plus  usitée. 


* 
*  * 


PATOLOGIE    ET    TERArEUTIQUE    VERBALES  73 

L'ordinalité  d'hérédité  latine  était  surannée  dans  une 
langue  moderne  ayant  pris  conscience  de  son  individualité 

grammaticale.  Que  signifiait  cette  collection  d'antiquailles 
dépareillées  servant  à  exprimer  une  seule  et  même  fonc- 
tion, parallèle  à  celle  qu'exprimaient  les  cardinaus  et  à 
laquelle  la  broyeuse  fonétique  l'avait  rendue  étrangère  ? 

Elle  était  semblable  au  prétérit  simple  dont  le  polimor- 
flsme  a  été,  beaucoup  plus  tard,  la  cause 'de  sa  disparition. 

Notre  ordinalité  actuelle  en  -ième,  qui  est  complètement 
parallèle  à  toute  notre  cardinalité,  sauf  dans  son  unité  pre- 
mier, on  a  cherché  —  ainsi  le  D.  G.  —  à  la  faire  remonter 
à  des  formes  de  l'ancienne  ordinalité  qui,  grâce  à  leur  fré- 
quence ou  quelque  autre  prérogative,  auraient  exercé  une 
analogie  sur  les  autres.  Je  le  comprens  :  d'où  pouvait,  en 
effet,  jaillir  une  nouvelle  ordinalité,  sinon  de  l'ancienne  ? 

Nous  avons  de  puissants  indices  nous  portant  à  croire 
que  la  nouvelle  ordinalité  en  -ième  ne  peut  reposer  sur  une 
simple  expansion  de  certains  ordinaus  anciens.  C'est  l'uni- 
formité avec  laquelle  son  suffixe  -ième  se  soude  à  tout  le 
cors  de  la  cardinalité,  sans  qu'aucun  ordinal  ancien,  censé 
régir  la  nouvelle  ordinalité,  garde  son  ancienne  forme  : 
si  di(s)me  est  censé  avoir  régi  tout  ou  partie  de  l'ordina- 
lité nouvelle,  comment  devient-il  lui-même  disi(s)me  ? 
Autosuggestion  ?  si  centesme  (centesimum)  est  censé  avoir 
pris  part  à  la  formation  de  l'ordinalité  nouvelle  (en  pro- 
duisant un  -esme,  nécessaire  avec  Yisme  de  disme  pour  expli- 
quer -iesme),  pourquoi  est-il  remplacé  par  centisme  ?  La 
formation  en  -ième  se  fait  uniformément  en  dépit  des  con- 
ditions d'existence  grammaticale  diverses  où  se  trouvaient 
les  anciens  ordinaus  :  elle  se  juxtapose  à  second,  enjoignant 
à  celui-ci  une  fonction  nouvelle,  elle  se  juxtapose  à  premier 
(Appendice  A.  «  Premier,  second,  dernier  »).  Est-ce  ainsi 
que  se  comporte  une  famille  numérale,  née  analogiquement 


74  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

à  certain  ou  certains  de  ses  membres  ?  Est-ce  ainsi  que  se 
présentent,  travaillées  par  l'analogie,  la  numéralité  collec- 
tive {centaine-millier),  la  numéralité  proportionnelle  {simple, 
double,  triple-quadruple),  la  numéralité  fractionnaire  (demie, 
tiers,  quart-cinquième)  ? 

Oui  !  la  nouvelle  ordinalité  en  -ième  est  bien  faite  de 
débris  inertes  de  l'ancienne,  mais  de  débris  auxquels  une 
circonstance  toute  fortuite  est  venue  prêter  une  âme  (Ap- 
pendice B.  Disme  et  ses  composés),  Elle  a  une  âme  mor- 
fologique  qui  pénètre  toute  la  cardinalité.. .  sauf  l'unité 
cardinale  qui  ne  peut  s'en  animer.  L'ordinalité  récupère 
cette  âme, -qui  avait  cessé  de  se  manifester  bien  avant  la 
naissance  du  français. 

Pour  la  recouvrer,  il  n'a  fallu. .  .  qu'une  étincelle.  Il  n'a 
fallu  qu'une  fantaisie  de  lettrés  pour  faire  naître  toute  une 
famille  de  mots,  toute  une  ordinalité  :  l'emprunt  savant, 
bien  imprévu,  du  suffixe  latin  -issimum. 

Ce  suffixe  -issimum  >»  -isme  a  servi  à  superlativiser  cer- 
tains adjectifs  qualificatifs  seulement,  plus  particulièrement 
voués  à  être  employés  enfatiquement  (saintisme,  grandis  me, 
etc.).  Il  devenait  populairement  -ime,  suivant  une  loi  foné- 
tique,  fonctionnant  déjà  «  avant  le  milieu  dufxie  s.  »,  mais 
non  périmée,  mais  toujours  efficiente  —  ces  lois  existent  — , 
comme  plus  tard  on  voit  catéchisme  devenir  catéchime, 
cataplasme  devenir  cataplame1.  La  restriction  de  l'emploi 
d'-isme  superlatif  à  certains  adjectifs  qualificatifs  seulement 
a  son  pendant  exact  dans  celle  du  plus  moderne  -issime. 

Sainti(J)me,  grandi(s)me  pénétraient-ils  en  français  avec 
leur  acception  latine  primaire,  qui  est  celle  de  la  superlati- 
vité   relative   et   non   celle  de   la  superlativité  absolue,  à 

i.  Ici  à  Douanne  (canton  de  Berne),  village  allemand  voisin  de  la 
frontière  linguistique  :  cartèplam  ;  à  Neuveville,  petite  ville  française  à 
7  kil.  de  Douanne:  cataplame. 


PATOLOGIE    ET    TERAPEUTIQUE    VERBALES  75 

laquelle  la  première  doit  fatalement  s'abaisser  ?  (Appendice 
C.  Superlativité  absolue  â'-isme  et  â'-issitne). 

L'ordinalité  qu'a-t-elle  été  d'autre,  sinon  une  superlati- 
vité, le  numéral  cardinal  n'est-il  pas  un  adjectif,  le  numéral 
cardinal  n'est-il  pas  susceptible  de  superlativité  aussi  bien 
que  l'adjectif  qualificatif,  «  le  plus  grand  des  grands  »  ou 
«  l'extrèmement  grand  »  est-il  grammaticalement  autre 
chose  que  «  le  plus...  de  dis  »  ou  «  l'extrême  de  dis   »  ? 

Mais  où  est  dans  Pordinalité  ancienne,  dans  ce  cors  mort 
à  la  superlativité,  1'  «  amadou  »,  auquel  va  pouvoir 
«  prendre»  l'étincelle  jaillissant  du  superlatif  qualificatif  — 
car  le  sentiment  qu'a  le  lettré  de  la  superlativité  qualifica- 
tive dans  quelques  adjectifs  qualificatifs  seulement  ne  sau- 
rait être  inhérent  à  l'ordinalité,  ne  saurait  en  jaillir  proprio 
motu,  doit  trouver  un  prétexte  dans  quelqu'un  de  ses 
aspects  ?  Cet  amadou  c'est  di(s)me  «  decimum  »  (avec  ses 
composés,  s'il  en  a).  C'est  la  forme  de  l'ancienne  ordinalité 
qui  rappelle  par  sa  consonance  1'  -i(s)me  superlatif,  sous  la 
pression  d'une  nécessité  de  remplacer  une  ordinalité  dépa- 
reillée par  une  ordinalité  uniforme. 

Nous  nous  refusons,  il  est  vrai,  à  reconnaître  à  cette 
consonance  d'un  radical  la  faculté  d'être  considérée 
comme  une  terminaison,  et,  à  plus  forte  raison,  de  servir 
de  suffixe  ;  mais  nous  ne  lui  dénions  pas  celle  de  pouvoir, 
par  le  fait  qu'elle  «  rime  »  avec  -i(s)me  superlatif,  être  pro- 
voquée à  devenir  terminaison-suffixe,  si  cette  consonance 
constitue  le  radical  d'un  mot  dont  l'âme  sémantique,  l'âme 
superlative,  est  tout  à  coup  éveillée  par  la  naissance  d'une 
superlativité  nouvelle,  tout  à  l'heure  inexistante  et  brus- 
quement apparue. 

C'est  bien  par  di(s)me,  par  di(s)me  seul  (et  ses  composés, 
s'il  en  a)  que  la  superlativité  fait  son  entrée  dans  l'ordina- 
lité nouvelle. 


j6  REVUE    DE    FILOLOG1E    FRANÇAISE 

Ce  qui  le  démontre  irréfutablement,  c'est  le  parallélisme 
complet  de  l'évolution  fonétique  d'-iÇs^me  superlatif  d'ad- 
jectif qualificatif  avec  celle  ày-i{s)me  ordinal. 

Sainti(J)me  apparaît  sous  les  formes  de  sainte(s)me  et 
saintie(s)me,  comme  disi(s)me  apparaît  sous  les  formes 
dise(/)rne  et  disie(s)me.  C'est  ainsi  que  di(j)me9  lui-même 
provocateur  d'un  suffixe  -i(s)me ordinal,  provoque  son  car- 
dinal dis  à  se  munir  de  son  suffixe,  à  devenir  disi(s)me. 

Or,  ce  n'est  certainement  pas  l'ordinalité,  dépourvue  de 
toute  idée  superlative,  qui  peut  être  la  directive  fonétique 
d'une  superlativité  réelle;  c'est,  au  contraire,  la  superlati- 
vité  qui  donne  conscience  à  l'ordinalité  de  la  superlativité 
latente  que  celle-ci  contient  et  qui  est  réveillée  brusque- 
ment et  inopinément  après  des  siècles  et  des  siècles  de  létar- 
gie.  Ce  n'est  pas  sainti(j)me  qui  est  devenu  un  ordinal, 
c'est  disi(s)me  qui. est  devenu  un  superlatif. 

Le  point  de  départ  de  révolution  commune  à  la  super- 
lativité et  à  l'ordinalité  est  donc,  sans  contestation  possible, 
-isme,  car  des  trois  formes  savantes  sainti(s)me,  sainte(s)me, 
sainlieÇs^me,  c'est  la  première,  sainti(s)me,  qui  peut  seule  se 
rattacher  directement  à  sanctissimum,  les  deux  autres  en 
dérivant  manifestement,  les  deux  autres  ne  découlant  pas 
fonétiquement  de  sanctissimum  et  ne  pouvant  s'expliquer 
que  par  l'intervention  d'une  autre  formule  latine,  avec 
laquelle  -issimum  s'est  confondu  (s'est  confondu  naturel- 
lement, comme  nous  allons  le  voir).  C'est  bien  saintisme 
qui  es.t  le  point  de  départ  de  saintesme,  saintiesme,  puisque 
ses  congénères  en  -issimum  restent  pour  la  plupart  à  l'étape 
-isme  (hautisme,  longisme,  malismé). 

Aussi  longtemps  que  dura  la  superlativité  à  laquelle  il 
appartient,  suinii(J)me  devait  régulièrement  rester  ce  qu'il 
était  à  sa  naissance,  comme  di(s)me  est  resté  jusqu'à  nos 
jours  ce  qu'il  était  («  dîme  »). 


PATOLOGlfc    IT   TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  77 

La  tèse  d'après  laquelle  di(s)me  aurait  été  le  point  de 
suture  entre  la  superlativité  en  -i($)me  et  l'ordinalité  en  -isme 

donnera  lieu  à  des  doutes  et  v  a  déjà  donné  lieu.  «  Je  ne 
crois  pas  que  disfne  ait  pu  être  senti  comme  un  superlatif  », 
nous  écrit  M.  Clédat  '. 

Je  conteste  la  validité  de  cette  objection  ;  car  je  constate 
que  l'ancien  ordinal  di(s)me  lui-même,  contrairement  à 
toute  loi  fonétique,  contrairement  à  ce  qu'il  est  devenu  et 
ce  qu'il  est  de  nos  jours  (dîme),  subit  la  transformation 
résultant  de  l'opération  que  nous  lui  faisons  subir  pour 
servir  de  suffixe  à  l'ordinalité  nouvelle  :  il  devient  lui- 
même  de(s)me  et  die(s)me. 

Je  conteste  la  validité  de  cette  objection  ;  car  je  constate 
qu'inversement  se(s)mt  a  produit  si(i)me,  les  trois  formes 
se(s)me,  si(s)me,  sie(s)me  signifiant  «  septième  »  et  remon- 
tant à  septimum,  que,  par  conséquent,  Y  s  de  semé  t<  sep- 
timum  »  a  fourni  une  terminaison-suffixe  -eme  parallèle- 
ment au  d  de  di(s)me  qui  a  fourni  une  terminaison-suffixe 
-////('(Appendice  D.  *seximum). 

Si  sainti(s)me  est  bien  la  forme  mère  de  sainie(s)me  — 
la  troisième  forme  saintie(s)me  ne  pouvant  résulter  que 
d'une  fusion  de  sainti(s)me  avec  sainte(s)me  —  comment 
expliquerons-nous  sainte(s)me  ? 

Par  une  popularisation  de  Y -isme  savant  ?  Par  une  mo- 
dification fonétique  spontanée  (isme  ou  i(s)me  devenant 
es/ne  ou  e(s)me),  modification  résultant  d'une  segonde  ap- 
plication d'une  loi  bien  antérieure  à  la  formation  de  la  nou- 
velle ordinalité,  mais  non  périmée?  Non  !  M.  Clédat  a  rai- 
son, lorsque,  après  avoir  lu  une  première  rédaction  de  notre 

i.  Cependant  M.  Clédat  fait  remonter  l'ordinalité  nouvelle  directe- 
ment à  Y -isme  des  composés  de  disme,  *ondisme,  treisme,  *quindisme, 
devenus,  d'après  lui,  sous  l'influence  des  nombres  cardinaus,  oniisme 
treiisme,  quin\isme. 


78  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

article,  où  nous  cherchions  à  établir  une  dualité  de  lan- 
gage suivie  d'un  compromis,  d'un  tiers  langage  (jaintime 
savant,  sainteme  populaire,  saintieme  fusion  des  deus),  il 
nous  écrit  :  «  -isme  n'avait  guère  de  raisons  de  se  changer 
spontanément  en  -esme  ». 

Et  cependant  sainti(s)me  devient  saïnte(s)me\  Comment 
le  devient-il  donc?  Sainti(s)me  a  évoqué  disi(s)me,  par 
celui-ci  il  évoque  toute  l'ordinalité  nouvelle  en  -i{s)me  (le 
plus  ou  l'extrême  de  neuf  naît  spontanément  de  le  plus  ou 
l'extrême  de  dis).  Si  l'ordinalité  ancienne  de  1  à  16  se  pré- 
sente sous  la  forme  de  mots  qui  ne  se  rangent  à  la  super- 
lativité  que  par  une  dissection  violente  de  disme,  mais 
réclamée  par  une  identité  complète  de  sa  consonance  et 
de  celle  du  superlatif,  l'ordinalité  des  dizaines,  par  contre, 
se  présentait  vis-à-vis  de  la  superlativité  sous  un  jour  paral- 
lèlement inverse  :  l'identité  de  consonance  n'existait  pas, 
il  est  vrai,  mais  il  y  avait  simple  variante  de  voyelle  dis- 
tinguant les  dizaines  en  -esimum  de  Y-isme  superlatif,  et, 
le  caractère  fonétique  disparate  était,  l'opportunité  d'une 
assimilation  avec  la  superlativité  se  présentant,  amplement 
racheté  par  le  fait  que  Y-esme  de  ces  dizaines  était  un  véri- 
table suffixe,  contrairement  à  Yisme  de  disme  qui  n'en  était 
pas  un  et  qui  était  plus  ou  moins  isolé  dans  les  ordinaux 
de  1  à  16. 

Or  donc,  l'ordinalité,  devenue  par  disme  «  decimum  » 
une  superlativité,  l'ordinalité  devenue  un  cors  vivant  dans 
tous  ses  membres  d'une  vie  égale,  et  la  superlativité  appli- 
quant indistinctement  à  toute  sa  cardinalité  le  même  suf- 
fixe, cette  ordinalité  en  -isme  va,  dans  les  dizaines  à  partir 
de  20,  avoir  à  se  substituer  à  une  ordinalité  en  -esme. 

Centesme  —  pour  ne  prendre  comme  exemplequ'une  ordi- 
nalité bien  attestée  parmi  celles  en  -esme  primitif  —  centesme 
«  centesimum  »  va  être  supplanté  par  centisme  «  cent  + 


PATOLOGIE    ET   TERAPEIH  ÏQI'E    VERBALES  79 

issimum  »,  comme  disme  «  decimum  »  l'a  été  pur  dis  -f- 
issimura.  Il  est  réellement  supplanté  par  centi(s)me.  Sup- 
planté par  le  venue  d'un  -isme  qui  ressemble  comme  un 
frère  à  son  -emu  ?  Supplanté  sans  merci  ?  Supplanté  sans 
qu'il  tasse  valoir  la  franche  nature  de  son  suffixe  -esme,  qui 
est  si  semblable  au  suffixe  -isme,  parvenu  et  intrus  ?  Non 
pas  !  Il  devient  le  représentant  de  l'ordinalité  superlative  à 
l'égal  d'-isme.  L'ordinalité  devenue  superlative  par  -isme 
rent  formellement,  par  -esme,  ...ordinale  la  superlativité  ; 
toute  superlativité  est  ainsi  indifféremment  en  -isme  et  en 
-esme  ;  -estne  entre  dans  le  giron  de  la  superlativité,  qu'elle- 
soit  ordinale  (dises me),  qu'elle  soit  qualificative  (saintesmè). 

Centisme  et  centesme  sont  les  représentants  également  au- 
torisés de  «  centième  »  ; 

Disisme  et  disesme  sont  les  représentants  également 
autorisés  de  «  dixième  »  ; 

saintisme  et  saintesmè  sont  les  représentants  également 
autorisés  de  «  sanctissimum  »  ; 

et,  preuve  irréfutable  de  l'individualité,  en  tant  que  suffixes, 
d'-isme  et  à'-esme,  en  même  temps  que  de  leur  nature 
interchangeable, 

disme  et  des  me  sont  les  représentants  également  autori- 
sés de  «  dixième  »  ; 

sesme  et  sisme  sont  les  représentants  également  autorisés 
de  «  septième  »  (voir  D). 

Par  disme i  -isme  s'empare  de  toute  l'ordinalité  :  toute 
l'ancienne  ordinalité  fait  place  à  l'ordinalité  nouvelle  en 
-isme.  -Isme  a  beau  jeu  à  supplanter  lesordinalités  anciennes 
jusqu'à  20  :  elles  n'ont  aucune  cohésion  formelle,  et  -isme 
établit  une  unité  formelle  dans  une  unité  de  fonction. 
Mais,  en  fonctionnant  dans  son  œuvre  d'ordinalisation  et 
d'uniformisation,  -isme  se  heurte  à  un  -esme  de  l'ancienne 
ordinalité,  qui  est  le  latin  -esimum  et  qui   ordinalise    les 


ÔO  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

dizaines  cardinales  à  partir  de  la  deuxième.  Cet  -es me  rem- 
plit vis-à-vis  des  dizaines  très  régulièrement  les  fonctions 
qu-isme  représente  vis-à-vis  de  toute  l'ordinalité.  Il  les  rem- 
plit même  à  plus  juste  titre  qu-isme,  car  -esme  est  un  véri- 
table suffixe,  alors  qu-isme  est  un  parvenu  dans  le  sein  des 
suffixes  et  a  dû  devenir  ce  qu' -esme  était  depuis  longtens. 
-Esme  était  donc  un  adversaire  redoutable  d'-isme,  en  même 
tens  qu'un  collaborateur  «  avant  la  lettre  »  dans  la  tâche 
d'uniformisation  qui  incombait  à  -isme.  Son  concours,  qui, 
accepté,  aurait  eu  pour  résultat  deus  ordinalités  nouvelles, 
aurait  sans  doute  été  purement  et  simplement  rejeté  —  le 
résultat  final  de  la  lutte  en  fait  foi  —  si  sa  forme  même 
n'eût  eu  avec  celle  d'-isme  une  parenté  si  étroite  qu'il  est 
apparu  comme  un  autre  -isme. 

En  effet,  -esme  qu'est-il  par  sa  forme  vis-à-vis  d'-isme  ? 

-Isme  serait  -esme  s'il  avait  existé  quelques  siècles  aupa- 
ravant. S'en  souvient-il  ?  Je  n'ose  l'affirmer.  Cependant  il 
y  a  dans  la  langue  des  -esme  qui  sont  aussi  des  -isme  par 
retour  à  la  forme  latine,  ainsi  bate(s)me  qui  est  aussi 
bati(/)me  par  retour  au  latin  baptisma  et  peut-être  aussi 
par  analogie  à  son  verbe  savant. 

N'en  concluons  pas  o^u-esme  soit  dès  lors  apparu  comme 
la  forme  populaire  d'-isme  savant  (ce  qui  ferait  prévoir 
sans  doute  un  trionfe  final  d'-esme  sur  -isme)  ;  car  si  sain- 
tesme  apparaît  logiquement  comme  la  forme  populaire  de 
saintisme,  par  contre,  centesme  (centesimum  latin),  battu 
en  brèche  par  centisme isme  a  pris  place  dans  toute  l'or- 
dinalité —  ne  peut  être  apparu,  primitivement  du  moins, 
comme  une  forme  populaire,  nouvelle,  révolutionnaire  de 
centisme,  mais,  au  contraire,  comme  une  forme  concurrente 
ancienne  ;  et  c'est  dans  cette  conception  contradictoire  de 
saintesme  et  de  centesme  que  je  reconnais  tout  particulière- 
ment la  raison  d'être  d'une  solution  par   fusion  des  deus 


PATOLOGIE    ET   TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  Si 

suffixes,  d'une  solution  par  la  ionctique  artificielle,  et  non 
par  le  trionfe  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  suffixes,  liés  l'un 
à  l'autre,  ncn  formant  qu'un  morfologiquement,  presque 
identiques  formellement,  se  relayant,  prêts  à  n'être  qu'un. 
Identité  de  fonction,  parenté  étimologique  et  formelle, 
concomitance  initiale,  en  voilà  assez  pour  qu'-isme  ne 
reconnût  pas  en  -esme  un  étranger,  pour  qu'il  s'y  reconnût 
lui-même. 

-Esme  est  -isme.  Donc  disisme  est  aussi  disesme,  centisme 
est  aussi  centesme.  Toute  ordinalité  est  indifféremment  en 
-esme  ou  en  -isme.  -Esme  ordinal  hérite  d'-isme  la  superla- 
tivité  conquise  par  disme  sur  saintisme.  Revanche  de  l'ordi- 
nalité  sur  la  superlativité  qui  s'est  introduite  dans  l'ordi- 
nalité  par  disme.  Donc  :  saintisme  est  aussi  saintesme.  Tant 
que  durera  le  parallélisme  superlatif  de  la  superlativité  qua- 
lificative avec  l'ordinalité,  -isme  qualificatif  ira  de  pair  avec 
-isme  ordinal.  Ce  parallélisme  sera  suspendu  par  la  faute 
d'-isme  superlatif  qualificatif  qui  tarira,  léguant  à  l'ordina- 
lité  le  suffixe  -isme  sous  la  forme  -ième,  dépourvue  dès  lors 
de  toute  valeur  superlative,  et  n'agissant  plus  analogique- 
ment que  comme  une  ordinalité  (ultième,  quantième). 

La  scission  entre  la  superlativité  qualificative  et  1  ordi- 
nalité commencera  d'ailleurs  au  moment  précis  où  la  pre- 
mière ne  s'appliquera  plus  qu'à  des  adjectifs  dont  la  super- 
lativité en  -isme  ne  pénètre  pas  dans  le  langage  commun, 
ou  -isme,  après  s'être  popularisé  dans  certains  adjectifs,  se 
retire  dans  la  langue  exclusivement  lettrée  (hautisme,  ma- 
lisme,  etc.). 

S'il  est  vrai  —  et  je  n'en  doute  pas  —  qu -isme  et  -esme 
sont  le  même  suffixe  plusieurs  siècles  après  que  la  transfor- 
mation de  Yi  en  e  dans  -issimum  est  jugée  par  les  fonéti- 
ciens  comme  une  évolution  accomplie,  je  me  permès  de 
poser    les   questions  suivantes:    les  évolutions   fonétiques 

6 


82  REVUE   DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

sont-elles  encloses  cronologiquement,  comme  on  nous  le 
dit  Mes  évolutions  fonétiques,  jugées  accomplies,  n'exercent- 
elles  pas,  comme  les  mots,  une  action  analogique  qui  défie 
la  limitation  cronologique  d'un  fait  fonétique  ?  quelle  est 
la  part  de  l'évolution  fonétique  instantanée?  quelle  est 
celle  de  sa  répercussion,  en  quelque  sorte  postume? 

Qu'auriez- vous  fait  d'autre  que  la  langue  dans  un  monde 
où  l'on  disait  aussi  légitimement  disime  que  diseme,  centime 
que  centeme,  saintime  que  sainteme,  où  les  uns  disaient  ceci, 
les  autres  cela  —  sinon  tantôt  ceci,  tantôt  cela  —  aussi 
légitimement  les  uns  que  les  autres  ? 

De  cette  démonstration,  l'infaillibilité  de  la  fonétique, 
telle  qu'elle  a  été  conçue,  sort  entamée. 

La  dîme  est  bien  décima  latin.  Di(s)me  est  bien  deci- 
mum  latin,  mais  il  a  été  perçu  comme  étant  *dissimum, 
et  desme  est  *desimum  latin,  et  diesme  est  un  composite  de 
*desimum  et  de  *dissimum. 

Si(s)me  n'est  pas  *seximum  qui  n;a  jamais  existé  (voir  D), 
il  est  «  septième  »,  accidentellement  devenu  «  sixième  » 
(s'il  l'est  devenu). 

La  fonétique,  telle  qu'elle  a  été  conçue  jusqu'ici,  nous 
dit  que  centesme  est  le  latin  centesimum.  Cela  est  vrai  pour 
l'ancienne  langue  antérieure  à  la  nouvelle  ordinalité,  cela 
est  absolument  certain,  puisque  —  ainsi  que  nous  le  fait 
remarquer  M.  Clédat  —  la  forme  dialectale  centoime  ne 
peut  être  née  que  «  lorsque  Yi  de  centesimus  n'avait  pas 
disparu  »  et  laissait  Ye  accentué  se  diftonguer.  Cela  est 
faux  pour  le  centesme  postérieur  à  la  nouvelle  ordinalité  :  il 
a  cessé  d'être  centesimum.  Faillite  de  l'étimologie  foné- 
tique ! 

Centesme-centoime-cente&imum  a  disparu  de  la  langue  à 
l'époque  où  est  née  la  superlativité  -isme  mariée  à  l'ordi- 
nalité    -isme    -esme.    Centesimum  est  tombé  en   paralisie 


PATOLOGIE    ET    TERAI'EUTIQUE    VERBALES  8$ 

comme  Quadragesima  >  Carême,  qui  n'est  pas  l'ordinal 
«  quarantième  ».  Aussi  «  Carême  »  se  présente-t-il  cà  nous 
sous  les  tonnes  correspondantes  à  celles  que  présente  cen- 
tesimum  (Care(s)me  et  Caroimi),  il  ne  se  présente  jamais 
sous  les  formes  que  présente  centissimum-centesimum  et 
qui  seraient  Cari(s)me,  Caric(s)me,  et  il  est  Caroime  encore 
actuellement  dans  certains  patois  de  l'Est,  tandis  que  cett- 
toime  n'y  a  pas  laissé  la  moindre  trace. 

La  forme  saintesthe  ne  représente  pas  le  latin  sanctissi- 
mum,  mais  bien  *sanctesimum.  Faillite  de  l'ethnologie 
tonétique  ! 

La  forme  saintiesme  représente  à  la  fois  sanctissimum  et 
*sanctesimum.  Elle  n'a  point  d'ancêtre  latin  ;  elle  appar- 
tient à  un  langage  particulier  non  encore  dénommé.  Elle 
n'a  voulu  être  ni  sanctissimum,  ce  qu'elle  était  par  sain- 
finie,  ni  *sanctesimum,  ce  qu'elle  était  par  sainteme  ;  elle 
est  un  «  sanctissimum  »  français,  sans  être  un  sanctissi- 
mum, pas  plus  qu'un  *sanctesimum  latins. 

C'est  l'ordinalité  devenue  superlativité  par  disme-deci- 
mum  qui  détermine  dès  son  entrée  dans  la  superlativité  le 
sort  fonétique  d'-issimum  -isme. 

J'ai  dit  plus  haut  qu'à  une  alternance  constante  de  disime 
et  disème,  centeme  et  centime,  saintime  et  sainleme  la  langue  a 
mis  fin  par  un  compromis,  au  moyen  de  la  fonétique  arti- 
ficielle, que  ce  compromis  était  naturel  en  présence  de  deus 
divergences  également  légitimes.  Mais,  une  fois  la  solution 
apportée  à  la  controverse  intolérable  —et  elle  a  été  appor- 
tée dès  le  commencement  de  l'ère  nouvelle  de  l'ordinalité 
en  -isme  :  «  ce  suffixe  [-ième]  est  au  xne  s.  isme  ou  ime  et 
quelquefois  iesme,  au  xme  s.  iesme,  plus  tard  isme  »  (D . 
G.)  et  réapparaît  ensuite  pour  ne  plus  disparaître  dans  l'or- 
dinalité —  la  solution  apportée  par  la  fonétique  artificielle, 
dis-je,  clôturait   tout  débat,    et  dès  le  xne  s.   la  fonétique 


84  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

artificielle  (solution  recherchée  et  trouvée  à  un  état  into- 
lérable) devait  avoir  trionfé. 

Il  est  absolument  anormal  et  incompréhensible  qu'après 
le  xne  s.  on  voie  réapparaître  l'ordinal ité  en  -i(i)me  et  en 
-t(s)me,  qu'on  la  voie  persister  durant  des  siècles  qui  suivent, 
comme  si  aucune  solution  ne  s'était  produite  à  la  suite  de 
la  concurrence  légitime  d'-isme  et  d'-esme,  il  est  absolument 
anormal  que  d'un  débat  solutionné  surgisse  à  nouveau,  et 
absolument  dans  les  mêmes  termes,  ce  même  débat.  Le  pro- 
blème est  insoluble,  et  défie  l'ingéniosité  de  tout  savant  qui 
serait  tenté  de  faire  remonter  la  nouvelle  ordinalité  en  -ième 
à  un  processus  populaire,  à  la  faire  naître,  par  exemple,  des 
débris  de  l'ancienne  ordinalité.  Nous  rappelons  l'explica- 
tion du  D.  G.  par  laquelle  débute  notre  article. 

Il  fallait  pour  que  pût  se  renouveler  un  débat  qui  parais- 
sait clôturé,  qu'il  y  ait  une  source  vive  qui  entretînt  ce 
débat  par  la  mutualité  des  rapports  existant  entre  les  pro- 
duits de  cette  source  et  la  source  elle-même.  Telle  n'est 
point  une  source  populaire  qui  se  déverse  en  entier  et  tarit 
aussitôt  déversée,  aussitôt  épandue.  Telle  était,  par  contre, 
la  source  savante. 

-Issimum  >  i(s)me  se  présentait  absolument  dans  les 
mêmes  conditions  que,  plus  tard,  -issimum  >  issime, 
savant.  -Issime  français  n'a  pas  le  déploiement  du  latin 
-issimum  :  il  ne  sert  qu'à  superlativiser  —  superlativité 
absolue  —  certains  adjectifs  qualificatifs,  tels  rarissime, 
richissime,  lesquels  n'impliquent  nullement  l'emploi  de con- 
tentissime,  mécontentissime,  proprissime  l,  il  est  souvent  per- 

1.  Nous  avons  aujourd'hui  ou  avions  encore  récemment  deus  suffixes 
-issime  : 

1)  le  français  (rarissime,  richissime); 

2)  l'italien  (sèrènissime  qui  n'est  pas  =  «  très  serein  »,  amplissime 
(recteur  de  l'Université  de  Paris)  qui  n'est  pas  ==  «  très  ample  ». 


PATOLOGIE  ET  TERAPEUTIQUK  VERBALES       85 

sonnel,  tel pédantissime,  employé  par  Voltaire  et  qui,  mal- 
gré l'autorité  que  lui  prête  le  nom  de  cet  écrivain,  ne  figure 
ni  dans  Littré,  ni  dans  le  D.  G.,  mais  bien  dans  mon  petit 
dictionnaire  des  rimes  avec  la  mention  de  son  origine 
(Voltaire). 

Au  xne  s.,  -issimum  >  -isme  se  présente  absolument 
dans  les  mêmes  conditions  qu-issime  <C  issimum.  Les 
adjectifs  en  -issimum  —  superlativité  absolue  — 
entraient  dans  la  langue,  non  pas  de  front,  en  rangs  serrés, 
mais  à  la  queue-leu-leu,  espacés,  formant  un  défilé  qui  n'a 
été  brisé  que  par  l'inappétence  survenue  à  cette  superlati- 
vité, et  qui,  sans  cette  raison  d'interruption,  aurait  pu  se 
poursuivre  jusqu'à  épuisement  de  toute  l'adjectivité  quali- 
ficative en  tant  que  susceptible  de  cette  superlativité  parti- 
culière, et  évoquer  les  formes  en  -esme  et  en  -iesme.  -Isme 
n'a  pas  le  caractère  d'un  legs  fait  à  la  langue  une  fois  pour 
toutes,  comme  l'ont  les  formes  latines  entrant  en  français 
par  la  voie  populaire,  mais  il  a  celui  d'une  rente  qu'il  reçoit 
d '-issimum. 

-Isme  est  la  francisation  d'-issimum,  dans  laquelle  il  est 
tenu  conte  de  l'accent  latin  et  des  suites  qu'entraîne  celui- 
ci  en  français  par  rapport  à  la  voyelle  suivante.  -E(s)me 
est  la  parfaite  francisation  d'-issimum,  due  à  l'identité 
fonctionnelle  à'-isme  ordinal  (né  de  dismé)  avec  -esme  ordi- 
nal (=  -esimum),  et  se  trouvant  être  fortuitement  iden- 
tique à  ce  qu'aurait  produit  -issimum,  traité  par  la  foné- 
tique  populaire.  -Issime  est  un  calque  du  latin  en  même 
tens  que  de  l'italien,  dans  lequel  il  n'est  pas  tenu  conte  de 
l'accent  de  la  langue  prêteuse. 

Tant  que  le  sentiment  de  la  superlativité  restait  com- 
mun au  qualificatif  et  à  l'ordinal,  le  rapport  des  trois 
formes  restait  le  même,  et  les  formes  en  -isme,  -esme,  -iesme 
s'entrecroisaient,  s'entrechoquaient,  et  présentaient  l'aspect 


86  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

sous  lequel  elles  se  présentent  selon  Godefroy,  selon  Littré, 
selon  le  D.  G.  L'afflux  intermittent  des  superlatifs  en  -isme, 
lorsqu'il  était  représenté  par  des  mots  d'un  usage  non 
populaire,  n'entretenait  que  la  forme  superlative  en  -isme 
(Ex.  :  autisme,  malisme)  ;  m#is  cet  afflux,  lorsqu'il  était 
représenté  par  des  mots  entrant  dans  l'usage  populaire, 
entretenait  la  trilogie  -isme,  -esme,  -iesme,  qui  formait  un 
tout  indivisible,  les  deus  premières  parties  n'étant  que  des 
formes  contestées,  également  qualifiées,  opposées  l'une  à 
l'autre,  la  troisième  étant  la  forme  qui  coupait  court  à  la 
contestation. 

-Isme,  superlatif  qualificatif  inutile,  a  disparu  totalement 
sans  laisser  aucune  trace  dans  la  langue  actuelle,  tandis 
qn-ième  continue  sa  carrière  et  exerce  sa  puissance  de 
simple  ordinal  sur  ultime,  quant,  tant  (Appendice  E.  Quan- 
tième, tantième,  ultièmè). 

L'histoire  que  nous  venons  de  raconter  est  l'histoire  vrai- 
ment miraculeuse  de  la  résurrection  d'un  organe  ordinal 
après  plus  de  deus  mille  ans  de  sommeil  létargique. 

-Issimum  >  isme,  superlatif  qualificatif,  est  un  météore 
qui  a  ravivé  au  firmameut  un  feu  qui  paraissait  éteint  à 
tout  jamais  et  qui  redevient,  grâce  à  lui,  une  étoile  lumi- 
neuse éternisant  la  lumière  du  météore. 

Supprimez  disme  :  le  météore  aurait  passé  sans  laisser  de 
trace  autre  que  le  souvenir  d'une  apparition  vaine  et  éfé- 
mère. 

Et,  alors,  notre  ordinalité  serait-elle  la  collection  d'anti- 
quailles que  le  xie  s.  allait  léguer  au  xne  ?  Il  est  permis 
d'en  douter,  à  considérer  le  besoin  d'organisation  méto- 
dique  qui  s'est  manifesté  depuis  dans  la  langue.  Une  langue 
qui  supprima  le  prétérit  simple  à  cause  de  la  multiplicité 
de  ses  formes  exprimant  une  seule  et  même  ijpnction  n'au- 
rait pas  toléré  l'ordinalité  ancienne  avec  la  multiplicité  de 
ses  formes  exprimant  une  seule  et  même  fonction. 


l'ATOLOGIE    ET    TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  87 

C'est  au  suffixe  -ier  qu'aurait  été,  sans  doute,  dévolue  la 
charge  de  représenter  l'ordinalité  nouvelle,  si  une  aventure 
imprévue  n'était  survenue,  la  superlativité  en  -istne. 

-1er  tenait  les  deus  bouts  de  l'ordinalité  par  premier  et 
dernier,  l'encadrait  en  quelque  sorte.  Bien  des  obstacles, 
il  est  vrai,  se  dressaient  devant  lui  pour  produire  deuxier, 
troisier,  quatrier,  etc.,  bien  des  places  occupées  obstruaient 
son  application  (le  collectif  millier  à  côté  de  centaine,  les 
substantifs  tels  que  setter,  septier,  etc.).  Nous  savons,  il  est 
vrai,  que  la  langue  avait  bien  des  ressources  térapeutiques, 
et  qu'elle  aurait  été  à  même  de  faire  face  aux  difficultés  qui 
se  présentaient.  Cependant  remarquons  que  les  patois,  im- 
puissants à  créer  une  nouvelle  ordinalité,  se  sont  emparés 
avidement  de  la  nouvelle  ordinalité  d'essence  littéraire  *  — 
preuve  de  la  difficulté  que  présentait  la  création,  preuve 
aussi  de  l'incapacité  de  l'ancienne  à  persister. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  aus  savants  qui  croient  recon- 
naître dans  la  nouvelle  ordinalité  une  création  faite  d'après 
le  radical  de  l'un  des  anciens  ordinaus,  radical  élevé  au  rang 
de  suffixe,  c'est  à  eus  qu'il  appartient  avant  tout  de  recher- 
cher pourquoi  la  langue  n'a  pas  eu  recours,  de  préférence, 
au  suffixe  -ter  2,  véritable  suffixe,  et  non  à  nous  qui  en 
prévenons  le  rôle  par  l'admission  d'une  intervention  inopi- 
née, venant  révéler  à  l'ordinalité  une  superlativité  latente, 
et  qui  substituons  un  organe  spécial  à  l'ordinalité  en  lieu 
en  place  d'une  formation  analogique  déjà  requise  par  foule 
d'autres  fonctions. 

1.  Que  devenaient  troisième  et  treizième,  par  exemple,  en  Norman- 
die ?  Comment  se  comportait  deiisiéme  à  côté  de  douzième  ?  Que  de  mo- 
difications survenues  de  ce  chef  dans  la  cardinalité! 

2.  Nous  doutons  fort  que  le  suffixe  réel  -ier  eût  produit  preinerier, 
demerier,  nous  doutons  fort  qu'un  suffixe  réel  -ier  se  fût  comporté  vis- 
a-vis de  l'ordinal  dont  il  se  serait  détaché,  comme  l'on  dit  que  s'est 
comporté  vis-à-vis  de  disme,  dont  il  se  serait  détaché,  l'élément  istne, 
élevé  au  rôle  de  suffixe  et  produisant  disisme. 


88  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

[L'existence  certaine  de  treïsme  (13e),  venant  très  régulière- 
ment de  *tredecimum,  et  dont  nous  n'aurions  sans  doute  con- 
servé aucune  trace  s'il  n'était  pas  devenu  un  nom  de  fête,  me 
semble  prouver  d'une  façon  absolue  qu'il  a  existé  un  ondisme, 
un  quatordisme,  un  quindisme,  un  sedisme  (*sexdecimum);  et, 
comme  il  y  aune  relation  beaucoup  plus  étroite  entre  un  ordi- 
nal et  le  cardinal  correspondant  qu'entre  deus  ordinaus  voisins, 
il  me  semble  tout  à  fait  normal  :  i°  qu'ondisme,  refait  sur  on\e, 
soit  devenu  ondisme,  etc.  ;  20  que  la  relation  avec  disme,  déjà 
peu  apparente  dans  treïsme,  ait  été  négligée  par  l'analise  popu- 
laire, et  qu'on  ait  décomposé  ondisme  en  on^e  +  suffixe  ordinal 
-isme  *,  d'où  :  disisme,  doublant  disme,  cinquisme  doublant  quint, 
etc.  On  aboutissait  ainsi  à  une  série  ordinale  en  -isme,  continuée, 
à  partir  de  20,  par  une  autre  série  en  -esme  =  -esimum.  Il  était 
inévitable  qu'on  confondît  ces  deus  suffixes,  de  même  signifi- 
cation, de  là  des  formes  telles  que  cinquesme  et  centisme  ;  la  con- 
fusion s'est  résolue  en  une  combinaison,  donnant  la  forme 
unifiée  -iesme.  (Cf.  mon  Manuel  de  phonétique,  §  31.) 

L'évolution  aurait  pu  être  différente  sans  l'intervention  du 
suffixe  superlatif  -isme,  d'origine  savante,  que  M.  Gilliéron  in- 
troduit dans  la  question,  en  établissant,  avec  beaucoup  d'ingé- 
niosité et  de  force  persuasive,  les  rapports  entre  la  superlativité 
et  l'ordinalité.  On  comprent  que  le  suffixe  superlatif  et  le  suf- 
fixe ordinal  à  double  forme  aient  pu  réagir  l'un  sur  l'autre  2,  et 
il  est  possible  que  du  suffixe  superlatif,  comme  le  pense  M.  Gil- 
liéron, ait  jailli  vraiment  l'étincelle  qui  a  enfin  ressuscité  un 
organe  ordinal  cohérent.]  L.  Clédat. 

III.  —  La  fonétique  artificielle  dans  le  Midi. 

Nous  avons  vu  la  fonétique  artificielle  être,  dans  un  seul 
et  même  parler,  de  nature  térapeutique  in  extremis  (vierge), 

1.  [M.  Gilliéron,  dans  son  appendice  B,  conteste  que  le  suffixe  ordinal 
-isme  ait  pu  se  produire  autrement  que  par  l'évolution  sémantique  de 
disme,  considéré  comme  un  superlatif  de  dis.]  L.  C. 

2.  [L'action  aurait  pu  se  produire  par  le  seul  effet  de  la  ressemblance 
de  forme,  même  sans  aucune  conformité  de  signification,  comme  fuchsia 
est  devenu  fluchsia  dans  la  prononciation  populaire,  sous  l'influence  de 
fluxion,  sans  qu'il  y  ait  aucun  rapport  de  sens  entre  les  deus.]  L.  C. 


PATOLOGIE    ET   TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  89 

ou  de  nature  conciliatrice  de  deus  états  concurrents,  tous 
deus  légitimes  (i(s)me,  e(s)me,  ie(J)me). 

La  fonétique  artificielle  a  fonctionné  aussi,  dans  des  par- 
lers  géografiquernent  intermédiaires,  entre  deus  aires  à 
fonétique  fisiologique. 

Dans  mon  travail  sur  les  noms  de  l'abeille  (page  13), 
j'ai  signalé  au  point  735  de  l'Atlas  (Aveyron)  une  forme 
urlo  «  marmite  »  comme  résultant  d'une  contamination  de 
parlers  ayant  uro  avec  des  parlers  ayant  ulo  —  les  uns  et  les 
autres  sont  dans  le  voisinage  du  point  735.  Cette  forme 
urlo  est  un  produit  dû  à  la  fonétique  artificielle. 

Il  doit  en  être  de  même  d'une  forme  surla  «  soûle  » 
(Ardèche),  que  M.  A.  Thomas  mentionne  dans  l'Annuaire 
de  l'École  des  Hautes-Études  (19 19-1920).  Surla  est  la 
tierce  forme  de  sura  et  de  sula,  non  attestés  ;  elle  doit  se 
trouver,  par  rapport  à  ces  deus  dernières,  dans  une  situa- 
tion géographique  identique  à  notre  urlo.  Elle  témoigne 
ainsi  d'un  «  soûle  »  dont,  selon  les  dires  de  M.  Thomas 
—  ni  urlo  ni  surla  ne  figurent  dans  le  dictionnaire  de  Mis- 
'tral  —  sula  et  sura  ne  témoignent  plus,  et  qui,  par  consé- 
quent, se  révèle  comme  ayant  eu  une  extension  géogra- 
fique  plus  considérable  que  ne  la  laisserait  supposer  un 
surla  né  indépendamment  de  sula  et  de  sura. 

S'il  est  certain  qu'une  évolution  fonétique  est  à  son  ori- 
gine étroitement  localisée  et  s'épant  géografiquernent,  la 
fonétique  artificielle  se  présente  à  nous  comme  un  arbi- 
trage tout  désigné  aus  points  de  rencontre  de  deus  évolu- 
tions contraires. 

Ce  n'est  pas  son  existence  qui  doit  être  pour  nous  une 
cause  d'étonnement,  c'est  sa  rareté  —  la  langue  de  Mistral 
mise  à  part. 

Aussi  considérons-nous  notre  petite  cueillette,  qu'une 
observation  attentive  ne  manquera  pas  d'ailleurs  d'enrichir, 


90  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

comme  un  reliquat  d'un  procédé  linguistique  autrefois 
beaucoup  plus  répandu.  Dans  des  rapports  de  langue  locale 
avec  la  langue  littéraire,  ce  procédé  linguistique,  selon  notre 
conception,  aurait  été  effacé  par  l'unification  des  parlers 
locaus  en  parlers  régionaus  et  par  l'adaptation  toujours 
plus  fidèle  des  parlers  au  français. 

Pour  admettre  presque  nécessairement  une  fréquence 
beaucoup  plus  grande  de  la  fonétique  artificielle  dans  des  par- 
lers d'autrefois,  il  suffit  d'admettre  qu'autrefois  les  parlers 
populaires  étaient  plus  combatifs  vis-à-vis  du  français  qui 
les  envahit,  et  cette  concession  qui  refusera  de  nous  la 
faire  ? 

Le  procédé  de  fonétique  artificielle  était  non  seulement 
un  procédé  qui  a  paru  naturel  à  des  parlers  intermédiaires, 
il  s'est  présenté  comme  naturel  à  des  écrivains  régiona- 
listes  :  il  leur  a  servi  à  démarquer  les  mots  français,  aus- 
quels  ils  recourent  avec  ou  sans  utilité,  et  à  leur  donner  une 
allure  régionalisante,  en  associant  l'élément  régional  à  l'élé- 
ment français  compétiteur.  Ces  écrivains  nous  révèlent  une 
fonétique  doublement  artificielle. 

C'est  le  cas  de  la  langue  mistralienne  ou  félibréenne. 

Déjà  nous  avons  eu  l'occasion  d'y  signaler  l'irradiation 'de 
vierge  français  dans  de  savantes  dérivations  inconnues  du 
français  (Vierginie,  vierginaî).  De  même  que  l'examen  de 
la  diftongue  ie  a  suffi  pour  nous  révéler  en  français  la  pré- 
sence de  la  fonétique  artificielle,  la  diftongue  ie  du  pro- 
vençal mistralien  nous  suffit  pour  nous  révéler  la  nature  de 
la  fonétique  doublement  artificielle. 

On  sait  que  fermer  d'affirmer  est  né,  au  nord  de  la  Loire, 
de  conditions  particulières  à  la  région  et  de  l'évolution 
sémantique  de  fermer  à  «  clore  avec  un  fer  » .  Ces  condi- 
tions et  cette  évolution  n'ayant  pas  existé  dans  le  Midi, 
fermer  y  est  resté  à  son  étape  sémantique   «    fixer-assurer- 


PATOLOGIE    ET    TERAPEUTIQUE    VERBALES  91 

affirmer  »  —  cette  dernière  valeur  «  affirmer  »  étantformel- 
lement  reconnue  par  Mistral.  Donc  le  Midi  n'avait  aucun 
besoin  d'emprunter  affirmer  au  français;  il  le  lui  emprunte 
néanmoins,  comme  nous  avons  vu  qu'il  empruntait  inuti- 
lement vierge.  Le  Midi,  ayant  claudere  «  fermer  »  intact 
de  pénétration  par  «  clouer  »,  n'avait  pas  non  plus  besoin 
de  fermer  français  «  clore  »  ;  il  le  lui  emprunte  cependant 
partiellement  (voir  carte  fermez  de  l'Atlas),  et  ce  fermer 
provençalisé  jure  avec  le  fermer  provençal  et  indigène 
«  fixer-assurer  »  (avoir  les  yeux  «  fermés  »,  tout  en  pou- 
vant être,  comme  en  italien,  avoir  les  yeux  «  fixes  »  et 
«  ouverts  »,  peut  signifier  aussi  les  avoir  «  fermés,  clos»  !) 

Mais  que  deviendra  Y  affirmer  français  ?  Affirm..,  comme 
en  Dauphiné,  par  exemple  (selon  Mistral)  ?  Le  démarquage 
serait  franc,  correct,  conforme  au  procédé  suivi  par  les  pa- 
tois au  nord  de  la  Loire  —  et  sans  doute  aussi  par  ceus  du 
Midi.  Mais  affirma  serait...  trop  peu  provençal,  marque- 
rait trop  son  origine  française  ;  afferma,  d'autre  part,  ne 
peut  aller,  puisqu'il  signifie  «  affermer  »  ;  en  le  provença- 
lisant  par  e  et  en  le  distinguant  de  la  forme  provençale  par 
17  du  français,  j'obtiens  afierma  (cf.  orla,  -ième),  qui  est  la 
forme  du  dictionnaire  de  Mistral  venant  en  tête  d'  «  affir- 
mer »  provençal,  et,  conséquemment,  conferma  et  ses  déri- 
vés seront  confierma  et  ses  dérivés. 

Il  en  résulte,  pour  le  Midi,  trois  firmare  latins,  un 
firmare  provençal  et  deux  firmare  français  : 

1)  ferma  «  fixer,  assurer  »  (comme  autrefois  en  fran- 
çais) ; 

2)  ferma  «  clore  avec  un  fer  »,  emprunté  au  français, 
n'ayant  de  raison  d'être  qu'en  français,  doublet  inutile  de 
«  clore  »,  laissant  faussement  croire  que  «  fixer-assurer  » 
a  pu  développer  le  sens  de  «  clore  (avec  un  fer)  »  ; 


92  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

3)  fier  ma,  doubler  absolument  inutile  de  ferma  «  assu- 
rer »  (afierma,  conforma,  etc.). 

J'en  prens  à  témoin  le  dictionnaire  de  Mistral  :  ]e  ferme 
et  'fafierme  que  l'on  peut  dire  en  provençal  )aferme  une 
fermo  («  ferme  »)  ou  une  fîermo  («  raison  sociale  »)  *. 

Et,  noblesse  oblige  !  Si  je  veus  emprunter  au  français  le 
mot  firmament— ferma men  provençal  a  existé  et  s'est  berdu  ; 
s'il  ne  s'était  perdu,  il  serait  resté  sous  cette  forme  ferma- 
men,  comme  fermar  est  resté  ferma — ,  rejetant/rwara^w,  trop 
français,  je  le  provençaliserais  volontiers  en  fermamen,  mais 
cette  forme  me  rapellera  formellement  et  étimologique- 
ment  fer m  amen  «  fermement  ».  Qu'il  soit  donc  fiermamen  ! 

Conclusion  :  Firm  latin  devient  en  provençal  ferm,  dont 
Me  apparaît  diftongué  en  te  quand  firm  latin  est  firm  en 
français  (fier ma,  fiermamen,  Fiermin  (!!) 

Si  cette  loi  fonétique  est  réellement  appliquée  par  tous 
les  Provençaus,  il  faut  croire  que  tous  les  Provençaus  con- 
naissent admirablement  le  français,  sans  la  connaissance 
duquel  il  est  impossible  de  parler  provençal  correctement. 


1.  Fiermo  «  firme  ».  Le  mot  français  manque  encore  dans  nos  dic- 
tionnaires français,  quoiqu'il  se  lise  tous  les  jours.  Je  suis  autorisé  à  le 
provençaliser  ainsi  que  je  le  fais  ici,  puisque,  autrement,  il  serait,  dans 
le  dictionnaire  de  Mistral,  le  seul  de  sa  famille  à  n'avoir  pas  la  forme 
que  je  lui  donne,  et  fiermo  doit,  conformément  à  l'ordre  établi  par  l'au- 
teur, figurer  en  tête  des  formes  de  «  firme  »,  précédant  donc  celle  de 
firmo. 


APPENDICES 


A.    —    «    PREMIER,    SEGOND,    DERNIER    ». 

Le  rapport  de  l'ordinalité  du  cardinal  un  avec  les  autres 
ordinaus  est  double.  Ou  bien  il  est  identique  à  celui  de 
tous  les  ordinaus  entre  eus,  et  s'exprime,  à  partir  de  20, 
par  unième  ;  ou  bien  il  lui  est  particulier  vis-à-vis  de  «  der- 
nier »,  que  «  dernier  »  soit  l'ordinal  de  devis  (segond)  ou 
qu'il  soit  l'ordinal  de  plusieurs  (dernier),  ce  rapport  s'ex- 
prime par  premier. 

Premier,  concurrent  et  successeur  àeprim  sorti  de  la  sfère 
de  l'ordinalité  de  par  son  expansion  sémantique,  premier, 
préféré  peut-être  à  prim  à  cause  du  dissillabisme  qui  lui  est 
commun  avec  ses  opposés  «  segond  »  et  «  dernier  »,  repré- 
sente le  bout  initial  d'une  chaîne  ordinale  dont  l'autre  bout 
est  tenu  par  derrain.  Premier  est  opposé  à  derrain,  dont  il 
n'est  en  quelque  sorte  qu'un  comparatif.  L'opposition  est 
une  raison  d'être  pour  l'analogie.  Il  en  résulte,  d'une  part, 
pour  «  premier  »  la  forme  analogique  faite  d'après  derrain, 
soit  premerain  ;  d'autre  part,  pour  «  derrain  »  la  forme  ana- 
logique faite  d'après  premier,  soit  derrenier. 

La  dualité  qui  en  résulte  se  révèle  comme  une  super- 
fluité  :  premier-dernier  suffisait,  premerain-derrain  suffisait. 

La  langue,  qui  va  pouvoir,  du  fait  de  cette  dualité,  dire 


94  REVUE    DE    FIL0L0G1E    FRANÇAISE 

indifféremment  premier -derrain  et  premerain-dernier  ne  tolé- 
rera pas  cet  illogisme. 

Le  fait  que  c'est  premier-dernier  qui  reste  nous  montreque 
le  couple  derrain-premerain  était  le  résultat  d'une  manœuvre 
vaine,  d'une  analogie  contrefactrice  qui  ne  tenait  pas  conte 
du  rapport  d'ordinalité  particulière  de  premier  avec  segond  : 
son  opposition  à  segond  favorisait,  à  notre  sens,  la  forme 
dissillabique  de  «  premier  ».  Ainsi  la  concomitance  d'un 
rapport  de  premier  à  segond  avec  celui  de  premier  à  dernier 
fait  trionfer  premier  àepremerain. 

Derrain,  soumis  à  Tordinalité,  était  exactement  ce  que 
notre  ultime  toutrécent,  que,  désordinalisé(=«  extrême  »), 
nous  faisons  rentrer  dans  les  ordinaus,en  en  faisant  ultiême, 
à  cause  de  «  pénultième,  antépénultième  »  qui  le  réclament 
ou  proclament  la  possibilité  de  son  existence  véritablement 
ordinale. 

Premier  est  la  seule  de  toutes  les  ordinalités  anciennes 
qui  nous  soit  restée  dans  le  sein  de  l'ordinalité  en  -Unie. 

Cette  unique  exception  s'explique  naturellement  selon 
notre  explication  à'-ième  par  le  suffixe  superlatif -issimum: 
le  cardinal  un  est  seul  à  ne  pouvoir  subir  la  superlativité 
(le  plus.,  de  i,  l'extrême  de  i  ?).  ■ 

Comment  nos  contradicteurs,  cherchant  à  donner  au 
suffixe  -iême  une  origine  ordinale  ou  autre  que  superlative, 
expliqueront-ils  cette  exception  —  la  forme  unième  exis- 
tant réellement  à  partir  de  20  —  :  je  l'ignore. 

Quant  à  nous,  qui  avons  une  excellente  raison  à  faire 
valoir  contre  la  possibilité  de  la  naissance  tf  unième  «  pre- 
mier »,  nous  devons  cependant  en  faire  prévaloir  une  autre 
pour  expliquer  pourquoi  -ième,  une  fois  dépouillé  de  toute 
valeur  superlative  —  ce  qui  est  advenu  à  ce  suffixe  lors  de 
la  disparition  d'issimum  superlatif  qualificatif  >  isme  — 
n'a  pu  produire,  comme  suffixe  exclusivement  ordinal,  l'or- 


PATOLOGtE    KT   TERAPEUTIQUE    VERBALES  95 

dinalité  unième  «  premier»,  alors  qu'il  avait  une  puissance 
analogique  suffisante  pour  former  de  tant  :  tantième  et  pour 
transformer  ultime  en  ultième. 

Si,  contrairement  à  segonà  qui  s'adjoint  deusième,  premier 
ne  s'adjoint  pas  unième  (Yunième  de  9  personnes,  par  ex.), 
c'est  qu'il  a  tenu  bon  grâce  à  sa  fonction  d'opposé  à  der- 
nier. 

Mais,  dira  peut-être  l'un  de  nos  contradicteurs,  nous  fai- 
sons nôtre  votre  explication  :  unième  «  premier  »  n'est  pas 
né  lors  de  la  formation  de  la  nouvelle  ordinalité  en  -issi- 
mum  précisément  pour  la  raison  que  vous  alléguez  en 
faveur  de  la  persistance  anormale  de  premier. 

Au  lecteur  de  juger  si,  suffisant,  à  nos  yeus,  pour  expli- 
quer la  non-création  par  analogie  d'une  unique  ordinalité 
isolée,  l'antagonisme  de  dernier  est  une  digue  capable  de 
préserver  premier,  à  rencontre  de  ce  qui  arrive  à  segond,  d'un 
débordement  pareil  à  celui  à' -ième  qui  recouvre  la  cardi- 
nalité  entière  ..  sauf  celle  de  l'unité. 

Pour  moi  il  n'y  a  pas  de  doute  :  la  conservation  exclu- 
sive de  premier  dans  l'ordinalité  en  -ième  est  la  preuve 
matématique  qu-ième  est  un  suffixe  superlatif,  à  moins 
qu'il  ne  me  soit  démontré  qu'il  y  avait  en  français  un 
autre  suffixe  susceptible  de  s'appliquer  à  toute  cardinalité 
hormis  à  celle  de  l'unité  *. 

«  Segonà  »,  ordinal  par  rapport  à  «  prim,  premier  »  était 
collatéral  d'autre  qui  trouvait  sa  raison  d'être  dans  l'un. 
«  Segond  »  n'était  qu'un  comparatif  (ail.    «  der  andere  »), 


1 .  [Je  crois  que  premier  a  pu  se  maintenir,  non  seulement  à  cause  de 
son  opposition  à  dernier,  mais  encore  en  raison  de  l'extrême  fréquence 
de  son  emploi,  comme  le  latin  sit  a  persisté  à  côté  des  formes  refaites 
siam,  sias,  etc.  Sans  ces  raisons,  l'analogie  eût  été  toute-puissante  quand 
la  superlativité  incluse  ou  introduite  dans  -ième  n'a  plus  été  senties.]  — 
L.  C. 


9  6  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

comme  derrain  ;  il  fallait  qu'il  fût  capable  d'être  ordinal  en 
dehors  de  «  premier  »  et  par  rapport  à  d'autres  :  de  là  deu- 
xième. Premier  lui-même  (ail.  ersterer),  comparatif  de  segond 
devait  avoir  pour  collatéral  un  superlatif  ordinal  ;  de  là 
unième  qui  ne  fonctionne  que  lorsqu'il  y  a  pluralité  excédant 
2,  soit,  pour  lui,  à  partir  de  20. 

Que  l'usage  ne  s'en  soit  pas  tenu  rigoureusement  à  la 
valeur  originaire  de  segond  —  j'entenspar  là  la  valeur  qu'il 
avait  au  moment  où  commence  l'ordinalité  en  -ième  —  en 
un  milieu  mouvant,  cela  est  naturel. 

Cependant,  s'il  en  était  de  segond,  par  rapport  à  deusième, 
comme  Littré  le  croit  («  cette  raison,  tout  arbitraire  »  — 
segond  terminant  une  énumération  après  premier  —  «  laisse 
prévaloir  l'usage  »),  il  y  a  longtens  que  segond  aurait  dis- 
paru de  la  langue  :  il  en  aurait  disparu  en  même  tens  que 
les  ordinaus  tiers  «  troisième  »,  quart  «  quatrième  »,  etc. 
S'il  n'a  pas  disparu,  c'est  que  l'usage  n'a  pas  encore  éteint 
sa  valeur  originaire,  quoiqu'il  la  fasse  vaciller. 

Le  D.  G.  a  vu  dans  prim,  sisme,  disme  des  ordinaus 
capables  d'influencer  analogiquement  tous  les  autres  ordi- 
naus indistinctement.  Pour  ma  part,  je  ne  comprens  pas 
une  action  analogique  d'une  portée  aussi  générale,  et  éma- 
nant d'un  membre  de  l'ordinalité  que  rien  ne  distingue 
plus  particulièrement  que  tout  autre  pour  exercer  cette 
action  (analogie  s'exerçant  à  l'aveuglette).  Par  contre,  je 
conçois  fort  bien  une  action  individuelle  de  premier  et  sur 
premier ,  vu  la  dualité  de  ses  rapports  avec  «  dernier  de  deus  » 
et  «  dernier  de  tous  »,  d'une  part,  et  avec  les  autres  ordi- 
naus, d'autre  part.  Je  vois  dans  premerain  et  dans  dernier 
des  analogies  dont  je  trouve  la  raison  d'être  dans  des  rap- 
ports d'ordinalité  particuliers  ;  je  vois  dans  la  survie  de 
segond  à  côté  de  deusième  une  raison  d'être  dans  son  rapport 
primitivement   exclusif  avec  premier  de  deus,    rapport  qui 


PATOLOGIE    ET    TERAPEUT1Q.UE    VERBALES  97 

nest  plus  que  vaguement  perçu,  selon  Littré  du  moins,  et 
dont  l'expression  se  confont  avec  celle  du  rapport  avec 
toute  autre  ordinalité,  c'est-à-dire  avec  deusième . 

La  survie  de  segotid,  collatéral  de  deusième,  dans  l'ordina- 
lité  actuelle  dépent  uniquement  de  l'existence  de  premier, 
lequel  doit  lui-même  sa  survie  dans  l 'ordinalité  en  -ième  à 
la  circonstance  que  cette  ordinalité  est  formée  au  moyen 
d'un  suffixe  superlatif,  à  l'application  duquel  il  est  naturel- 
lement rebelle. 

Les  formes  analogiques  dernier,  premerain  exprimaient 
bien  leur  rapport  ordinal  particulier,  et  le  rapport  de  pre- 
mier à  segond  peut  n'avoir  pas  été  étranger  au  trionfe  de 
ùremier-deniier. 

B.  —  Disme  et  ses  composés 

Pensant  qu'elles  militent  en  faveur  d'un  suffixe  ordinal 
-i(s)me,  sorti  des  composés  refaits  de  disme  «  decimum  », 
M.  Clédat  me  signale  en  ancien  français  des  formes  ordi- 
nales composées  de  decimum,  notamment  celles  detrede- 
cima  qui,  dans  Godefroy,  sont  trente  (1342),  treisme 
(1373,  15 16),  treyme  (1395).  Ces  trois  formes,  liégeoises, 
désignant  l'Épifanie,  le  treizième  jour  après  Noël,  auto- 
risent M.  Clédat  à  établir  l'existence  d'un  tipe  français 
treisme,  dans  lequel  le  d  de  tredecima  est  tombé  régulière- 
ment, malgré  la  composition  du  mot,  et  a  été  exactement 
traité  comme  celui  de  die  dominica  donnant  dimanche.  Ce 
treisme  corroborerait  l'hipotèse  de  *ondisme,  *quindisme 
comme  prédécesseurs  de  on^isme,  quin\isme. 

*Ondisme,  *quindisme  seraient  à  onTJsme,  quin^isme  ce  que 
*mandueest  à  manjue,  dit  M.  Clédat. 

Je  lui  ferai  remarquer  que  manjue  est  un  intermédiaire 
fort  naturel  entre  une  forme  *mandue  étimologique   et  ce 

7 


98  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

qu'elle  est  appelée  à  devenir,  c'est-à-dire  mange,  d'après 
manger,  mangeons,  par  besoin  d'unification  dont  la  langue 
témoigne  à  tout  âge,  et  dont  la  contre-partie  est  manjuer 
d'après  manjue  et  pourrait  même  avoir  été  plus  anciennement. 
manduer,  si  l'analogie  a  manœuvré  dans  la  plénitude  de  ses 
possibilités.  En  quoi  onçisme  et  quin%isme  remplaçant  *on- 
disme  et  *quindisme  sont-ils  semblables  à  manjue  remplaçant 
*mandue  ?  Y  a-t-il  dans  on^isme,  quin^isme  une  tendance 
que  l'on  puisse  comparer  à  mandue  ;>  manjue  ?  *Ondime, 
*quindime  étaient  undecimum,  quindecimum .  Si  c'est 
pour  se  rallier  à  on%e,  quinze  qu'ils  deviennent  ontjsme, 
quinzjsme,  c'est  donc  qu'ils  se  séparent  délibérément  de 
disme. 

*Ondisme,  treïsme,  *quindisme  —  et,  cas  échéant,  d'autres 
formes  composées  de  decimum  —  constitueraient  une  série, 
d'où  aurait  pu  naître  un  suffixe  -isme  ordinal,  appliqué  à 
d'autres  cardinaus  que  di%,  on%e,  treize,  quinze  —  et  appliqué 
à  ceus-ci  eus-mêmes. 

Mais,  à  quoi  bon  chercher  dans  l'ordinalité  ancienne  le 
suffixe  apte  à  s'appliquer  à  toute  la  cardinalité,  si  ce  suf- 
fixe ordinal  ne  peut  rendre  conte  des  formes  qu'affecte  la 
superlativité  qualificative  en  -issimum,  laquelle,  sous  son 
triple  aspect,  marche  de  pair  avec  celles  de  l'ordinalité  en 
-isme  (saiutisme,  saintesme,  saintiesme  —  disisme,  dises  me, 
disiesme)  ?  Est-il  permis  de  chercher  une  solution  à  la  moi- 
tié d'un  problème?  Est-ce  l'ordinalité  qui  est  une  superla- 
tivité, ou  serait-ce  la  superlativité  qui  serait  une  ordinalité? 
Est-ce  sanctissimum  qui  provoque  *centissimum  et  *de- 
cissimum,  ou  est-ce  centesimum  et  decimum  qui  pro- 
voqueraient *sanctesimum  et  *sanctecimum,  voire  même, 
selon  le  D.  G.,  *seximum  qui  provoquerait  *grandexi- 
mum. 

Toute  recherche  d'un  suffixe   ordinal  capable  de  gérer 


PATOLOGIB    ET    rÉRAPEUTIQJEJE    VERBALES  99 

rordinalité  en  -Urne  indépendamment  de   la  superlatiyité 

qualificative  est  sans  objet. 

Lorsque,  à  propos  de  l'explication  donnée  par  le  D.  G., 
j'ai  écarté  l'hipothèse  d'après  laquelle  decimum  et  *sexi- 
mum  auraient  fourni  le  suffixe  ordinal  -i(s)me,  -e(s)tnes 
~û(s)me,  j'ignorais    l'existence  des  composés  de  decimum. 

Même  si  j'admès  la  réalité  de  treïsme,  *ondisme,  *quin- 
disme  et  d'autres  composés  encore,  il  n'y  a  pas  lieu  pour 
moi  d'examiner  si  ces  formes,  venant  à  l'appui  de  disme, 
remettent  en  question  l'origine  du  suffixe  ordinal  -unie, 
telle  que  je  la  conçois,  pas  plus  qu'il  n'y  a  lieu  d'examiner 
si  c'est,  comme  le  pense  M.  Clédat;  le  suffixe  ordinal  re- 
montant à  -esimum  (centesme,  Caresme,  etc.)  que  nous 
retrouvons  comme  ordinal  dans  la  forme  segondaire  en 
•csmeàz  la  nouvelle  ordinalité,  puisque  ni  -isme,  ni  -esme 
ordinaus  ne  sauraient  rendre  conte  de  la  collatéralité  exacte 
des  formes  du  superlatif  qualificatif  en  -issimum  avec  celles 
de  lordinalité  en  -iême. 

Sans  avoir  connaissance  de  la  démonstration  que  M.  Clé- 
dat  m'annonçait',  j'ai  cherché  à  me  rendre  conte  en  quoi 
les  données  qu'il  me  signale  peuvent  modifier  mon  point 
de  vue. 

Si  ces  données  ne  me  font  changer  d'avis  sur  la  genèse 
et  la  nature  du  suffixe  ordinal  -ième,  elles  m  ont,  du  moins, 
révélé  certaines  lacunes  dans  mon  argumentation,  et  ont 
modifié  mes  idées  sur  des  questions  segondaires. 

Ce  sont  les  objections  de  M.  Clédat  qui  m'ont  fit it  recon- 
naître dans  disme  «  decimum  »  (éventuellement  dans  sisrne 
«  *seximum  »)  le  point  de  suture  par  lequel  lordinalité 
participe  h  la  conception  de  la  superlativité,  et  qui  .m'ont 
fait  modifier  en  ce   sens  les  premières  rédactions  de  mon 

1.  Cf.    page  87. 


100  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

article,  où  je  tentais  d'expliquer  l'origine  à'-estne  indépen- 
damment de  son  existence  dans  l'ordinalité  ancienne  (cen- 
tesme) . 

Si  j'ajoute  ici  d'autres  considérations  qui  me  font  rejeter 
toute  tentative  d'expliquer  le  suffixe  ordinal  -ième  autrement 
que  par  -issimum,  c'est  que  ces  considérations  ont  trait  à 
l'action  analogique,  et  que  la  nature  de  cette  action  me 
semble  devoir  être  soumise  à  un  examen  plus  sérieus  que 
celui  qui  en  a  été  fait  jusqu'ici.  (Voir  :  Analogie  réparatrice 
dans  le  précédent  fascicule  de  cette  Revue.) 

Treïsme,  s'il  a  existé  dans  la  région  qui  paraît  avoir 
donné  la  langue  littéraire  de  la  France,  montre  qu'à  l'époque 
française  il  n'a  jamais  été  «  treizième  »,  et  que,  par  consé- 
quent, il  avait,  bien  moins  que  disme,  qui  a  signifié 
«  disième  »,  une  puissance  analogique.  En  effet,  non  seule- 
ment il  n'a  pas  eu  pour  successeur  treçisme  «  Epifanie  », 
mais  il  a  encore  perdu  le  d  qui  le  rattachait  à  «  decilïium  » 
et  pouvait  seul  en  faire  sentir  l'étimologie.  Comment,  dans 
de  pareilles  conditions,  aurait-il  pu  servir  ou  contribuer  à 
servira  former  une  ordinalité? 

Il  ne  pouvait  pas  .plus  servir  de  point  de  départ  pour 
-isme  ordinal  que  Caresme  ne  le  pouvait  pour  -esme  ordinal, 
Carême  n'ayant  jamais  été  «  quarantième  »,  ayant  tout  au 
plus  pu  être  «  quarantaine  »  à  l'époque  où  l'ordinalité  en 
-esme  s'applique  aus  cardinaus —  si  toutefois,  étimologique- 
ment,  il  a  été  jamais  senti  plus  que  Noël  ou  Pentecôte. 

Le  d  que  tredecima  a  perdu  à  une  époque  antérieure  à 
la  date  de  l'apparition  du  suffixe  ordinal  -isme,  il  l'a  perdu 
en  dépit  de  sa  prétendue  conservation  dans  *ondisme  et 
*quindisme,  qui  ont  été  impuissants  à  sauver  de  la  broyeuse 
fonétique  le  d  de  tredecima . 

*Ondisme,  *qaindisme  sont  ou  seraient  de  parfaits  ordi- 
naus  à  côté  de  tre(d)isme. 


PATOLOGIE  ET  TERAPEUTIQ.UE  VERBALES       IOI 

L'ordinalité  de  ro  à  lé  apparaît  ainsi  sous  le  jour  d'une 
vie  latine  fonétiquemenl  régulière,  et,  par  là-même,  dis- 
parate, puisque  decimum  y  affecte  deus  formes  différentes 
(-isme  et  distne)  :  il  témoigne  par  là  que  son  individualité 
étimologique  est  atteinte,  sinon  éteinte  —  il  fait  fi  de  sa 
prétendue  vertu  analogique,  au  lieu  de  la  concentrer  à  ren- 
contre de  la  fonétique  qui  la  disperse. 

le  vois  dans  l'ordinal  ondisme  qui  réclamerait  un  ordinal 
tredisme  une  action  analogique  bien  plus  indiquée  morfolo- 
giquement  que  dans  ondisme  se  substituant  à  *ondisme  (créé, 
par  hipotèse  plausible,  pour  le  faire  collaborer,  dans  la  pro- 
duction de  la  nouvelle  ordinal ité,  de  concert  avec  distne, 
qu'il  abandonne  en  devenant  ondisme). 

Je  vois  dans  ondisme  : 

soit  une  forme  parfaitement  apte  à  poursuivre  la  voie 
fonétique  qui  s'offre  naturellement  à  elle  (^>*ondisme)  — le 
suffixe  ordinal  -isme  (quelle  que  soit  son  origine)  venant  à 
supplanter  l'ancienne  ordinalité  latine  ; 

soit  —  distne  «  decimum  »  devenant  disisme  —  une 
forme  qui  devrait  être  *ondisisme,  c'est-à-dire  undecim  -j- 
ecimum,  puisque  notre  contradicteur  reconnaît  dans  le 
suffixe  ordinal  -isme  subséquent  un  reste  de  decimum. 

D'ailleurs,  je  ne  comprens  pas,  a  priori,  qu'un  isme  con- 
stituant le  radical  d'un  ordinal  à  l'égal  de  iers  (tiers),  art 
(quart)  puisse  exercer  une  analogie  sur  d'autres  ordinaus. 
Il  faut  pour  cela  que  cet  isme  soit  une  partie  détachable  de 
distne  :  c'est  ce  qu'il  devient  dans  notre  conception  (cf. 
aussi  les  ordinalités  segondaires  premier,  premerain,  dernier). 
Selon  notre  explication,  c'est  grâce  à  la  naissance  imprévue 
d'-issimum  >  isme  dans  l'adjectif  qualificatif  que  Y  isme  de 
decimum  est  interprétable  comme  un  suffixe  (d.  pouvoir, 
pleuvoir,  où  le  peuple  reconnaît  voir,  et  dont  les  participes 
passés  sont  pouvu,  pleuvu)  et  que,  comme  tel,  il  s'applique 


102  REVUE    DE    FIL0L0GIE    FRANÇAISE 

au  cardinal  decem  d'alors  et,  au  même  titre,  à  tous  les 
cardinaus  d'alors,  l'ordinalité  entière  étant  sentie,  grâce  à 
-isme  suffixe,  comme  une  superlativité  naturelle,  comme 
une  superlativité  ordinale  aussi  naturelle  que  la  superlati- 
vité qualificative. 

L'application  â'-isme,  suffixe  ordinal,  a  été  complète  con- 
formément à  la  parfaite  unité  d'appétence  chez  les  cardinaus 
—  sauf  chez  l'unité,  pour  la  bonne  raison  que  l'unité  est 
la  seule  cardinalité  incapable  de  superlativité,  et  cette 
exception  dans  l'ordinalité  nouvelle  n'est  pas  la  preuve  la 
moins  catégorique  de  la  vérité  de  notre  solution,  d'après 
laquelle  -isme  -ième  est  un  suffixe  superlatif  —  celle  à' -isme, 
suffixe  qualificatif,  est  restée  très  incomplète  conformément 
à  une  appétence  très  imparfaite  chez  les  qualificatifs. 

On^isme  <  *ondisme,  quinzjsme  <C  *quindisme  me  pa- 
raissent des  extravagances  analogiques,  en  tant  que  on%e, 
quinze  4-  undecimum,  quindecimum . 

Pour  quel  motif  onze,  quinze  se  seraient-ils  substitués  à 
ond,  quind,  alors  que  decimum  était  absolument  logique 
dans  ces  composés  ?  Comprendrait-on  en  allemand  — 
parallèle  parfait,  à  mon  sens  —  der  fùnfahnsle  à  côté  de 
der  %ehnie  ? 

Decimum,  sans  une  intervention  imprévue  et  impré- 
voyable,  n'est  pas  plus  capable  de  fournir  un  suffixe  -isme 
que  bon  ne  saurait  fournir  le  suffixe  -on.  *Ondime,  *quindime 
ne  le  sont  pas  davantage,  ond  et  quind  n'étant  rien  de  plus 
que  d. 

-Isme  pourrait-il  se  détacher  des  formes  hipotétiques 
*2-\-(d)isme  «  douzième  »,  *6-\-(j£)isme  «  seizième  »,  faites 
conformément  à  Ireïsme  (qui  s'est  dérobé  sémantiquement)  ? 
Pourrait-il,  détaché  de  «12  »  et  de  «  16.  »  fournir  des 
formes  qui  seraient  deusième  et  sixième  ? 

Decimum  devient  disme,  disme  devient  disisme  ;  donc  : 


PATOLOGIE    ET   TERAPEUT1QUE    VERBALES  IO} 

disisme  est  fait  sur  dis, cardinal  de  l'époque; 

onçisme  est  t'ait  sur  on%e,  cardinal  de  l'époque  ; 

quinqsmeest  fait  sur  quinze,  cardinal  de  l'époque. 

Il  va  parallélisme  complet,  selon  nous.  On  nous  dit,  par 
contre  : 

disisme  est  fait  sur  dis,  cardinal  de  l'époque;  par  contre, 

onçisme  remonte  à  *ondismet  qui  n'est  pas  devenu  ondi- 
sismty  mais  onqisme,  analogiquement  à  onze  ; 

quinçisme  remonte  à  *quindisme,  qui  n'est  pas  devenu 
quindisismc,  mais  qniti~ismc,  analogiquement  à  quinze. 

On  suppose  *ondimei  *quindime  pour  enrichir  la  série  de 
decimum  et,  en  même  tens,  on  nous  montre  ce  decimum 
en  pleine  déconfiture, 

i)  incapable  de  vivre  consciemment  dans  tredecima, 

2)  incapable  de  vivre  consciemment  dans  *ondisme  et 
*quindisme,  quoique  se  survivant  dans  dismc  «  dîme  »,  de 
sorte  que  : 

disisme  est  =  dis  +  isme, 

o)i~isme  est  =  undecim  +  ecimum, 

quinzjsme  est  =  quindecim  -f-  ecimum. 

L'ordinalité  ancienne  n'avait,  dans  son  état  formel  dispa- 
rate, aucun  germe  sémantique  qui  pût  déterminer  la  voie 
fonétique  que  suivrait  un  adjectif  qualificatif  dans  sa  super- 
lativité.  Ni  premier,  ni  prim,  ni  tiers,  ni  quart,  ni  disme,  ni 
centesme,  ni  Caresme,  ni  treisme  «  Epifanie  »,  ni  quelque 
autre  terme  d'ordinalité  alors  présente  ou  passée,  ne  pré- 
sentait à  l'esprit  une  idée  de  superlativité,  pas  plus  que,  de 
nos  jours,  le  suffixe  ordinal  -ième  n'en  présente  une  (ultime 
>»  ultième,  oui  !  intime  ]>  intième,  impossible  !) 

Lorsque  la  superlativité  savante  en  -issimum  >>  isme 
(l'ipt saintième)  disparaîtra,  la  superlativité  ordinale,  acquise 
par  l'identité  de  (d)isme  avec  (saint)isme  cessera,  ipso  facto, 
d'être  sentie,    et  disième,  aujourd'hui,    ne   serait    pas  plus 


104  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

capable  de  guider  fonétiquement  une  superlativité  suppo- 
sée d'adjectif  qualificatif,  que  ne  l'étaient  disme  et  ses  com- 
posés vis-à-vis  de  la  superlativité  éfémère  d'-issimum  > 
isme  >  -esme  >  -iesme. 

En  cherchant  à  multiplier  les  composés  de  disme-  deci- 
mum,  on  n'augmente  pas,  par  le  nombre,  sa  capacité  ana- 
logique :  à  nos  yeus,  on  la  diminue  en  y  découvrant  des 
formes  où  l'individualité  de  disme  est  obscurcie  (treïsme, 
on^isme,  quin%ismè),  et,  que  disme  soit  isolé,  ou  accompagné, 
on  ne  lui  donne  pas,  en  le  traitant  comme  un  ordinal  où 
isme  constitue  les  4/5  de  son  radical,  la  faculté  de  manœu- 
vrer analogiquement  vis-à-vis  d'autres  ordinaus,  on  lui 
donne  bien  moins  encore  la  faculté,  que  lui  donne  notre 
explication,  de  manœuvrer  vis-à-vis  de  l'adjectif  qualificatif, 
à  l'âme  duquel  il  participe,  et  dont  il  va  être  finalement 
l'unique  dépositaire,  dépositaire  inconscient,  après  qu'elle 
aura  fui  de  l'adjectif  qualificatif. 

Disme  est  bien  originairement  decimum  ;  mais  —  par 
ethnologie  populaire  ou  française  —  decimum  est  devenu 
*dissimum.  Faillite  de  l'étimologie  fonétique  ! 

C.  —  Superlativité  absolue  D'-isme  et  v>-issime. 

La  superlativité  en  -isme,  pas  plus  que,  plus  tard, 
la  superlativité  en  -issime,  n'a  jamais  été  une  superlati- 
vité relative  en  français,  comme  elle  l'a  été  primai- 
rement  en  latin.  Si  tentant  qu'il  soit  d'en  dériver  la  super- 
lativité ordinale,  ce  n'est  donc  pas  à  la  superlati- 
vité relative  («  le  plus  grand  »  :  «  le  plus  ..  de  dis  ») 
qu'elle  remonte,  c'est  à  la  superlativité  absolue  («  l'extrê- 
mement  grand  »  :  «  l'extrême  de  dis  »),  et  cette  origine 
explique  la  longue  concomitance  formelle  de  la  superlati- 
vité qualificative  avec  la  superlativité  ordinale  mieus  que 


PATOLOGIE    ET    TERÀPEUTIQ.UE    VERBALES  K)) 

ne  le  ferait  une  origine  de  la  superlativité  exclusivement 
relative .  qui  est  plus  éfémère  («  le  plus  grand  »  >  «  le 
très  grand  »). 

Si  la  superlativité  relative  avait  existé  en  français,  on 
n'aurait  pas  hésité  à  faire  remonter  la  scission,  qui  s'est  pro- 
duite entre  -isme  superlatif  qualificatif  et  -isme  superlatif 
ordinal  et  qui  est  survenue  en  -ième,  déjà  à  l'évolution  de  la 
superlativité  relative  à  la  superlativité  absolue,  évolution 
toujours  imminente  dans  l'adjectif  qualificatif,  évolution 
que  Ton  aurait  pu  croire  incompatible  avec  toute  con- 
ception de  l'ordinalité.  On  n'aurait  pas  hésité  à  faire  pré- 
céder la  disparition  naturelle  d'-isme,  superlatif  qualificatif 
inutile,  démodé,  de  cette  scission  résultant  d'un  désaccord 
sémantique. 

Il  n'en  est  rien  :  -isme  est  le  résultat  d'une  tentative  d'éta- 
blir à  côté  de  la  superlativité  qui  a  recours  à  des  adverbes, 
une  superlativité  simple  et  absolue.  Celle-ci  ne  pouvait 
naturellement  être  que  d'essence  savante,  et  elle  a  échoué, 
parce  qu'elle  n'avait  aucun  caractère  d'urgence,  pas  plus  que, 
plus  tard,  la  superlativité  en  -issime.  Elle  meurt  de  son  inu- 
tilité, n'est  pas  même  parvenue  à  contrebalancer  la  forma- 
tion populaire  pnr  l'adverbe,  qu'elle  n'avait  d'ailleurs  enta- 
mée ou  effleurée  que  dans  quelques  éléments.  La  superla- 
tivité qualificative  étant  morte,  la  superlativité  ordinale 
reste  seule  titulaire  à3 -terne,  qui  ne  saurait  dès  lors  plus  se 
prévaloir  que  de  son  caractère  d'ordinalité.  Dès  lors,  il 
émanera  à'-iême,  exclusivement  ordinal,  des  formations 
exclusivement  ordinales  (ultime  huitième,  tant  >>  tantième, 
quant  >>  quantième) . 

C'est  ainsi  que  la  langue  savante,  par  une  de  ses  créa- 
tions éfémères,  a  procuré  une  famille  morfologique  à  la 
langue  commune  qui  en  avait  un  pressant  besoin  et  qu'elle 
était  incapable  de  former,  une  famille  en  lieu  et  place  d'une 


106  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

cohue  de  mots  dépareillés  faisant  tous  la  même  fonction 
grammaticale. 

Les  patois,  indigents,  se  sont  emparés  de  cette  bonne 
aubaine. 

-Issime  d'-issimum  superlatif  qualificatif  montre,  '  par  sa 
forme  nouvelle  et  plus  servilement  calquée  du  latin,  par 
sa  double  provenance  de  l'italien  et  du  latin,  qu'il  ne  peut 
être  considéré  comme  le  continuateur  direct  à'-isme  en 
fonction  de  superlatif  qualificatif,  pas  plus  qu'il  ne  peut 
être  considéré  comme  la  preuve  d'une  opportunité  urgente 
de  superlativité  qualificative  simple  à  côté  de  celle  expri- 
mée par  des  adverbes.  Il  est  le  renouvellement  de  la  tenta- 
tive dont  témoigne  -isme,  mais  un  renouvellement  qui  ne 
laissera  pas  dans  la  langue  une  trace  ineffaçable  comme  l'a 
fait  -isme. 

D.  —  *Seximum. 

La  forme  sisme  «  sisième  »,  que  le  D.  G.  dit  avoir  pu, 
de  concert  avec  disme,  donner  naissance  à  l'ordinalité  en 
-isme,  viendrait  d'après  lui  de  *seximum.  Il  s'explique  ce 
seximum,  je  suppose,  comme  une  forme  née  analogi- 
quement à  septimum  :  celui-ci  a,  en  effet,  exercé  une 
action  analogique  sur  les  unités  ordinales  qui  le  suivent 
numériquement. 

Mais  ce  sisme  avait  une  forme  concurrente  venant  de 
sextum,  qui  est  latin,  et  fait  partie  de  l'ancienne  ordina- 
lité .  Sisme  «  sisième  »  serait  donc  créé  en  marge  de  l'an- 
cienne ordinalité,  serait  plus  récent  que  siste  et  plus  ancien 
que  si  {isme. 

Siste  est  copieusement  attesté  dans  Godefroy  ;  sisme 
«  sisième  »  ne  l'est  pas  du  tout,  et  sisme  y  figure  parmi  les 
douze  formes  de  «  sètième    »,  avec  sime  et  syme,  qui  sont 


PATOLOGTE    HT    TÉRAPEUTIQUE    VERBALES  I0J 

les  tonnes  de  si  suit'  plus  conformes  à  la  prononciation 
d'alors.  Nous  nous  posons  donc  la  question  suivante  : 
Sismt  «  sisième  »  a-t-il  réellement  existé,  contrairement  à 
ce  que  nous  pourrions  conclure   du  silence   de  Godefroy  ? 

Que  *seximum  soit  une  forme  inventée  par  D.  G.,  qui 
L'accompagne  prudemment  d'un  astérisque,  cela  ira  de  soi, 
si  sismt  «  sisième  »  n'a  pas  existé  ;  car  *seximum  a  été  fait 
pour  expliquer  sisme  «  sisième  ».  Mais,  d'autre  part,  nous 
ne  pouvons  croire  que  le  D.  G.  ait  inventé  ce' sisme 
«  sisième  »,  ou  ait  été  la  dupe  de  quelque  interprétation 
erronée.  Aussi  bien,  allons-nous  voir  qu'il  aurait  fort  bien 
pu  exister,  si  même  il  n'a  pas  existé,  et  que  la  possibilité 
de  son  existence  n'autorise  pas  la  création  *seximum. 

Alors,  sisme  a  pu  être  «  sisième  »  et  «  sètième  »  ?  Par- 
faitement. 

Septimum  devenait  régulièrement  sème,  qui  ne  pouvait 
devenir  fonétiquement  sime;  par  contre,  *seximum  deve- 
nait régulièrement  situe,  qui  ne  pouvait  devenir  fonétique- 
ment sème.  Et  cependant  sime  et  sème  se  rencontrent. 

Si  di(s)me  «  decimum  »,  interprété  comme  étant  di(j)me 
o  dissimum  », devenait  de(s)me  «  *desimum  »,  pour  abou- 
tir, par  la  fusion  des  deus  dernières  formes  (fonétique  arti- 
ficielle) à  die{s)me  '■ 

Si(s)me  «  *seximum  »,  interprété  comme  étant  si(J)me 
«  *sissimum  »,  devenait  se(i)me  «  *sesimum  »,  pour 
aboutir,  par  la  fusion  des  deus  dernières  formes,  à  sie(s)me. 

Mais,  ce  si(jyne-se(j)me-sie(J)me  devait  signifier  «  si- 
sième »  (et  non  «  sètième  »).  Et  ce  si(syne'Se(s)me-sie(s)me 
est  d'une  absolue  inutilité  à  côté  des  formes  de  sextum,  est 
en  marge  de  l'ordinalité  ancienne, aussi  bien  que  de  la  nou- 
velle en  -tsme  (si^isme). 

Donc  si(s)me  >>  sème  «  sètième  »■  est  une  impossibilité. 

Mais,  si,  par  contre.  de(s)me  «  *desimum  »  était  le  coi- 


108  REVUE    DE    FILOLOGIE    FRANÇAISE 

latéral  de  di{s)me  «  *dissimum  »,  ainsi  qu'a  été  interprété 
di(s)me  «  decimum  »  : 

semé  (ou  se(s)me,  ce  qui  revient  au  même)  «  septi- 
mum  »,  devait  pareillement  avoir  pour  collatéral  si{s)me 
«  *sissimum  »  (=  le  prétendu  *seximum,  alors  qu'il 
signifie  «  sètième  »)  et  se(s)me  est  censé  avoir  été  *sesi- 
mura. 

Que  sisme  de  se{s)me  «  sètième  »  ait  pu  être  conçu 
comme  l'ordinal  de  sis,  ait  pu  avoir  été  employé,  par 
erreur,  pour  «  sisième  »,  cela  est  bien  naturel  :  disme  étant 
l'ordinal  de  dis,  sisme  apparaît  comme  l'ordinal  de  sis . 
Confondu  avec  sisme  «  sètième  »,  étant  sisme  et  sesme, 
comme  l'était  aussi  sème  «  sètième  »,  quelle  vie  peut-il 
avoir  eue?  Je  ne  saurais  le  dire. 

Ce  sisme  «  sisième  »  n'a  rien  à  faire  avec  un  *seximum, 
doublure  de  sextum  ;  il  est  une  forme  de  septimum,  qui, 
fort  malencontreusement,  lors  de  la  création  de  la  nouvelle 
ordinalité  en  -isme-esme-iesme,  a  pris  l'aspect  d'un  ordinal 
de  sis. 

Sur  les  douze  formes  de  a  sètième  »  signalées  par  Gode- 
froy  (setme,  sedme,  sepme,  sesme,  semé,  seime,  sietme,  siesme, 
sieme,  sisme,  sime,  symè),  huit  conviennent  aussi  bien  à 
<(  sisième  »  qu'à  «  sètième  »,  et  les  quatre  autres  ne  se  dis- 
tinguent de  «  sisième  »  que  par  des  consonnes  muettes, 
plus  ou  moins  ethnologiques. 

Sisme,  disme,  soi-disant  promoteurs  de  l 'ordinalité  en 
-isme,  selon  le  D.  G.,  en  sont,  au  contraire,  les  victimes. 

Les  formes  desme,  diesme,  sesme,  siesme,  entraînées  dans 
l'évolution  d'-isme  ordinal,  dénotent  la  non-instantanéité 
du  remplacement  de  l'ancienne  ordinalité  par  la  nouvelle. 
La  possibilité  d'une  confusion  pareille  à  celle  de  sisme-sesme- 
siesme  ^  «  sisième  »  et  «  sètième  »  laisse  entrevoir  dans  le 
remplacement  des  cas  d'urgence  plus  ou  moins    pressante. 


PATOLOGÎE    ET    rÉRAPEUTIQUE    VERBALES  t  Ô9 

Si  -isme  (  >  esme3  iesmè)  n'est  pas  -issimum,  nos  contra- 
dicteurs ont  à  résoudre  le  problème  suivant  :  comment 
sismei  sesme,  siesme  ont-il  pu  signifier  à  la  fois  «  sisième  »  et 
«  sètième  —  ou  «  sètième  »  seulement  ? 


E.        Quantième,  tantième,  ultième. 

Au  xvie  s.,  le  suffixe  -ième,  devenu  exclusivement  ordi- 
nal, reçoit  quantième  et  tantième  '  qui  ne  paraissent  pas 
avoir  jamais  été  quantime-quanteme  et  tantime-tanteme.  Il 
reçoit  tantième  comme  numéral  fractionnaire,  quantième 
comme  ordinal  corrélatif  non  seulement  de  notre  premier 
(du  mois),  comme  il  l'est  aujourd'hui,  mais  de  toute  autre 
ordinalité  (du  mois),  comme  il  l'a  été  autrefois.  L'oppor- 
tunité de  quantième  se  trouve  aujourd'hui  diminuée  consi- 
dérablement du  fait  que  nous  disons  aujourd'hui  le  deus, 
le  trois,  etc.  (du  mois),  et  non  plus  le  deusième,  le  troisième, 
etc.  Aussi,  en  certaines  provinces,  le  quantième  est-il  rem- 
placé par  le  combien  (du  mois). 

Un  mot  de  la  famille  en  -'une,  à  laquelle  appartiennent 
intime,  infime,  sublime  —  incapables  d'ordinalisation  —  s'est 
fait  admettre  lui  aussi  —  capable  d'ordinalisation  —  dans 
la  famille  des  ordinaus  en  -ième  :  sa  terminaison  -ime,  iden- 
tique à  celle  du  suffixe  d'-issimum,  appliqué  auscardinaus, 
l'y  a  introduit,  capable  qu'il  était  d'exprimer  une  ordinalité 
double.  C'est  ultime  qui,  d'ordinal  semblable  à  segond, 
devient  par  ultième  un  ordinal  semblable  à  deusiême. 

Il  semblerait  que,  déjà  au  xme-xive  s.,  il  ait  été  entraîné 
dans  l'ordinalité  en  -ième,  dépourvue  de  superlativité,  si 
j'en  juge  d'après   la  forme  pénultième  (D.  G.).  Il  n'en  est 


1.    Tantième,   qui    pourrait  bien  supplanter  quote-part,  ne   figure  pas 
dans  le  D.  G.  Pourquoi  ? 


ITO  REVUE    DE    F1LOLOGIE    FRANÇAISE 

rien.  A  cette  époque,  la  forme  pénultième  était  équivalente 
de  pénultime  (grandieme,  deusieme  :  grandime,  deusime),  il 
n'est  pas  notre  ordinal  actuel  pénultième,  puisque  nous 
trouvons  au  xve  s.  pénultime  (D .  G.)  :  il  est  *paenultissi- 
mum  et  *paenultesimum  associés  et  fusionnés.  "Notre 
pénultième  actuel  est  étimologiquement  le  même  que  celui 
du  xme-xive  s.,  il  n'est  pas  le  même  historiquement. 
Pénultième  a  deus  origines  différentes,  l'une  superlativo- 
ordinale,  l'autre  exclusivement  ordinale. 

Ultième,  à  côté  d'ultime,  grâce  à  «  pénultime  »  et  «  anté- 
pénultime  »  a  une  raison  d'être  aussi  légitime  que  deusieme 
à  côté  de  segond  («  Votre  pénultième  mari,  madame  !  vous 
avez  donc  été  mariée  bien  des  fois.  Littré). 

Nos  mots  d'aujourd'hui   sont,  sans  doute,  une  segonde 
édition  dultimum  latin  —  ultime  et  ultième  ne  figurent  pas  * 
dans  le  Dict.  de  l'Académie,  et  Littré  donne  seulement  du 
premier  un  exemple  (xve  s.). 

Ultième  peut  fort  bien  être  considéré  comme  une  forme 
due  à  X analogie  réparatrice,  la  fonne  réparée  coexistant  avec 
la  forme  originaire  ultime,  qui  reste  opportune  dans  les  cas 
d'ordinalité  en  marge  de  Tordinalité  précise  et  complète  en 
-ième.  Ultième  est  à.  ultime  absolument  ce  qu'était  dernier  à 
derrain.  On  peut  même  regretter  que  derrain  ne  nous  soit 
pas  resté,  comme  ultime  nous  reste  («  Mon  fils  est  un  des 
derrains  de  sa  classe  »,  et  non  :  «  des  derniers  »).  On  pour- 
rait en  dire  autant  de  premerain  coexistant  avec  premier. 

Je  ne  sais  pourquoi  d'aussi  jolis  mots  qu'ultime  et  ultième 
ne  figurent  pas  dans  le  D.  G.,  alors  que  Littré  parle  de  tous 
deus. 

Ultime  n'est  pas  ultimum  :  il  a  été  considéré  comme 
étant  *ultissimum,  et,  par  conséquent  aussi  *ultesimum, 
est  devenu  ultième  {pénultième  du  xme-xive  s.)  ;  mais  notre 
ultième   actuel    n'est  pas   *ultissimum-ultesimum,    il   est 


PATOLOGIE    ET   TÉRAPEUTIOJUE    VERBALES  III 

un    ultime   fr.   postérieur  à  *ultissimum-*ultesimum,   et 

avant  passe  à   ultième,  lorsque  le  suffixe  -ième  était  devenu 
exclusivement  ordinal. 

Par  tantième  et  ultième,  je  complète  toute  la  famille 
d'  «  cmc  moyen  »  de  mon  petit  dictionnaire  des  rimes,  qui 
ne  comprent,  outre  les  ordinaus  des  cardinaus,  que  quan- 
tième, pénultième  et  antépénultième,  faisant  à  cette  famille 
une  place  à  part,  bien  conforme  à  sa  genèse  particulière. 


MAÇON.    PROTAT    FRERES,    IMPRIMEURS 


COLLECTION     LINGUISTIQUE 

PUBLIÉE    PAR 

LA     SOCIÉTÉ     DE     LINGUISTIQUE     DE     PARIS 

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PATHOLOGIE 


ET 


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COLLECTION  LINGUISTIQUE 

PUBLIÉE    PAR 

LA  SOCIÉTÉ  DE  LINGUISTIQUE  DE  PARIS.  -  XI 


PATHOLOGIE 


ET 


THÉRAPEUTIQUE  VERBALES 


PAR 


J.     GILLIÉRON 


PARIS 

LIBRAIRIE  ANCIENNE  HONORÉ  CHAMPION,  EDITEUR 
EDOUARD    CHAMPION 

5,    QUAI    MALAQUAIS,    5 
1921 


COLLECTION  LINGUISTIQUE 

PUBLIÉE    PAR 

LA  SOCIÉTÉ  DE  LINGUISTIQUE  DE  PARIS.  -  XI 


PATHOLOGIE 


ET 


THÉRAPEUTIQUE  VERBALES 


PAR 


J.     GILLIÉRON 


PARIS 

LIBRAIRIE  ANCIENNE  HONORÉ  CHAMPION,  ÉDITEUR 
EDOUARD    CHAMPION 

5,    QUAI   MALAQUAIS,    5 
1921 


PUISSANCE    ANALOGIQUE    D'AU 

RÉPONDANT   AUX 

QUESTIONS     OU    ET    QUAND 


I.  —  Point   de  départ  de   l'enquête   :   l'ombre  >   le  lombre 

a  Saint-Pol 

On  lit  dans  le  Lexique  Saint- Polois  d'Edmont  l'article  sui- 
vant :  «  fôb,  lobr  ou  Top,  +  s.  m.,  ombre  (au  propr.)  s'Mr 
o  lobr.  —  Au  fig.  s' fer  met  ô  lôp,  se  faire  mettre  en  prison. 
—  Dans  toutes  les  autres  acceptions  on  empioie  les  formes 
ob,  bbr,  ojj.  M  ê  par  d'esn  lp  ;  di  nfe  pà  ïob  d'œ  dut.  —  Voir 
aussi  ôbràj.  » 

Cet  article  m'apprend  que  le  mot  ombre  est  devenu  lombre  et 
est  du  genre  masculin  dans  sa  combinaison  avec  la  préposition 
à  :  à  l'ombre  >  au  lombre.  Les  exemples  me  montrent  qu'il  s'agit 
de  sa  combinaison  avec  \'d  répondant  à  la  question^  :  s'asseoir 
à  l'ombre  et  figurément  se  faire  mettre  à  F  ombre  ;  «  dans  toutes  les 
autres  acceptions  »  on  emploie  la  forme  ombre,  et  non  la  forme 
lombre. 

Ces  renseignements  ne  me  suffisaient  pas  :  je  voulais  savoir  si 
ombre,  ne  devenant  pas  lombre  masculin,  était  bien  aussi  masculin, 
comme  le  fait  supposer  la  tête  de  l'article  {lombre,  +  s.  m.),  ou 
s'il  était  féminin  —  les  exemples  il  a  peur  de  son  ombre  et  ça  ne 
fait  pas  l  ombre  d'un  doute  ne  me  renseignant  pas  à  ce  sujet. 

Je  me  renseignai  donc  auprès  d'Edmont.  Voici  ce  qu'il  m'a 
répondu  : 

«  Chez  les  vieillards,  ôb,  ôbr,ôp  restent  généralement  mas- 
culins, avec  agglomération  de  l'article  :  m  fe  du  lôfi  ;  chez 


2  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

les  jeunes,  on  trouve  encore  la  forme  lob  et  ses  variétés 
employées  au  masculin,  mais  seulement  dans  cette  phrase  : 
s'met  o  lop  ;  dans  tous  les  autres  cas,  ôb,  ôp,  ôbr  ne  sont  plus 
employés  qu'au  féminin,  et  sans  agglomération  de  l'article  : 
€a  je  d  l  op.  —  ed  ôp  à  sàloj.  » 

Je  ne  puis  être  mieux  renseigné,  et  de  ces  informations  com- 
plètes je  conclus  ce  que  conclura  tout  le  monde  : 

Chez  les  vieillards  de  Saint-Pol,  ombre  féminin  était  devenu 
lombre  masculin  partout  où  ils  employaient  ce  mot.  Dans  la  géné- 
ration qui  les  suivit,  V ombre  masculin  n'existe  plus  que  dans  la 
combinaison  d'ombre  avec  la  préposition  à,  celle-ci  répondant  à  la 
question  où;  ailleurs  ombre  est  ombre,  et  il  reste  féminin. 

La  nouvelle  génération  suit  encore  la  tradition  de  l'ancienne 
dans  «  à  l'ombre  »  >  au  lombre,  elle  ne  la  suit  plus  dans  ça  fait  du 
lombre,  mais  dit  ça  fait  de  l'ombre. 

Comme  lombre  masculin  a  été  vraisemblablement  l'unique 
représentation  d'ombre  féminin  dans  le  vieux  parler  de  Saint-Pol, 
que  au  lombre  existe  encore  dans  le  parler  qui  a  suivi,  il  est  vrai- 
semblable que  c'est  sous  l'influence  du  français  qu  ombre  féminin 
a  éliminé  lombre  masculin,  mais  n'a  pas  triomphé  encore  dans  au 
lombre  pour  en  faire  définitivement  à  l'ombre.  Il  est  vraisemblable 
que  l'état  du  parler  de  Saint-Pol  chez  la  génération  actuelle  ne 
représente  pas  la  somme  des  évolutions  linguistiques  qui  se  sont 
produites  à  Saint-Pol,  que,  lorsque  nous  étudions  un  parler  iso- 
lément, nous  devons  constamment  avoir  en  vue  cette  possibilité. 
Les  monographies  de  patois  considérés  isolément  en  tiennent- 
elles  toujours  compte  ? 

Mais,  passons,  puisqu'ici,  à  Saint-Pol,  l'état  relevé  par  Edmont 
nous  permet  la  reconstitution  d'un  passé.  Souhaitons  qu'ailleurs 
il  en  soit  toujours  ainsi  ! 

En  tout  état  de  cause  —  et  c'est  la  seule  conclusion  certaine 
que  je  veuille  tirer  de  l'état  où  se  trouve  le  parler  de  Saint-Pol 
actuellement  —  il  se  peut  —  abstraction  faite  du  parler  vieilli  où 
lombre  masculin  est  permanent  —  qu'ombre- ait  deux  vies  paral- 
lèles, qu'il  soit   masculin  avec  agglutination  de   l'article  défini 


AU   RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU   ET   QUAND  3 

dans  son  contact  avec  à  répondant  à  la  question  où,  et  qu'il  soit 
féminin  sans  agglutination  de  l'article  défini  en  dehors  de  son 
contact  avec  la  préposition  à.  Cette  constatation  est  d'un  grand 
poids  pour  tout  ce  qui  va  suivre. 

Est-ce  la  masculinisation  d'ombre  qui  aurait  eu  pour  suite  immé- 
diate et  nécessaire  la  naissance  d'au  lombre,  lequel  aurait  persisté 
dans  la  langue  courante  de  Saint-Pol,  malgré  qu'ombre  soit  fémi- 
min,  en  tout  emploi  autre  que  au  lombre,  cet  ombre  étant  resté 
féminin  ou  l'étant  redevenu  sous  l'influence  du  français?  Si 
ombre  est  resté  féminin,  pourquoi  n'est-il  pas  resté  féminin  en 
contact  avec  à  ?  Pourquoi  ne  dit-on  pas  à  V ombre  ?  S'il  est 
devenu  féminin  sous  l'influence  du  français,  pourquoi  n'est-il  pas 
féminin  en  contact  avec  à  ?  Pourquoi  ne  dit-on  pas  à  l'ombre} 
Un  ombre  masculinisé  ne  peut  alors  avoir  été  masculinisé  que  par 
analogie  à  un  autre  mot  dont  il  reçoit  l'impulsion.  Cet  autre 
mot  n'est  pas  lumière,  son  opposé,  qui  est  féminin.  Et  d'ailleurs, 
le  soleil  masculinise-t-il  la  lune  ?  Ne  riez  pas  :  n'a-t-on  pas  pré- 
tendu que  la  nuit  était  devenu  le  nuit  sous  l'influence  de  le  jour, 
ces  deux  mots  étant  souvent  conjoints  '  ?  Conjoints,  oui  !  comme 
deux  substantifs  qui  ne  gagnent  qu'à  être  différents  de  genre, 
grammaticalement  aussi  distants  que  possible,  qui  doivent  diffé- 
rer 1  un  de  l'autre  comme  le  jour  de  la  nuit,  comme  un  homme 
d'une  femme,  comme  le  soleil  de  la  lune. 

S'il  est  ridicule  de  supposer  qu'ombre  est  devenu  masculin,  a 
donné  comme  tel  au  lombre,  qui  est  resté,  tandis  que  lombre 
redevenait  ombre  et  substantif  féminin  partout  ailleurs  que  dans  au 
lombre,  c'est  donc  qu'ombre  est  devenu  masculin  par  le  fait  de  au 
lombre,  c'est  donc  que  ce  n'est  pas  ombre  qui,  par  analogie,  est 
devenu  lombre  masculin,  c'est  donc  que  c'est  au  qui  a  obligé 
ombre  à  devenir  lombre  masculin,  c'est  donc  qu'au  exerce  une 
puissance  analogique. 

Je  suppose  qu'aucun  Allemand  ne  prétendra  que  Tag  a  exercé 
une  puissance  analogique  sur  Nacht,  parce  que  des  Tags  a  provo- 

1.  Je  l'aidit  moi-même,  Pathol  et  thèrap.  verbales,  I,  p.  18.  Je  me  rétracte 
de  cette  grave  erreur. 


4  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

que  des  Nachts,  Nachts  ;  mais  je  soupçonne  fort  que  c'est  aux 
Allemands  que  nous  devons  l'immense  majorité  des  explications 
par  une  action  analogique  qui  aurait  joué  à  tort  et  à  travers 
dans  notre  français  et  qui  se  ferait  sentir  de  substantif  à  substan- 
tif. Ils  savent  que  des  Nachts  n'a  point  ébranlé  le  genre  de  Nacht, 
qui,  par  ailleurs,  est  assez  solidement  assis  pour  qu'il  ne  soit  pas 
contaminé  par  un  contact  exceptionnel  de  Nacht  avec  le  des  de 
des  Nachts;  car  leur  langue  est  assez  riche  et  cultivée  pour  que 
die  Nacht  contre-balance  victorieusement  l'action  masculinisante 
de  des  Nachts  (cf.  allerorts,  mais  aller seits  qui  n'a  pas  fait  Seite 
masculin).  L'allemand  actuel  qui  dit  des  Nachts,  mais  die  fol- 
gende  Nacht  est  exactement  le  saint-polois  qui  dit  au  lombre,  mais 
ça  fait  de  V ombre. 

Si  le  saint-polois  ne  dit  plus  ça  fait  du  lombre,  c'est  que  le 
français  l'a  assagi  —  imparfaitement,  puisqu'il  dit  encore  au 
lombre  —  en  l'enrichissant  de  son  ombre  féminin  qui,  en  saint- 
polois,  avait  perdu  pied  dans  lombre,  l'«  ombre  »  étant,  dans  ce 
parler  appauvri,  trop  imparfaitement  doté  pour  réagir  contre  la 
masculinisation  résultant  de  l'emploi  le  plus  fréquent  et  qui  était 
celui  de  au  lombre,  opposé  à  au  soleil  (être,  aller,  dormir  au  soleil  > 
être,  aller,  dormir  au  lombre). 

L'allemand  qui  dirait  der  Nacht  serait  exactement  le  saint- 
polois  des  vieillards  qui  disent  ça  fait  du  lombre,  et  qui  nous 
donnent  un  témoignage  d'une  action  masculinisante  qui  aboutit, 
et  a  été  ensuite  neutralisée  par  la  venue  du  français. 

Mais  le  saint-polois,  où  l'action  masculinisante  d'au  est  abso- 
lument parallèle  à  celle  du  génitif  masculin  allemand,  nous  offre 
un  autre  enseignement  précieux  :  il  nous  montre  comment  naît 
l'agglutination  de  l'article  défini  au  substantif.  Sous  la  pression 
de  au  soleil,  à  Vombre  est  appelé  à  devenir  la  formule  au  ombre  ; 
il  ne  peut  réaliser  cette  formule  qu'à  une  condition,  c'est  que 
ombre  commence  par  une  consonne,  puisque  au  n'a  de  raison 
d'être  que  devant  consonne,  puisque  à  V  n'est  devenu  au  que 
devant  consonne.  Cette  consonne,  quelle  sera-t-elle  ? 

Ce  ne  sera  certes  pas  Y  s  qui  pourrait  naître  de  «  les  ombres  de 
la  mort,  du  mystère,  des  enfers,  du  trépas,  de  la  nuit  »  (!).  Ce  ne 


AU   RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU   ET   QUAND  5 

sera  certes  pas  l'a  qui  pourrait  sortir  de  «  passer  comme  une 
ombre  »  ou  de  «  une  ombre  de  la  mort  »  (!),  et  qui  donnerait  le 
nombre  Q.).  Ce  sera  17,  le  plus  intime  —  sinon  l'unique  —  com- 
pagnon d'ombre  dans  un  parler  patois,  et  non  cornélien.  Ainsi 
naît  lombre  d'ombre  par  l'intermédiaire  de  au  (l)ombre. 

Mais  alors,  direz-vous,  il  fallait  que  ombre  saint-polois  fût  un 
mot  isolé,  pour  être  à  la  merci  de  l'influence  de  au,  contraction 
d'une  préposition  avec  l'article,  sans  qu'il  y  ait  réaction  semblable 
à  celle  que  dénote  die  Nacht  vis-à-vis  de  des  Nachts,  forme  mas- 
culinisante produite  par  la  puissance  de  des. 

Ombrage,  ombragé,  ombrager,  ombrageux,  ombrelle—  qui  ne  rap- 
pelle pas  plus  immédiatement  une  «  ombre  »  que  dentelle  ne  rap- 
pelle une  «  dent  »  —  ombrer,  ombreux  n'étaient-ils  pas  là  pour  ne 
pas  laisser  tomber  ombre  féminin  dans  lombre  masculin? 

La  meilleure  réponse  que  j'aie  à  faire  à  cette  question  est  de 
soumettre  au  lecteur  tout  ce  que  je  trouve  de  cette  famille  de 
mots  dans  le  Lexique  Saint-Polois.  Il  y  verra  l'usage  que  le  saint- 
polois  fait  de  cette  famille  qui  lui  est  parvenue  sur  le  tard. 

ôbràj,  -f-,  s.  m.,  ombre,  avwar  par  iïesn  ôbràf.  Voir  lob 
àjœw,  œ{,  -f-,  timide,  craintif,  intimidé,  al  ne  pu  si 
àjœ{  k'el  fur  Val  Ô  àrive.y.  —  On  emploie  aussi  dans  le 
même  sens  la  forme  ôbiAo,  œ{.  fhwe  for  ôbrœ{  d'h  mMse-lo, 
je  m'intimidais  facilement  à  la  vue  de  ce  médecin-là. 

Ces  exemples  nous  montrent  ombrage,  ombreux,  ombrageux 
français  pénétrant  en  saint-polois  —  sans  doute  en  compagnie 
de  ombre  féminin  supprimant  le  lombre  de  la  génération 
actuelle  —  et  interprétés  avec  la  même  inconscience  que  celle  qui 
a  présidé  à  la  naissance  de  le  lombre.  Ce  ne  sont  certes  pas  ombrage 
=  «  ombre  »  (même  exemple  pour  l'un  et  pour  l'autre  de  ces 
mots),  ombreux  =  «  ombrageux  »,  ombrageux  =  «  ombreux  » 
qui  ont  pu  sauver  ombre  de  l'emprise  de  au  soleil;  car  leur  emploi 
en  fait  plus  que  vraisemblablement  des  mots  récents,  et  rien  ne 
nous  dit,  d'autre  part,  que  les  vieux  ne  disent  pas  lombrage,  lom- 
brageux,  lombreux  (s'ils  ont  besoin  de  ces  mots). 


6  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

Ainsi  donc,  pour  qu'un  substantif  subisse  un  changement  de 
genre  sous  l'action  analogique  d'au,  que,  d'autre  part,  sous  cette 
même  influence,  et  pour  être  propre  à  la  subir,  il  s'agglutine 
l'article  défini,  lorsqu'il  commençait  par  une  voyelle,  il  fallait 
que  cette  action  analogique  ne  fût  pas  victorieusement  contre- 
carrée par  les  emplois  autres  que  celui  où  il  hante  au  et  par  sa 
famille  lexicale. 

Malheur  aux  isolés,  ils  sont  à  la  merci  de  l'analogie  ! 

Plus  un  parler  est  pauvre  et  isolé,  plus  il  est  exposé  aux  acci- 
dents tels  que  ceux  dont  il  est  parlé  ci-dessus,  lorsqu'il  éprouve 
le  besoin  d'emprunter  à  une  langue  plus  riche  et  de  lui  emprun- 
ter les  mots  en  quelque  sorte  «  au  détail  »,  je  veux  dire  par  là, 
sans  être  accompagnés  de  leur  famille,  qui  en  garantit  plus  ou 
moins  la  fixité  (entour,  entourer,  entourage,  etc.). 

En  théorie,  le  français  peut  être  sujet  aux  mêmes  accidents  que 
ceux  que  nous  révèlent  les  parlers  pauvres  et  isolés.  Le  français 
n'a-t-il  pas  aussi  ses  mots  pauvres  et  isolés  ?  Mais,  en  réalité,  sa 
richesse  sémantique  et  lexicale  le  préserve  davantage  des 
écarts  grammaticaux  et  formels  qui  sont  fréquents  dans  les  par- 
lers populaires  et  qui  foisonnent  dans  le  langage  des  enfants. 

Un  enfant  entendant  dire  souvent  er  ist  solid  interprète  ces 
mots  comme  s'ils  étaient  er  ist  so  lid,  d'où  résulte  pour  lui  er  ist 
Uà  =  «  il  est  solide  ».  Fréquent  chez  l'enfant,  ce  fait  peut  se 
produire  aussi  dans  une  langue  littéraire,  mais  combien  moins 
fréquemment  (cf.  merle  oriot  >>  loriot,  il  y  a  belle  heurette  >  il  y 
a  belle  lurette). 

Il  se  peut  que  quelque  mot  isolé,  technique,  et  surtout  étran- 
ger, tel  que  ïingot  soit  traité  par  les  Français  qui  l'ont  mal  appris, 
comme  il  le  serait  par  l'enfant  qui  apprend  sa  langue  par  étapes, 
et  devienne  le  lingot.  Ces  mots-là  n'offrent  qu'un  intérêt  médiocre  : 
ce  sont  des  fautes  patentées,  des  anomalies  inorganiques.  Tout 
autre  est  le  lombre  <Z  ï ombre.  Tout  autre,  en  français,  est  lende- 
main, mot  isolé,  il  est  vrai,  mais  d'un  usage  général,  qui  perd 
tout  à  coup  sa  tradition  indigène,  paraît  devenir  le  lendemain 
sans  rime  ni  raison.  Ceux-là  ne  s'expliquent  que  par  une  inter- 
vention pareille  à  celle  que  sont  obligés  de  prétexter  les  drama- 


Al     RÉPONDANT   AUX    QUESTIONS   OU  ET   QUAND  7 

turges  pour  atténuer  la  gravité  d'actes  blâmables  et  indignes  de 
leur  héros  et  qu'ils  doivent  cependant  soumettre  au  jugement  de 
leurs  auditeurs. 

Si,  en  français,  l'ombre  n'a  guère  pu,  comme  à  Saint-Pol,  abou- 
tir à  le  lombre,  le  français  n'avait-il  pas  des  mots  qui,  chez  lui,  se 
présentaient  dans  les  mêmes  conditions  que  ombre  à  Saint-Pol  ? 
Et,  comme  il  s'agit  dans  l'évolution  l'ombre  >  le  lombre  d'une 
action  analogique  immanente  d'au  —  et  non  d'une  action  ana- 
logique d'un  substantif  sur  un  autre  substantif  —  le  français, 
éminemment  plus  riche  que  le  saint-polois  en  emplois  de  au  et 
de  son  adversaire  à  /',  ne  doit-il  pas  nous  montrer  un  déploie- 
ment plus  considérable  de  cette  action,  dont  il  témoignera  peut- 
être  d'une  façon  grammaticalement  moins  brutale,  mais  non  moins 
représentative  ? 

En  effet,  les  faits  de  Saint-Pol  se  trouvent  également  —  et 
même  multipliés  —  dans  notre  langue  nationale. 

Avant  d'en  faire,  non  pas  un  dénombrement,  mais  seulement 
un  choix  l ,  essayons  d'abord  de  prouver  que  c'est  bien  dans  au 
que  réside  la  puissance  analogique,  et  non  dans  le  substantif  qui 
le  suit  (II  au  soir  ^>  au  nuit),  puis,  que  cette  puissance  analo- 
gique inhérente  à  au  est  telle  qu'elle  s'est  exercée  —  contraire- 
ment à  l'essence  même  d'au,  contraction  d'un  article  avec  une 
préposition  —  sur  des  mots  invariables,  sur  des  prépositions  et 
des  adverbes,  espèces  de  mots  non  susceptibles  par  leur  nature 
de  se  faire  précéder  d'un  article  (III  auprès,  autour,  auparavant, 
aujourd'hui).  Par  là,  j'aurai  démontré  la  plénitude  de  la  puis- 
sance d'au.  Les  chapitres  qui  suivront  ne  la  montreront  pas  plus 
entière,  mais  sous  d'autres  faces. 

1 .  Ce  choix  a  été  fait  dans  des  conditions  qui  excluent  toute  prétention  à  le 
faire  passer  pour  autre  chose  qu'une  collection  fort  incomplète  d'échantillons. 
Il  se  compose  de  mots  et  d'expressions  qui  me  sont  venus  à  l'esprit  durant  mes 
dernières  vacances  passées  à  la  campagne,  sans  que  j'aie  même  pu  recourir  à 
un  dictionnaire  quelconque.  De  retour  à  Paris,  je  me  suis  contenté  de  me  ren- 
seigner auprès  du  Dictionnaire  Général  et  de  celui  de  Littré  sur  l'histoire  des 
mots  et  des  expressions  notés,  sans  chercher  à  en  augmenter  le  nombre.  Je 
n'ose  donc  espérer  que  mon  choix  renferme  toutes  les  possibilités  par  lesquelles 
peut  se  manifester  la  puissance  analogique  d'au. 


ô  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

IL  —  Ce  n'est  pas,  dans  le  nord,  le  substantif  qui  a  une 

PUISSANCE    ANALOGIQUE    SUR    UN    AUTRE    SUBSTANTIF;    C'EST    LA 
FORMULE  GRAMMATICALE  AVEC  au  ANALOGIQUEMENT    PUISSANT  I 

au  soir  >>  au  nuit. 

Au  jour  étant  la  locution  typique  de  toute  une  famille  qui 
répond  à  la  question  quand  (au  matin,  au  soir,  au  lever,  etc.),  au 
jour  étant  l'opposé  direct  de  à  la  nuit,  on  serait  disposé  à  croire 
que  la  locution  au  nuit  du  nord  de  la  France  a  été  évoquée  par 
au  jour.  Il  n'en  est  rien. 

Le  territoire  picard  disant  hier  au  soir,  hier  au  vêpre  pour  «  hier 
au  soir  »,  le  territoire  wallon  disant  hier  à  la  nuit  pour  «  hier  au 
soir  »,  et  ces  deux  territoires  étant  séparés  par  une  zone  où  l'on 
dit  hier  au  nuit  l,  il  est  hors  de  doute  qu'au  nuit  a  été  évoqué, 
non  pas  par  au  jour,  mais  par  au  soir  (auquel  correspond  au  ma- 
tin dans  cette  région  2)  ;  car  cette  zone  hier  au  nuit  ne  laisse  pas 
place  à  un  seul  hier  à  la  nuit,  qui  n'aurait  pas  manqué  d'exister 
si  au  nuit  avait  été  provoqué  par  une  autre  locution  qu  au  soir, 
vu  que  la  masculinisation  âe  au  nuit  aurait  été,  dans  ce  cas,  indé- 
pendante de  «  soir  »  et  aurait  dû  avoir  une  aire  non-coïncidente 
avec  celle  de  nuit  masculin. 

Il  en  est  résulté  le  nuit  «  la  nuit  »  au  point  292;  et,  dans  les 
autres  points  où  l'on  a  nuit  féminin  —  même  en  Wallonie  —  il 
y  a  lieu  de  se  demander  :  nuit  est-il  resté  féminin  parce  que  au 
nuit  (cf.  des  Nachts)  n'a  pas  entamé  la  nuit  (die  Nacht),  ou  y  a- 
t-il  eu  retour  de  le  nuit  à  la  nuit  sous  l'influence  du  français, 
comme,  à  Saint-Pol,  retour  de  lombre  masculin  à  ombre  féminin  ? 

En  Savoie  et  en  Suisse,  l'évolution  «  soir  »  >>  «  nuit  »  n'a 


1.  Vermand  (point  262  de  l'Atlas),  d'où  Gosseu  écrivait  ses  précieuses  lettres 
patoises  à  un  journal  de  Saint-Quentin,  fait  partie  de  cette  zone  :  «  Ein  a  vu 
eine  furolle  droit  ch'  flot  d'ein  bas  ;  ch'  fossier  y  n'passe  pus  d'fois  au  nuit 
deins  s'chimeintière  sans  vir  ein  gros  lapin  blainc  aglouti...  » 

2.  Réponse  faite  à  pendant  la  matinée,  à  laquelle,  seuls  de  toute  la  Gaule 
romane,  trois  points  de  cette  région  ont  répondu  par  au  matin. 


AU   RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU   ET    QUAND  9 

pas  affecté  le  genre  féminin  de  nuit,  ou,  du  moins,  ne  paraît  pas 
l'avoir  affecté. 

C'est  donc  au  soir  qui  a  évoqué  au  nuit  et  provoqué  le  nuit 
(292),  ce  n'est  pas  au  jour  qui  était  son  opposé  direct.  «  Soir  » 
n'étant  point  l'opposé  de  «  nuit  »,  mais,  au  contraire  son  syno- 
nyme, c'est  d'au  qu'émane  l'action  analogique,  représentée  ici 
par  au  soir,  et  représentant  toute  une  famille  (au  matin,  au 
jour,  etc.). 

La  géographie  linguistique  interdit  de  croire  à  l'hypothèse  que 
je  résume  ainsi  :  le  jour  :  la  nuit  >  le  jour,  le  nuit  >>  au  jour, 
au  nuit,  aussi  bien  qu'à  cette  autre  :  au  jour  :  à  la  nuit  >>  au 
jour,  au  nuit  >  le  jour,  le  nuit. 

Ce  n'est  pas  la  transformation  de  la  en  le,  autrement  dit  là 
neutralisation  de  l'article  défini  féminin  qui  a  facilité,  au  nord 
de  la  France,  la  masculinisation  de  «  nuit  »,  puisque,  en  Savoie 
et  en  Suisse,  l'évolution  sémantique  s'est  produite  sans  affecter 
le  genre  de  nuit  :  elle  est  donc  d'ordre  purement  psycholo- 
gique. 

Si  ce  n'est  pas  «  le  jour  »  qui  évoque  «  la  nuit  »  —  et  cela  est 
rendu  certain  pour  le  géographe  linguiste  — ,  alors  que  le  premier 
est  l'opposé  direct  du  second,  ce  n'est  pas  —  et  cela  est  certain 
—  «  le  soir  »  qui  évoque  «  la  nuit  »  ;  car  «  le  soir  »  est  bien  moins 
un  opposé  de  «  la  nuit  »  que  «  le  jour  »,  et  pas  plus  un  opposé 
que  «  le  matin  »,  «  le  midi  ». 

C'est  donc  la  formule  grammaticale  dans  laquelle  apparaît  «  le 
soir  »  qui  met  «  la  nuit  »  à  la  merci  de  «  le  soir  »,  mais  à  la 
condition  que  «  soir  »  et  «  nuit  »  soient  synonymes.  Cette  for- 
mule grammaticale  dans  laquelle  apparaît  «  le  soir  »  est  au  soir, 
et  fait  partie  intégrante  de  toute  une  catégorie  de  mots  étroite- 
ment liés  entre  eux,  et  qui,  pour  répondre  à  la  question  quand, 
se  revêtent  tous  de  au  :  au  jour,  au  matin,  au  soir,  —  en  face 
desquels  à  la  nuit  est  un  isolé,  qui  se  rattache  aux  premiers  seu- 
lement quand  il  est  synonyme  de  l'un  d'eux,  de  soir,  et  ne  peut 
le  faire  quand  il  ne  l'est  pas,  ne  peut  le  faire  quand  il  n'est  que 
l'opposé  de  «  jour  ». 

C'est  donc  —  et  cela  est  certain  pour  moi  —  sous  la  pression 


10         PATHOLOGIE  ET  THERAPEUTIQUE  VERBALES 

analogique  d'au  qu'est  né  au  nuit,  et  il  n'est  même  nullement 
nécessaire  d'admettre  que  nuit  féminin  en  patois  ait  nécessaire- 
ment —  il  l'a  fait  partiellement  —  dû  devenir  le  nuit  masculin. 
Il  n'est  nullement  nécessaire,  d'autre  part,  d'admettre  que  c'est 
sous  l'influence  littéraire  que  le  nuit  serait  redevenu  la  nuit. 


III.  —  Puissance  analogique  D'au 

SUR    DES    MOTS    FRANÇAIS     INVARIABLES    : 

auprès,  autour,  auparavant,  aujourd'hui. 

Auprès  est  bien  distinct  de  après,  il  est  =  à  le  près,  il  est,  nous 
dit-on,  du  xvie  s.  Cette  origine  de  à  le  près  ne  surprend  pas  les 
lexicographes.  Ils  se  contentent  de  nous  dire  qu'il  a  succédé  à 
un  emprès  de  l'ancien  français  (D.G.-L.),  ou  ils  n'en  parlent 
pas  du  tout  (Dict.  étym.  de  Meyer-Lùbke).  Il  mérite  cependant 
de  les  intéresser  :  où  au  va-t-il  se  nicher  ? 

Auprès  est  à  emprès  ce  que  autour  est  à  entour.  Ils  sont  tous 
deux  de  la  même  époque  et  témoignent  d'une  singulière  puis- 
sance analogique  d'au,  si  ce  n'est  plutôt  d'une  décrépitude  très 
accentuée  de  en.  La  décrépitude  d'en,  à  elle  seule,  ne  saurait 
expliquer  l'abandon  d'emprès  et  d'entour  ;  car  elle  n'a  pas  été  telle 
que  en  n'eût  pu  continuer  à  préciser  près  et  tour,  puisqu'il  nous 
est  parvenu  encore  avec  sa  valeur  étymologique  et  en  état  d'être 
revivifié  (après  ses  escapades  fatales  en  el  et  en  es). 

Auparavant  (à  -\-  le  -\-  par  +  avant  !),  qui  est  de  la  même 
époque  que  autour  et  auprès  dit  assez  clairement  quelle  est  la  part 
qu'il  y  a  lieu  de  faire  à  la  puissance  analogique  d'au  dans  les 
créations  autour  et  auprès,  et  nous  fait  augurer  le  trouble  qu'au 
va  apporter  dans  les  substantifs  qui  se  trouveront  aux  prises  x 
avec  lui  et  qui  font  l'objet  de  la  présente  étude.  Littré,  à  propos 
d'autour,  fait  la  remarque  suivante  :  «  il  y  aurait  plus  de  clarté 

i.  Aux  prises  :  voilà  une  expression  à  laquelle  je  n'ai  pas  songé  durant  mes 
vacances  et  dont  je  vais  devoir  parler  plus  loin. 


AU   RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU  ET   QUAND  II 

si  Ton  écrivait  au-tour,  avec  un  trait  d'union  ;  on  comprendrait 
immédiatement  l'emploi  de  ce  mot  construit  soit  avec  de,  soit 
absolument.  »  Ne  pouvait-il  pas  en  dire  autant  de  emprès, 
intour,  auprès  et  auparavant  ? 

Hui  <C  hodie  est  un  mot  malheureux,  beaucoup  plus 
malheureux  que  ne  l'a  été  hier  <<  heri,  bien  que  celui-ci  se 
distende  chez  les  Parisiens  pour  paraître  avoir  plus  de  corps  :  le 
provincial  —  celui  de  l'est  du  moins  —  est  surpris  de  les  entendre 
dire  hi-er,  avant-hi-èr  même  (où  la  distension  serait  moins  de 
rigueur).  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  retracer  l'histoire  fort  intéres- 
sante de  hier  et  de  hui  dans  nos  parlers  romans  \  Retenons-en 
seulement  que  hui,  dès  lexme  s.  (D.  G.),  a  besoin  d'un  renfort. 
Ce  renfort  lui  vient  d'où  ?  De  au  jour,  et  nous  avons  au  jour  de 
hui.  Ayant  à  répondre  à  la  question  quand,  hui  y  répond  par  au 
jour,  qui  est,  par  au,  l'expression  la  plus  attitrée  des  représen- 
tants de  jour  appelés  à  répondre  à  la  question  quand.  Lorsque, 
plus  tard,  au  jour  de  hui  aura  ou  semblera  avoir  besoin  d'un 
nouveau  renfort,  derechef  ce  sera  au  jour  qui  sera  appelé  à  l'aide. 
Nous  aurons  alors  :  au  jour  d(è)  au  jour  d(e)  hui. 

Grand  scandale  pour  les  grammairiens  !  Il  est  plaisant  de 
voir  Littré  ferrailler  pour  maintenir  haut  et  ferme,  et  autant  que 
faire  se  peut,  la  tradition  de  la  latinité  et  couper  les  ailes  à  la 
tradition  française. 

«  Le  jour  d'hier  meurt  en  celui  du  jour  d'hui,  et  le  jour 
d'hui  mourra  en  celui  de  demain  »  (Montaigne). 

Pédanterie  que  de  ne  pas  vouloir  nous  laisser  dire  : 

«  Le  jour  d'hier  meurt  en  celui  d'aujourd'hui,  et  le  jour  d'au- 
jourd'hui mourra  en  celui  de  demain  »  (comme  Lamartine 
ne  l'a  «  pas  mal  employé  »  dans  :  «  l'univers  est  à  lui.  Et  nous 
n'avons  à  nous  Que   le  jour  d'aujourd'hui  ». 

i.  Il  ne  faudrait  pas  se  laisser  tenter  de  traiter  sur  pied  d'égalité  hui  et  hier 
au  point  de  vue  des  substitutions  lexicales  dont  ils  sont  l'objet.  Hui  avait  non 
seulement  plus  de  facilité  à  se  faire  substituer  que  hier  (cf.  ermain  au  soir, 
ersoir  au  soir),  mais  il  avait  plus  de  droit  à  recourir  à  jour  (au  jour  d'hui,  ce 
jour  d'hui,  mais  moins  bien  au  jour  d'hier  et  surtout  pas  ce  jour  d'hier).  De  là 
la  question  y  a-t-il  dans  la  succession  à  hui  davantage  déchéance  de  hui  que 
puissance  analogique  de  au  jour  ? 


12  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

Tant  de  pruderie  vis-à-vis  de  jusqu'à  aujourd'hui,  alors  qu'on 
ne  montre  pas  le  moindre  étonnement  vis-à-vis  de  :  au  par 
avant  ! 

Mais  trêve  de  bavardage  !  C'est  dès  le  xme  s.  qu'hui  a  eu 
recours  à  au  jour,  et  que  la  langue,  se  moquant  des  pléonasmes 
que  découvrent  les  savants,  y  a  eu,  et  de  nos  jours,  derechef 
recours.  Cest  donc  pendant  une  longue  période  de  temps  que 
au  jour,  répondant  à  la  question  quand,  s'imposait  à  un  adverbe 
de  temps  répondant  à  la  question  quand. 


iv.    au  réclame   en   français 

l'agglutination  de  l'article. 


Nous  avions,  en  français,  des  mots  qui,  comme  ombre  saint- 
polois  et  beaucoup  plus  que  nuit  dans  le  nord,  étaient  des  isolés. 
Par  là,  ils  se  prêtaient  tout  particulièrement  à  subir  l'action 
analogique  d'au  dans  des  fonctions  tout  particulièrement  dévo- 
lues à  celui-ci. 

Endemain  était  l'un  de  ces  mots.  De  même  que  hier  avait 
donné  l'autre  hier  {l'autrier),  endemain  devint  V endemain,  et 
comme  V endemain  s'employait  le  plus  souvent  parallèlement  à 
au  jour,  au  matin,  au  soir,  etc.,  qu'il  répondait  à  la  même  ques- 
tion quand,  il  devait  s'associer  à  eux  formellement.  Il  le  fit 
comme  ombre  >►  lombre.  De  là  :  au  lendemain  et,  par  conséquent, 
le  lendemain  (au  soleil  :  à  l'ombre  >  au  soleil,  au  lombre  >  le 
soleil,  le  lombre  =  au  jour  :  à  l' endemain  >  au  jour,  au  lende- 
main >>  le  jour,  le  lendemain)  qui  n'avait  d'ailleurs  pas  à  changer 
de  genre  comme  ombre. 

Endii  n'était  pas  moins  un  isolé  qu  endemain.  Au  (marché  p. 
ex.)  répondait  à  la  question  où.  C'est  à  cette  question  que  répon- 
dait à  Tendit.  Au  lendit  est  né  comme  au  lendemain,  le  lendit 
comme  le  lendemain.  Un  hasard  —  je  me  demandais  pourquoi 
encan  (in  quantum)  ne  serait  pas  devenu  lencan,  puisqu'il  est 
dans  les  mêmes  conditions  d'isolement  que  endemain  et  endit  — 


AV    RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU   ET    QUASI)  13 

me  fait  trouver  mieux  encore  qu'une  identité  avec  endemain  et 
endit,  il  me  fait  trouver  la  phrase  suivante  du  xive-xve  s.  «  ache- 
ter comme  au  inquant  »  (D.G.  et  G.),  qui  est  la  formule  même 
que  nous  avons  dû  imaginer,  parce  que  contraire  à  la  gram- 
maire, qui  est  l'intermédiaire  entre  à  Fendit  et  au  lendit,  inter- 
médiaire nécessaire  et  de  l'existence  duquel  on  aurait  pu  —  et 
pourrait  encore  —  douter,  si  démonstratif  et  si  nécessaire  qu'il 
soit  à  notre  interprétation.  Qu'a-t-il  manqué  à  encan  pour  être 
au  lencan  >  le  /encan  ?  A-t-il  été  restauré  étymologiquement  ? 
Au  inquant  devait  infailliblement  être  ou  devenir  au  lencan.  Ne 
faut-il  pas  croire  que  le  peuple  allait  faire  —  s'il  ne  l'a  pas  réel- 
lement fait  —  au  lencan  >  le  lencan  l .  Si  ce  mot  — ■  inconnu  en 
Suisse,  par  exemple  —  a  échappé  à  ce  sort,  c'est  qu'il  a  été 
retiré  de  la  langue  du  peuple,  ou  que  l'élément  savant  et  étymo- 
logique lui  a  imposé  un  retour  à  encan  2. 

Voilà  donc  deux  mots  français  à  article  défini  agglutiné  que  je 
m'explique  par  une  analogie  émanant  de  la  contraction  de  la 
préposition  à  avec  l'article  masculin.  Est-ce  à  dire  que  j'attribue 
l'agglutination  de  l'article  défini  partout  où  elle  se  présente  à  la 
même  influence  ?  Loin  de  là.  L'agglutination  est  un  accident,  et 
peut  avoir  diverses  origines.  Encore  faut-il  qu'un  accident  soit 
naturel,  et  telle  qu'on  nous  a  présenté  l'agglutination  jusqu'ici, 
je  ne   l'ai   point  trouvée  naturelle  ni  plausible. 

J'ai  d'ailleurs  expliqué  loriot  par  merle  oriot  {mère  loriot),  abso- 
lument comme  je  m'explique  il  y  a  belle  heurette  par  bel  l(e) 
heurette,  incompris  (ce  qui  équivaut  à  isolé)  à  Paris  et  à  l'époque 
où  meure  (moram)  devenait  mûre  3  —  de  là  il  y  a  belle  lurette. 

J'aurai  à  parler  plus  loin  d'un  autre  cas  d'agglutination,  celui 
de  lierre. 


1.  [Je  puis  dire  à  M.  Gilliéron  qui  m'a  prié  de  relire  ces  articles  avant  de  les 
remettre  à  l'imprimeur  qu'on  dit  «  le  »  lïkà  en  patois  et  le  lekû  en  français 
populaire  dans  la  vallée  de  la  Haute-Moselle]  O.  Bloch. 

2.  Ne  serait-ce  pas  un  tour  que  nous  auraient  joué  de  savants  (commissaires) 
priseurs,  qui  savent  encore  aujourd'hui  nous  imposer  leur  appellation,  pour- 
tant défraîchie  ? 

3.  Revue  de  philologie  fr . ,    1920,  p.  62. 


14  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 


V.  —  Au  RÉCLAME    EN    FRANÇAIS 
LE  PLURIEL  DU  SUBSTANTIF. 

Nous  avons  vu  jusqu'ici  l'action  analogique  d'au,  répondant 
aux  questions  où  et  quand,  s'attaquer  à  des  mots  isolés.  Les 
mots  qui  veulent  obéir  à  cette  action  sont  obligés  d'afficher  une 
cocarde  qui  le  leur  permette  (agglutination  de  l'article  défini). 
C'était  une  condition  expresse  d'admission  dans  le  rang,  puisque 
au  lui-même  ne  vit  que  devant  consonne. 

Mais  qu'allaient  faire  les  mots  à  à  V  et  à  la  qui  étaient  tout 
aussi  dociles  quombre,  endemain,  endit  à  suivre  au,  expansif, 
annexionniste,  et  qui  ne  le  pouvaient  pas,  parce  qu'il  leur  était 
impossible  de  se  dégager  de  l'étreinte  où  les  tenaient  d?autres 
fonctions  grammaticales  ou  —  et  surtout  —  les  membres  de 
leur  famille,  qui  ne  pouvaient  prendre  part  à  l'escapade  que 
proposait  leur  parent,  leur  chef  de  file  ? 

Si  à  ïentour  allait  devenir  au  lentour,  dirait-on  le  lentourage, 
lentourer,  lentourner,  la  lentournure,  comme  le  saint-polois  a  pu 
avoir  réellement  le  lornbre,  lombrer,  le  lombrage,  lombrageux  ? 

Ici  se  montre  l'ingéniosité  dont  est  capable  la  langue  fran- 
çaise, que  les  phonéticiens  ont  toujours  considérée  comme  une 
enfant  en  nourrice  chez  le  latin,  alors  que  nous  la  considérons 
comme  ayant  depuis  longtemps  acquis  le  droit  de  réclamer  ses 
comptes  de  tutelle,  et  de  se  révolter  contre  l'action  physiolo- 
gique qui  procède  brutalement  et  sans  égards  pour  les  filiations 
psychologiques,  pour  la  filiation  des  idées. 

Tous  ces  mots  à  à  V  et  a  la,  incapables  d'afficher  au  singu- 
lier la  cocarde  qui  leur  permette  de  suivre  au,  ont  un  point 
commun  avec  lui  et  qui  va  leur  permettre  de  s'y  adjoindre  : 
ils  font  au  pluriel  aux,  comme  au  fait  aux,  et,  par  un  pluriel, 
contraire  à  ce  que  devait  être  logiquement  leur  forme  en  com- 
binaison avec  la  préposition  à  répondant  à  la  question  où,  ils 
seront   dans  le  même   rang  que  les  singuliers  en  au. 

De  là  une  foule  d'expressions,  répondant  à  la  question  où,  qui 


AU   RÉPONDANT    AUX   QUESTIONS    OU   ET   QUAND  I  5 

devaient  logiquement  apparaître  sous  la  forme  du  singulier  et 
qui  n'apparaissent  que  sous  la  forme  du  pluriel,  certaines  sous 
Tune  et  l'autre  forme,  réservant  celle  du  singulier  pour  indi- 
quer Faction,  celle  du   pluriel  pour  indiquer  le  lieu. 

Du  substantif  précédé  de  aux  naîtra  un  nouveau  pluriel,  qui, 
sémantiquement,  pourra  ne  pas  être  synonyme  de  l'ancien,  et 
produira  ainsi  une  équivoque,  contre  laquelle  protestent  les 
grammairiens,  qui  ne  se  rendent  pas  compte  de  l'origine  de  ce 
second  pluriel  (voir  notamment  ci-dessous  les  abois  «  aboie- 
ments du  chien  »  et  les  abois  «  état  de  la  bête  traquée  par  les 
chiens  aboyants  ».  Les  abois  du  chien  et  les  abois  de  sa  victime  ! 
La  langue  mettra  ordre  à  cette  équivoque).  D'autre  part,  depuis 
la  bifurcation  de  à  /',  à  la  à  au,  le  substantif  primitif  peut  lui 
aussi,  de  son  côté,  avoir  pris  un  nouvel  essor  pluriel  qui  formera 
équivoque  avec  celui  qui  est  né  à  la  station  aux  du  trajet  de  à 
1',  à  la  à  les  second  pluriel  (approche  >>  les  approches  (terme  de 
guerre)  :  aux  approches  (de  la  ville)  >  les  approches),  et  il  en 
résultera  derechef  pour  la  langue  un  compte  à  régler. 

Si  Lafontaine  disait  encore  «  on  tremble  à  l'environ,  »  il  est 
évident  qu'il  n'y  avait  aucune  raison  logique  pour  qu'on  rem- 
plaçât à  l'environ  par  aux  environs,  pour  qu'on  en  fît  un  mot 
exclusivement  pluriel  (les  environs),  auquel  Littré  réserve  un 
article  spécial  à  côté  de  environ. 

Il  en  est  de  même  en  tous  points  de  *aux  alentours  (>  les  alen- 
tours) qui  est  un  à  Valentour  logique  («  il  envoya  sonner  le 
tabourin  alentour  de  la  ville  »  —  Rab.),  délaissé  parce  que  au 
exerce  sur  lui  sa  puissance  analogique.  Littré  a  deux  articles  : 
alentour  ou  a  ï  entour  et  alentours  s.  m.  pi. 

Les  entours,  qui  semble  céder  le  pas,  de  nos  jours  ',  à  les 
alentours,  a  la  même  origine  que  ce  dernier  (<  aux  entours), 
et  entour,  comme  alentour,  n'avait  aucune  raison  sémantique 
pour  ne  pas  rester  au  singulier  (à  r entour  de  celui,  a  V entour  de 
ce  lieu).  Seul  le  besoin  de  rattachement  à  au  (>  aux  entours)  a 


1 .  Il  est  peut-être  regrettable  que  l'on  ne  conserve  pas  :  les  entours  (d'une 
personne),  les  alentours  (d'un  lieu). 


l6  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

motivé  sa  pluralisation.  Littré  dit  qu'entour  «  ne  s'emploie  guère 
qu'au  pluriel  »  et  il  donne,  en  effet,  10  exemples  de  l'époque 
moderne  qui  ont  tous  ce  mot  au  pluriel,  8  exemples  du  xne  au 
xvie  s.  qui  l'ont  tous  au  singulier. 

La  pluralisation  d'entour  et  d'alentour  qui,  conformément  à 
son  origine,  faisait  de  ces  deux  mots  des  termes  désignant  plus 
exclusivement  un  lieu,  a  rendu  nécessaire  le  moderne  entourage, 
refait  sur  le  verbe  et  ayant  bien  sa  raison  d'être  ;  car  si  Yentour 
a  désigné  ou  pu  désigner  «  l'entourage  d'une  tombe  »,  par 
exemple,  il  ne  le  pourrait  plus  guère  après  l'évolution  qu'il  a 
subie.  Saurons-nous  conserver  à  entourage  sa  raison  d'être  dans 
la  langue  ?  On  peut  en  douter  {dans  l'entourage  il  y  a  beaucoup 
de  débits  de  vin  :  cela  s'entend  dire).  Entourage  ne  va-t-il 
pas  prendre,  lui  aussi,  le  chemin  de  l'équivoque,  aurait-on  créé  le 
mot  vainement,  et  la  langue  va-t-elle  devoir  se  remettre  à 
l'œuvre  ? 

Si  Littré  était  toujours  conséquent  avec  lui-même  il  aurait 
dû  faire  deux  articles  de  abord  et  abords,  comme  il  en  a  fait  deux 
de  environ  et  environs,  d'alentour  et  d'alentours.  Il  remarque  que 
dans  le  sens  de  «  approche  de  deux  personnes  et  accueil  qu'on 
se  fait  réciproquement  »  abord  «  n'a  pas  de  pluriel  »,  que,  par 
contre,  abord  s'emploie  au  pluriel  seulement  pour  désigner  «  ce 
qui  entoure  un  monument,  une  localité,  une  place  de  guerre  ». 
On  ne  peut  dire  mieux  en  faveur  de  mon  explication  :  l'abord 
marque  l'action,  les  abords  <  aux  abords  marque  le  lieu,  le  sens 
susceptible  d'être  absorbé  par  au.  Il  y  a  aux  abords  de  l'île  une 
quantité  d'écueils  qui  en  rendent  l'abord  dangereux. 

A  l'approche  et  aux  approches  (>>  les  approches)  sont  l'exact  paral- 
lèle de  à  l'abord  et  aux  abords  (>  les  abords)  ;  mais  dans  ces 
deux  exemples  la  possibilité  d'un  pluriel  se  rattachant  sémanti- 
quement  aux  singuliers  approche  et  abord  (voir  ci-dessus)  en  a 
quelque  peu  obscurci  l'état  réel  et  logique.  Aussi  Littré  n'en  fait- 
il  pas  deux  articles  distincts.  Les  auteurs,  d'ailleurs,  ne  nous 
paraissent  pas  avoir  exactement  conscience  de  la  différence  qu'il 
y  a  réellement  —  qu'il  y  a  ou  qu'il  devrait  y  avoir  —  entre 
approche  et  approches.  Leur  style  ne  pourrait  que  gagner  en  préci- 


AU  RÉPONDANT    AUX   QUESTIONS    OU  ET    QUAND  IJ 

sion,  s'ils  avaient  conscience  de  la  genèse  de  ces  pluriels  de  lieu, 
opposés  aux  singuliers  de  l'action,  et  c'est  ici  que  Littré  aurait 
pu  intervenir  utilement  *. 

A  l'approche  de  l'ennemi,  nos  troupes  se  retirèrent  aux 
approches  de  la  ville. 

Je  ne  vois  pas  du  tout  pourquoi  l'on  dirait  (être)  aux  aguets 
de  préférence  à  à  Faguet,  si  ce  n'est  parce  que  au  a  exercé  ici  sa 
puissance  analogique  de  la  manière  que  j'ai  dite.  Aussi,  voyez 
ce  qu'en  dit  Littré  :  «  L'Académie  ne  donne  aguets  que  dans 
les  locutions  :  se  tenir  aux  aguets,  être  aux  aguets,  mettre  aux 
aguets  ;  maison  pourrait  le  dégager  de  cette  chaîne  et  le  remettre 
dans  la  circulation,  non  seulement  au  pluriel,  mais  aussi,  comme 
Malherbe,  au  singulier  et  dire  les  aguets  de  la  fraude,  l'aguet 
avait  été  dressé.  »  On  voit  que  pour  l'Académie  le  pluriel  les 
aguets  n'est  pas  encore  sorti  de  aux  aguets.  Qu'en  ferions-nous  ? 
Littré  ne  donne  aguet  que  sous  sa  forme  plurielle  ;  le  Dict.  Gén. 
le  donne  sous  sa  forme  singulière,  tout  en  disant  qu'elle  est 
vieillie,  et  celui-ci  a  raison,  puisque  Malherbe  l'emploie  au  sin- 
gulier dans  le  sens  d'  «  embuscade  »  et  que  Molière,  dans  le 
même  sens,  l'emploie  au  pluriel.  Mais  ce  singulier  de  Malherbe 
n'existe  plus,  le  pluriel  de  Molière  n'existe  plus.  En  voulant  ce 
singulier,  Littré  demande  la  restauration  d'un  mot  disparu,  en 
voulant  ce  pluriel,  Littré  demande  #un  mot  qui  n'aurait  pas  le 
même  sens  que  le  singulier,  et  qui,  sortant  de  (être)  aux  aguets 
(action  de  guetter),  serait  parallèle  à  écoutes  sortant  de  aux  écoutes. 

i.  Je  lis  en  ce  moment  «  à  l'approche  des  fêtes  de  Noël  ».  C'est  parfait  ;  car 
les  fêtes  de  Noël  approchent  ;  mais  «  à  l'approche  de  la  tombe  »  réclame 
une  autre  interprétation,  la  tombe  n'approchant  pas.  «  A  l'approche  de  la 
mort  »  (personnifiée)  coexiste  avec  «  aux  approches  de  la  mort  »  (non 
personnifiée)  sans  que  les  deux  locutions  soient  réellement  synonymes.  «  A 
l'approche  de  la  tombe  »  ne  peut  signifier  qu'au  moment  où  l'on  approche  de 
la  tombe,  et  non  «  aux  approches  de  la  tombe  ».  C'est  ainsi  que  j'interprète 
le  passage  où  M.  G.  Protat  dans  sa  Réforme  de  l 'orthographe  dit,  en  parlant  du 
ministre  Berthelot  «  avec  cette  espèce  de  double  vue  que  donne  l'approche  de 
la  tombe  ».  M.  Protat  va  bien  rire  de  me  voir  jouer  le  rôle  de  puriste,  lui  qui 
sait  que  j'écris  plus  incorrectement  le  français  que  n'importe  quel  candidat  au 
baccalauréat. 


Iô  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Ce  pluriel  n'est  pas  né  (l'autre  a  disparu  avec  son  singulier)  : 
laissons-le  où  il  est,  si  nous  ne  voulons  pas  voir  s'élever  des  con- 
testations semblables  à  celles  auxquelles  ont  donné  lieu  les  deux 
pluriels  les  abois  (voir-ci-dessous). 

Je  ne  comprends  pas  que  l'on  soit  aux  écoutes  de  préférence  à 
à  V écoute,  pas  plus  qu'on  serait  de  préférence  aux  téléphones 
<\uau  téléphone.  Les  écoutes,  sorti  de  aux  écoutes,  serait,  à  côté  de 
«  écoutes  »  de  couvent,  ce  que  sont  par  rapport  à  l'ouïe  les 
aguets  par  rapport  à  la  vue,  sorti  de  aux  aguets,  à  côté  de  les  aguets 
de  Molière  («  exposée  aux  aguets  des  rusés  séducteurs  »). 

On  a  une  prise  avec  quelqu'un  (une  querelle)  D.  G.  Donc  : 
on  est  en  prise,  à  prise,  à  la  prise  avec  quelqu'un  —  non  pas  !  — 
on  est  aux  prises  avec  quelqu'un.  De  la  sixième  rubrique  de 
l'article  prise,  Littré  pouvait  tout  aussi  bien  que  pour  environ,  etc. 
faire  un  article  à  part. 

Être  aux  abois.  Littré  a  le  vague  sentiment  que  des  expressions 
telles  que  Y  aboi  d'un  chien  et  être  aux  abois  pourraient  être  divisées 
en  deux  ;  aussi  a-t-il  un  article  abois,  qui  ne  fait  que  renvoyer 
à  aboi,  il  est  vrai.  Ni  Littré,  ni  le  Dict.  Gén.  ne  se  rendent 
compte  de  la  double  origine  du  pluriel  abois.  L'un  est  le  pluriel 
direct  d'aboi,  l'autre  est  un  pluriel  tiré  de  (être)  aux  abois  (<  être 
à  F  aboi  influencé  par  la  puissance  analogique  à' au) . 

Seule  cette  distinction  explique,  à  mon  avis,  les  dissentiments 
entre  Corneille  et  Voltaire,  et  l'embarras  de  Littré  pour  expli- 
quer pourquoi  «  on  use  moins  librement  »  d'un  terme  qui  peut 
entrer  «  dans  le  meilleur  style  ». 

«  Voltaire,  sur  le  vers  de  Nicomède  [Et  ces  esprits  légers, 
«  approchant  des  abois,  Pourraient  bien  se  dédire  une  seconde 
«  fois]  remarque  que  l'expression  des  abois,  qui  par  elle-même 
«  n'est  pas  noble  »  [Elle  n'est  pas  noble  comme  pluriel  direct 
d'aboi,  elle  l'est  comme  pluriel  tiré  de  aux  abois,  en  tant  que 
r=  aux  abois,  comme  le  cerf  et  le  chevreuil]  «  n'est  plus  d'usage 
aujourd'hui  »  [aboiements  intervient  à  propos  pour  éviter  la  con- 
fusion des  deux  abois  '].  «  Néanmoins  cette  expression  est  restée, 

i.  On  peut  être  assuré  que  les  pluriels  nés  sous  l'influence  analogique  d'au 
{aux...  >  les)  ont  fait  souvent  la  fortune  de  dérivés  tels  que  aboiement,^ 
même  ils  n'en  ont  fait  naître  (cf.  plus  haut  entourage). 


AU  RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU   ET   QUAND  19 

à  juste  titre,  dans  l'usage,  et  elle  n'a  rien  qui  l'empêche  d'entrer 
dans  le  meilleur  style  »  [pour  être  critiquée  comme  celle  de  Cor- 
neille par  Voltaire  ?]  «  Seulement  on  en  use  moins  librement 
qu'au  xvne  s.  »  [et  pourquoi,  si  elle  est  bonne,  claire,  non  équi- 
voque ?]  a  et  on  peut  voir  plus  haut  quelques  emplois  qu'en 
fait  Corneille  et  qui  paraissent  un  peu  surannés  »  [pourquoi,  si 
ce  n'est  parce  qu'elle  a  paru  équivoque  ?].  Litlré. 

Et  ailleurs  :  «  Faites  cesser  les  aboiements  de  ce  chien,  et  non 
pas  Faites  cesser  son  aboi  ou  ses  abois  ».  Laveaux.  [Et  cepen- 
dant :  «  Aux  chiens  qui  dans  le  ciel  poussaient  de  vains  abois  ». 
D.  G.].  Comment  les  abois  (action)  des  chiens  pouvait-il  marcher 
de  pair  avec  les  abois  (situation)  où  se  trouvent  les  cerfs  au 
milieu  des  abois  (aboiements)  des  chiens  ?  Comment  l'accouple- 
ment de  ces  deux  pluriels  aurait-il  pu  passer  sans  protestation  ? 
En  ce  temps-là,  le  chien  avait  ses  abois  (pluriel  direct  ou  pri- 
maire) comme  le  cerf  avait  les  siens  (pluriel  indirect  ou  secon- 
daire). Chiens  et  cerfs  avaient  leurs  abois,  et  ceux-ci  différaient 
du  tout  au  tout. 

Aux  fins  de.  Il  y  a  une  certaine  analogie  entre  la  confusion  qui 
résulte  de  l'emploi  de  deux  abois  et  celle  qui  résulte  de  l'em- 
ploi de  deux  fins. 

Être  sur  ses  fins  (en  parlant  d'une  bête  qui  va  mourir),  les 
quatre  fins  de  F  homme,  les  fins  de  lune,  etc,  montrent  évidemment 
les  fins  dans  sa  forme  plurielle  directe  de  la  fin  ;  mais  en  est-il 
de  même  de  mènera  ses  fins,  tendre  aux  fins,  etc.  Ceux-ci  ne  nous 
montreraient-ils  pas  un  pluriel  né  de  :  à  fin,  à  la  fin  (ci  à  celle  fin 
ou,  dénaturé,  à  seule  fin),  par  action  analogique  d'au  répondant 
à  la  question  où  >  aux  fins  de  >   les  fins  ? 

Sinon,  comment  expliquer,  par  exemple,  la  définition  suivante 
(L.)  :  «  A  ces  fins  [plur.],  afin  d'effectuer  l'objet  [sing.]  qu'on  se 
propose.  »  Pourquoi  pas  uniquement^  cette  fin,  qui  se  dit  aussi 
et  avec  la  même  valeur  ?  Dirait-on  semblablement  :  d  ces  inten- 
tions [plur.],  afin  d'effectuer  X objet  [sing.]  qu'on  se  propose  ? 

Si  je  ne  me  trompe  pas,  que  de  locutions  susceptibles  d'être 
interprétées  ainsi  que  je  le  fais,  et  que  de  remaniements  à  faire 
subir   aux   divisions   sémantiques  dans    nos  dictionnaires  ! 


20  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 


* 
*  * 


Peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  prévenir  une  objection  qui 
pourrait  être  faite  à  notre  explication  de  pluriels  anormaux  par 
la  puissance  analogique  d'au  répondant  à  la  question  où. 

Nous  avons,  dira-t-on  peut-être,  des  pluriels  qui,  à  l'analyse 
qu'on  en  fait,  devraient  apparaître  préférablement  sous  la  forme 
de  leur  singulier.  Tel  se  tenir  sur  ses  gardes  (mais  se  mettre  en 
garde,  prendre  garde  *).  Il  en' est  de  même  qui,  au  premier  abord, 
paraissent  ridicules,  tel  :  s'asseoir  aux  côtés  de  quelqu'un  (mais 
à  côté  d'un  objet)  :  S'asseoir  à  droite  et  à  gauche,  en  même 
temps  ? 

Si  ces  pluriels  existaient  par  analogie  à  ceux  que  nous  avons 
examinés  ci-dessus,  nous  ne  manquerions  pas  de  dire  :  a-t-il 
fallu  que  la  puissance  analogique  d'au  fût  grande  pour  aboutir  à 
l'absurde  :  assieds-toi  à  mes  côtés  (  <  aux  côtés  de)  !  Mais,  il  n'en  est 
rien. 

D'autre  part,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  pluriels,  sus- 
pects, voire  même  ridicules,  à  première  vue,  puissent  fournir 
une  explication  applicable  aux  nôtres  ;  car  les  côtés,  les  gardes 
de  s'asseoir  aux  côtés  de  et  de  se  tenir  sur  ses  gardes  sont  iden- 
tiques sémantiquement  à  le  côté  et  la  garde,  qu'ils  laissent  exister 
intacts  (assieds-toi  à  mon  côté,  prends  garde),  et  si  les  côtés,  les  gardes 
sortant  de  s'asseoir  aux  côtés  de  et  de  se  tenir  sur  ses  gardes  exis- 
taient —  ils  n'existent  pas  en  réalité  —  ils  ne  seraient  pas  équi- 
voques avec  les  pluriels  directs  de  le  côté,  la  garde.  Il  n'en  est  pas 
de  même  d'environ,  d'alentour,  etc . 

Les  environs  a  détruit  l'environ  (il  demeure  dans  un  environ  de 

Paris  !!). 
les  alentours  »        »        l' alentour  (il  demeure  à  l'alentour  !!) 
les  abords      »        »        l'abord    (l'abord  de  l'île    a  des  écueils  !!) 

i.  Un  auditeur  à  mes  conférences,    un  étranger  —  ils  le  sont  tous  —  m'a 
dit  aujourd'hui  :  il  faut  être  sur  sa  garde. 


AV   RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS   OU   ET   QUAND  21 

les  approches   »        »        rapproche  (l'approche    de    la    tombe     est 

imminente  !!) 
les  écoutes       »        »        V écoute  (parlez  !  je  suis  à  l'écoute  !!)  etc. 

C'est  ce  qui  fait  différer  totalement  les  mots  interprétés  par 
une  analogie  qu'exerce  sur  eux  le  contracté  au  de  pluriels  qui  ne 
sont  que  des  licences  elliptiques  x,  ne  portant  pas  le  moindre 
préjudice  à  leur  forme  singulière  et. dont  Littré  se  garde  bien 
de  les  séparer,  et  ce  qui,  d'autre  part,  empêche  de  voir  dans  ces 
derniers  des  modèles  qui  auraient  pu  être  suivis  par  les  premiers  2. 


VI.  —  Au  CONSERVATEUR    DE    VIEUX    MOTS  FRANÇAIS   : 

au  clair  de  la  lune. 


Si  le  cadre  que  la  phonétique  avait  assigné  à  au  s'est  élargi,  que 
des  substantifs  ont  dû,  au  prix  de  leur  individualité  générique, 
numérique  et  sémantique,  se  résigner  à  un  compromis  pour 
y  entrer,  subir  la  loi  phonétique  imposée  à  au  et  à  laquelle 
celui-ci  devait  rester  fidèle,  nous  étonnerons-nous  que  ce  cadre 
ait,  en  dépit  d'évolutions  lexicales  qui  semblaient  devoir  le  lui 
ravir,  conservé  ce  qu'il  contenait  ?  Un  aimant  ne  repousse  pas 
la   même  matière  qu'il  attire. 

Clair,  substantif,  est  un  mot  peut-être  unique  dans  la  langue. 
Il  désigne  la  clarté,  mais  ne  s'emploie  que  lorsqu'il  s'agit  de  la 
lune.  C'est  à  tort,  à  mon  sens,  que  les  dictionnaires  le  font 
figurer  sous  la  même  rubrique  que  il  fait  clair,  il  fait  jour  :  il  fait 
clair  veut  dire,  par  exemple,  «  il  fait  beau  soleil  »,  et  clair 
substantif  ne  s'emploie  pas  en  parlant  du  soleil  (cf.  Mondschein, 

i.  Je  comprends  :  reste,  assieds-toi  à  mes  côtés,  que  ce  soit  à  droite  ou  à 
gauche,  à  l'un  de  mes  côtés  ;  reste,  assieds-toi  autour  de  moi,  soit  devant, 
soit  derrière,  soit  à  droite,  soit  à  gauche  ;  sois  sur  tes  gardes,  quel  que  soit 
le  moyen  de  te  garder  que  tu  emploies. 

2.  Il  demeure  aux  environs  =  il  demeure  dans  l'un  des  lieux  environ  : 
assis  à  tes  côtés  :=  assis  à  l'un  de  tes  côtés.  Reste  autour  de  moi  =  reste  en 
un  point  au  tour  de  moi. 


22  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Sonnenschein).  Clair  doit  être  un  substantif  verbal  de  clairer, 
comme  éclair  est  le  substantif  verbal  &  éclairer.  Clairer  «  luire  » 
a  existé  en  ancien  français,  et  est  encore  populaire  en  mainte 
région  :  le  soleil  claire  pour  tout  le  monde  s'entend  couramment  en 
Suisse  (les  exemples  de  Godefroy  sont  de  la  Bourgogne). 

Je  disais  se  promener  au  soleil,  auquel  correspondrait,  sans 
action  analogique  d'au,  se  promener  à  la  lune,  que  nous  ne 
disons  pas  —  tellement  il  est  vrai  que  au  et  à  la  ne  répondent 
pas  avec  la  même  spontanéité  à  la  question  où  —  avec  action 
analogique  d'au,  se  promener  au  clair  de  la  lune —  je  ne  me  repré- 
sente pas  au  lune,  comme  au  lombre  de  Saint-Pol. 

Clarté  peut  supplanter  clair  :  s'il  ne  s'impose  pas  dans  se 
promener  au  soleil,  si  cette  phrase  n'est  pas  supplantée  par  se 
promener  à  la  clarté  du  soleil,  se  promener  au  clair  de  lune  restera 
l'inséparable  parallèle  de  se  promener  an  soleil,  et  c'est  ainsi,  je 
suppose,  que  le  substantif  clair  s'est  perpétué,  mais  seulement 
dans  clair  de  lune.  Et  voilà  pourquoi  l'on  chantera  longtemps 
encore,   comme  nous  avons  chanté,  étant  enfant  : 

«  Au  clair  de  la  lune,  mon  ami  Pierrot,  prête-moi  ta  plume 
pour  écrire  un  mot  ». 

C'est  d'au  clair  de  la  lune  qu'est  né  le  clair  de  lune,  aussi  bien 
celui  de  la  chanson  que  celui  du  peintre. 

S'il  n'en  est  pas  ainsi,  qu'on  me  dise  pourquoi  le  soleil  qui 
est  clair  («  c'est  une  chose  claire  comme  le  soleil  en  plein 
midi  »  —  Calvin)  se  refuse  à  donner  clair  de  soleil  pour  donner 
clarté  du  soleil,  tandis  que  la  lune  qui  est  claire  («  Clere  luit 
la  lune  par  la  cité  antie  »  —  «  Clere  est  la  nuit  et  la  lune  lui- 
sant )>)  s'obstine  à  donner  clair  de  lune,  tout  en  donnant  aussi 
clarté  de  la  lune  ? 


VIL  —  Aperçu  rétrospectif. 

Il  a  plu  à  la  phonétique  de  diviser  violemment  en  deux  ailes 
les  troupes  de  substantifs  chargés  par  la  préposition  à  d'une  fonc- 
tion qui  consistait  à  répondre  aux  questions  où  et  quand.  De  là  : 


AU   RÉPONDANT    AUX    QUESTIONS   OU  HT    QUAND  27, 

i)  l'aile  al  >  au,  où  ne  se  trouvent  que  des  substantifs  mas- 
culins commençant  par  une  consonne  ; 

2)  l'aile  à  F,  à  la,  où  ne  se  trouvent  que  des  substantifs  mas- 
culins et  féminins  commençant  par  une  voyelle  et  des  substantifs 
féminins  commençant  par  une  consonne. 

La  loi  phonétique  qui  divise  ces  troupes  de  substantifs  est 
de  nature  impérative  :  aucun  représentant  de  l'aile  an  ne  saurait 
passer  à  l'aile  à  /',  à  la,  aucun  représentant  de  l'aile  a  F,  à  la 
ne  saurait  passer  à  l'aile  au. 

Cette  loi,  d'essence  purement  physiologique,  impérative,  ne 
tolérant  aucune  exception,  était  contraire  à  la  raison,  à  la 
psvchologie  de  la  langue  :  elle  séparait  violemment  les  uns  des 
autres  des  substantifs  qui  avaient  entre  eux  d'étroites  affinités 
extra-phonétiques,  et  les  mettait  à  distance  dans  ces  cadres 
phonétiques  distincts,  d'où  ils  devaient  nécessairement  tenter 
d'échapper    pour    se  rejoindre. 

Pour  franchir  la  cloison  qui  les  séparait,  il  fallait  qu'ils 
usassent  de  ruse,  il  fallait  qu'ils  montrassent  patte  blanche  à  la 
phonétique. 

Endemain,  dans  le  camp  à  /',  à  la,  allait-il  rester  indifférent  vis- 
à-vis  de  hui,  matin,  soir  qui  étaient  dans  le  camp  de  an,  et  vers 
lesquels  l'identité  de  ses  fonctions  l'appelait  impérieusement  ? 
Non,  il  n'avait  qu'à  se  présenter  sous  sa  forme  lendemain 
(<  Fendemain)  pour  montrer  patte  blanche  et  entrer  dans  le 
camp  d'au. 

Ombre  allait-il  rester  indifférent  à  an  soleil  qui  l'invitait  ins- 
tamment à  se  dresser  contre  lui  ?  Non,  il  n'avait  qu'à  se  présenter 
sous  sa  forme  lombre  (>  F  ombre),  à  devenir  masculin  "  —  à 
la  différence  de  lendemain  —  pour  montrer  patte  blanche. 

A  F  alentour,  dans  un  autre  camp  que  autour,  auprès,  n'avait 
qu'à   endosser   son   habit   pluriel    pour    rejoindre  ceux-ci. 

Au  clair  de  la  lune  coudoyait  au  soleil  dans  le  même  camp. 
Si    la  clarté  l'appelle   hors  de   son    cadre  —  clair  étant  désuet 

1.  Comme  nuit  est  devenu  masculin,  il  est  vrai,  sous  l'influence  immédiate 
de  au  soir  (et  non  de  au  jour),  mais  dans  une  région  toute  voisine  de  lombre 
masculin . 


24  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

dans  l'acception  où  au  clair  de  la  lune  avait  cette  acception  — 
il  restera  sourd  à  cette  injonction  ;  car  il  est  fort  à  son  aise  en 
compagnie  de  au  soleil  persistant. 

A,  répondant  aux  questions  où  et  quand,  était  plus  fortement 
accusé  par  au  que  par  à  /',  à  la  {au  jour,  au  matin,  au  soir  plus 
forts  que  à  la  veille),  il  en  est  résulté  une  puissance  analogique 
et  rayonnante  de  au  sur  à  /',  à  la,  puissance  capable  d'obliger 
le  substantif  à  changer  de  genre  et  de  nombre  (le  lombre,  les 
environs)  et  à  retenir  ce  que  la  langue  tentait  de  lui  ravir  (au 
clair  de  la  lune). 

* 
*  * 

Ce  que  la  phonétique  a  fait  de  la  préposition  à  en  com- 
binaison avec  l'article  défini,  elle  l'a  fait  également  de  en  et  de 
de  (el  et  ses  successeurs  phonétiques,  es,  du,  des). 

C'est  la  préposition  en  que,  en  la  contractant  avec  l'article 
défini  et  en  faisant  évoluer  l'une  de  ces  contractions  (el),  la 
phonétique  a  le  plus  maltraitée.  Rien  d'étonnant  à  cela,  puisque 
en  n'avait  que  des  fonctions  exclusivement  prépositionnelles  — 
on  me  permettra  cette  distinction  faite  en  partant  du  point  de 
vue  préroman  —  à  rencontre  de  de  et  de  à  qui  remplissaient  des 
fonctions  grammaticales  plus  étendues,  des  fonctions  de  décli- 
naison,   où   ils  puisaient  leur  force  de  résistance  '.. 

La  préposition  en  nous  est  parvenue  ayant  perdu,  par  ses 
formes  contractées,  le  maniement  de  l'article  défini.  En  T,  en  la 
ne  pouvaient  la  sauver  :  il  me  paraît  naturel  que  —  contraire- 
ment à  au,  aux,  du,  des  plus  puissants  par  leurs  fonctions  plus 
étendues  que  el  et  es  —  la  disparition  de  en  le,  en  les  masculins 
entraînait  presque  fatalement  celle  de  en  /',  en  la  féminins.  Ne 
pouvant  plus  dire  en  le  pré,  en  les  prés,  on  ne  pouvait  plus  guère 
dire   en   la  prairie  \  qui   était   discordant,   alors  qu'on  dit  très 

i .  El  village  pourra  être,  en  langage  savant,  remplacé  par  en  le  village  ; 
mais  le  clocher  du  village  n'est  pas  près  de  devenir  le  clocher  de  le  village. 

2.  El  pays  et  en  la  campagne  devait  sonner  faux,  comme  à  nous  sonnerait 
faux  :  par  monts  et  par  les  vallées  {par  monts  et  vallées,  par  les  monts  et  les  vallées, 


AU   REPONDANT    AUX    QUESTIONS    OU    ET    QUAND  2$ 

bien  encore  au  pré  et  à  la  prairie,  également  discordants,  il  est 
vrai,  mais  forts  d'une  vitalité  beaucoup  plus  étendue  et  irrem- 
plaçable par  quelque  autre  préposition. 

N'avons-nous  par  vu  que  à  /',  à  la  étaient  entamés  par  au  en 
fonction  exclusivement  prépositionnelle,  alors  que,  en  fonction 
de  déclinaison  (questions  à  qui,  à  quoi),  au  paraît  être  ana- 
logiquement impuissant  vis-à-vis  de  à  /',  à  la  —  indice  de  deux 
vies  bien  séparées,  dont  celle  qui  est  grammaticalement  parallèle 
à  el  :  en  le  nous  est  apparue  comme  non-fixe,  comme  étant 
sujette  à  varier? 

Comment  fonctionner  régulièrement  vis-à-vis  des  mots  nou- 
veaux qui  entrent  dans  la  langue,  et  dont  l'emploi  avec  la 
préposition  en  aurait  réclamé  une  conscience  phonétique  — 
évanouie  ?  Comment  ne  pas  rétrograder  devant  d'autres  pré- 
positions fortes  de  leur  unité  constante,  bien  représentative 
d'une  unité  de  fonction  ? 

La  langue  moderne  combat  avec  acharnement  la  diversité  des 
formes  dans  une  seule  et  même  fonction  (cf.  l'ordinalité  en 
-icme,  la  disparition  du  prétérit  simple).  Elle  transforme  les 
intérieurs  de  cathédrales  en  de  vastes  salles  à  l'aménagement 
desquelles  président  seuls  le  souci  de  la  commodité,  de  l'acous- 
tique et  celui  de  l'économie. 

La  préposition  en  nous  est  parvenue  dans  un  état  d'anémie  tel 
que  le  français  moderne  et  savant  a  vainement  tenté  de  la 
rééduquer. 

Il  me  paraît  plus  que  probable  que  le  passage  à  travers  la 
langue  de  el  et  de  es  a  dû  laisser  plus  d'une  trace  dans  les 
changements  de  genre  et  de  nombre  qu'ont  subis  les  substantifs. 
Il    y  aurait  notamment    à    examiner   si    le  masculin    n'a   pas 

par  les  monts  et  par  les  vallées,  par  monts  et  vaux  ;  mais  non  pas  par  monts  et 
par  les  vallées.  — ■  Mouche-guêpe  et  abeille  ?  Non  !  Mouche-guêpe  et  mouche- 
abeille,  ou  guêpe  et  abeille.  Même  équilibre).  On  n'estropie  pas  une  préposition 
en  fonction  permanente  avec  le  substantif  comme  on  estropie  un  adverbe 
{Ment  (comment)  que  vous  dites)  :  son  intégrité  est  une  condition  nécessaire  à 
son  existence,  elle  lui  est  aussi  nécessaire  qu'au  substantif;  c'est  une  condition 
sine  qua  non  de  l'exercice  de  sa  profession. 


26  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

triomphé  définitivement  dans  des  mots  tels  que  duché,  comté, 
évêché,  diocèse  du  fait  de  el  royaume,  etc.  (>  el  conté  >  le  conté; 
mais  la  Franche-Comté.   —    >>  el  diocèse  >>  le  diocèse). 

Qui  nous  dira  les  conséquences  de  ce  petit  «  fait  divers  »  que 
le  Dict.  Gén.  reproduit  en  ces  termes  :  «  puis  cette  dernière 
forme  [ou  <  et]  a  disparu  en  se  confondant  au  xvie  s.  avec  au 
(à  le)  »  ? 


* 


Je  ne  m'aviserai  pas  de  vouloir  reconstituer  l'histoire  de  Vierre  > 
le  lierre  à  l'aide  des  quelques  exemples  que  je  trouve  dans  les  dic- 
tionnaires, ni  de  la  carte  de  l'Atlas,  qui  est  bien  incomplète  géo- 
graphiquement  et  qui  laisse  à  désirer  au  point  de  vue  gram- 
matical et  botanique  —  «  le  lierre  »  peut  avoir  été  envisagé 
comme  un  arbre,  de  ce  chef  être  masculin,  il  y  a  plusieurs 
espèces  de  lierre,  d'autre  part,  l'agglutination  peut  remonter  à 
diverses  étapes  du  mot. 

Mais  cependant,  étant  donné  que,  en  certaines  régions,  il  est 
encore  féminin,  qu'il  existe  encore  sans  agglutination,  je  ne  crois 
pas  m'avancer  beaucoup  en  disant  que  du  partitif  —  jouant  un 
rôle  parallèle  à  celui  de  au  qui  répond  aux  questions  où  et 
quand  —  a  dû  causer,  en  certaines  régions,  la  masculinisation 
de  hedera  (particulière  à  la  France),  en  même  temps  que 
l'agglutination  de  l'article  défini  qu'il  a  subie  (de  Vierre  >>  du 
lierre  >►  le  lierre)  grâce  à  une  conception  identique  à  celle  de 
chèvrefeuille  et  de  cerfeuil  (voir  ci-après).  Le  lierre  serait  alors 
l'exact  pendant  de  ombre  >  le  lombre. 

Je  ne  crois  pas  à  un  hasard  qui  aurait  fait  de  milfeuil  :  la 
millefeuille  —  quintejeuille  est  féminin  déjà  au  xme  s.  — ,  tandis  que 
chèvrefeuille  et  cerfeuil  sont  restés  masculins.  L'étymologie  popu- 
laire qui  s'est  attaquée  à  la  fleur  (millefeuille),  n'a-t-elle  pas 
reculé  devant  «  chèvrefeuille  »  et  «  cerfeuil  »,  parce  que  du 
était  le  partitif  le  plus  habituel  devant  les  noms  de  plantes  où  le 
feuillage  est  le  plus  représentatif  (du  buis,  du  thym,  du  laurier, 


AU    RÉPONDANT   AUX    QUESTIONS    OU  ET   QUAND  2J 

du  vert,  du  lierre  >  de  lierre  :  du  chèvrefeuille,  du  cerfeuil  > 
le  chèvrefeuille,  le  cerfeuil  '). 

Sémantiquement,  il  n'a  rien  manqué  à  1'  «  ivraie  »  pour 
devenir,  à  travers  du  livraie,  un  masculin  et  un  mot  avec  article 
agglutiné  (exactement  comme  à  l'ombre  >>  au  lombre  >  le 
lombré).  Effectivement,  nous  avons  en  maints  endroits /f  livraie  ; 
car  l'ivraie  est  «  une  herbe  [non  pas  une  fleur,  ni  même  une 
plante]  qui  croît  parmi   le  froment  »  (D.  G.). 

Sémantiquement,  il  n'a  rien  manqué  à  la  chanvre  pour  devenir 
le  chanvre  à  travers  du  chanvre  ;  car  le  chanvre  est  une  «  plante 
herbacée.  .  .  »  (D.  G.).  «  Le  mot  est  féminin  en  latin,  et  ce  genre, 
employé  par  Lafontaine,  est  resté  dans  plusieurs  patois  ;  mais 
le  latin  a  aussi  la  forme  plus  rare  cannabum  masculin,  d'où  le 
genre  actuel,  attesté  dès  le  xme  s.  »  (D.G.)  Est-ce  bien  sûr  que 
nous  ayons  le  successeur  de  cannabum  ?  Je  me  permets  d'en 
douter  :  Du  chanvre  a,  pour  le  moins,  «  fait  triompher  »  le  genre 
masculin. 

Comment  ceux  qui  ont  dit  que  les  noms  des  arbres  étaient 
devenus  masculins  en  français  peuvent-ils  ne  pas  s'être  aperçus 
que  l'analogie,  depuis  quelque  dix  siècles,  n'avait  pu  chômer 
dans  le  domaine  de  la  botanique  ? 

Ne  devons-nous  pas  au  partitif^,  aussi  approprié  au  «  chien- 
dent »  qu'au  «  chèvrefeuille  »,  au  «  cerfeuil  »,  au  «  lierre  »,  à 
1'  «  ivraie  »  et  au  «  chanvre  »,  le  maintien  de  le  chiendent,  qui 
n'est  pas  devenu  la  chiendent,  lorsque  dent  de  masculin  devint 
féminin  ?  Quel  que  soit  le  rapport  étymologique  de  chien  avec 
dent  que  le  peuple  conçoive  dans  le  mot  chiendent,  il  l'a  décom- 
posé (la  dent  de  chien),  il  a  donc  compris  sa  composition  — 
sémantiquement  interprétée  justement  ou  faussement  —  il  a 
même  fait  sporadiquement  du  composé  un  mot  féminin  (la  chien- 
dent). N'en  résulte-t-il  pas  que  chiendent  s'est  conservé  masculin 
au  même  titre  que  au  clair  de  la  lune  ? 


i .  Cf.  «  voilà  de  la   pervenche  » .  Généalogie  des  mots  qui  désignent  V abeille, 
p.  236. 


28  PATHOLOGIE   ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

Quels  résultats  pourrait  attendre  un  professeur  qui  distri- 
buerait à  trois  élèves  de  son  séminaire  les  trois  sujets  suivants  à 
traiter  : 

i)  les  substantifs  français  qui  ne  s'emploient  qu'au  pluriel  ; 

2)  le  changement  de  genre  dans  le  substantif  français  ; 

3)  l'agglutination  de  l'article  défini  ? 

Nous  travaillons  à  notre  édifice  linguistique  comme  des 
manœuvres  qui,  en  l'absence  de  tout  architecte,  s'en  seraient 
distribué  les  parties  à  édifier  et  les  exécutent  à  leur  guise,  selon 
leurs  goûts  et  leurs  aptitudes,  chacun  indépendamment,  de  son 
côté.  Ne  nous  étonnons  pas  si  notre  édifice  n'a  aucun  style  ou 
menace  même  de  crouler. 

Savons-nous  même  ce  que  valent  les  outils  que  nous  avons 
en  mains,  et  comment  on  doit  les  manier  ? 


ESSETTE-MOUCHETTE 

DANS 

L'EST  DU  DOMAINE  GALLO-ROMAN 


Dans  mon  travail  sur  les  noms  qui  désignent  l'abeille  d'après 
l'Atlas  linguistique  de  la  France,  j'ai  cherché  à  démontrer  que 
moucbette  «  abeille  »  n'était  pas  né  consciemment  pour  rem- 
placer un  «  abeille  »  défaillant,  mais  qu'il  était  né  accidentel- 
lement de  mouche-ep,  que  ce  mouchette  avait  disparu,  parce  qu'il 
était  entomologiquement  faux  et  que  mouchette  «  moucheron  » 
s'opposait  à  son  maintien. 

Les  arguments  que  j'ai  présentés  à  l'appui  de  cette  thèse  ont, 
paraît-il,  convaincu  M.  Jabergqui,  dans  la  Romania,  tome  XLVI, 
p.  121,  a  fait  de  mon  travail  un  compte  rendu  élogieux  — 
trop  élogieux  sans  doute,  surtout  si  l'on  considère  la  gravité  des 
erreurs  que  j'y  ai  commises,  selon  lui  —  et  attestant  une  lecture 
attentive. 

L'explication,  dont  il  admet  la  valeur  démonstrative  pour 
un  territoire  très  étendu  de  la  France  au  nord  de  la  Loire,  il  ne 
l'admet  pas  pour  «  l'est  du  domaine  gallo-roman  »  qui  comprend 
«  le  domaine  des  patois  lorrains,  vosgiens,  comtois  et  suisses, 
au  besoin  le  territoire  adjacent  de  la  Champagne,  de  la  Bour- 
gogne et  de  la  Savoie  ». 

Il  y  aurait  donc  eu,  selon  M.  J.,  deux  mouchette,  l'un  né 
accidentellement  (mouche-ep  >>  mouchette),  et  qui  a  disparu  tota- 
lement de  la  région  où  il  s'est  produit,  l'autre,  à  l'est,  né  cons- 
ciemment, qui  serait,  non  pas  «  petite  mouche  »,  mais,  selon  lui, 
«  gentille  (utile)  mouche  »,  et  qui,  contrairement  au  mouchette 
accidentel,  s'est  maintenu  en  une  aire  bien  cohérente  compre- 
nant 24  points  de  l'Atlas,  à  laquelle  se  rattache  immédiatement 


30  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

une  aire  suisse  essette  comprenant  4  points  de  l'Atlas  r.  —  J'aurais 
dû,  dans  mon  travail  sur  l'abeille,  exposer  comment  un  mouchette 
éliminé  ailleurs  pouvait  se  maintenir  en  une  aire  cohérente  dans 
cette  partie  de  la  France. 

Ainsi  donc,  selon  M.  J.,  à  l'Est,  on  a,  non  pas  maintenu  un 
mouchette  «  abeille  »  accidentel,  mais  fait  naître  un  mouchette 
«  abeille  »  qu'ailleurs,  en  une  portion  du  domaine  français  beau- 
coup plus  considérable,  on  a  rejeté  unanimement  quand  il  s'est 
produit  par  accident.  Cette  antinomie  pourra  paraître  étrange. 
Mais,  en  linguistique,  pareille  antinomie  peut  ne  pas  sortir  du 
domaine  des  possibilités. 

M.  J.  a  pour  lui  la  très  respectable  autorité  des  textes  :  ceux- 
ci  lui  démontrent  l'existence  de  mouchette  «  abeille  »  dès  le 
xive  s.,  voire  même  dès  le  xiiic  s.,  à  l'est  de  la  France,  donc  aune 
époque  où  mouche-ep  n'était  pas  né.  Les  textes  nous  démontrent 
même  l'existence  de  mouche  à  miel  au  xme  s.,  alors  que,  selon 
moi,  mouche  à  miel  est  postérieur  à  mouchette,  mouche-ep  2,  comme 
ils  nous  montrent  aussi  —  ce  que  j'ajoute  aux  informations  de 
M.  J.  — -  mouche  «  abeille  »  dans  getons  de  mouches  dès  l'an  1328. 

J'ai  à  mon  avoir  :  de  graves  anachronismes  pour  mouchette,  pour 
mouche  à  miel  —  et  pour  mouche.  Me  voilà  en  bonne  posture  ! 
Mes  spéculations  d'ordre  géographique,  que  deviennent-elles  ? 
C'est,  sans  doute,  en  deux  foyers  qu'est  né  consciemment  mou- 
chette «  abeille  »  —  cette  formation  antinomique  de  celle  qu'ad- 
met M.  J.  pour  la  Wallonie  (entre  autres  régions),  laquelle  est 
phonétiquement  et  lexicalement  étroitement  liée  aux  parlers  de 
l'Est  —  ;  car  il  y  a,  en  dehors  de  l'aire  Est,  l'aire  valaisanne  dont 
«  l'âge  reste  à  déterminer  »  (J.)  !  Mouchette  «  allumette  »  ne 
sépare  pas  violemment  l'aire  Est  de  l'aire  valaisanne  3  !  Mouche  à 

1 .  Une  autre  aire,  distante  de  ces  deux,  l'aire  valaisanne  de  mouchette,  ne  fait 
pas  l'objet  des  considérations  de  M.  J. 

2.  Il  se  pourrait  que  le  ms.  <\t  Y  Evangile  des  femmes  contenant  mouche  à 
miel  ne  fût  pas  aussi  ancien,  selon  M.  J.  —  La  question  me  laisse  parfaite- 
ment indifférent. 

3.  Mouchettes  à  moucher  une  chandelle  est-il  un  concurrent  à  dédaigner  de 
mouchettes  «  abeilles  »  ? 


!  SShyiTh.-MOUCHETTE  31 

miel  coexiste  avec  es,  puisqu'il  figure  dans  YÉvaugile  des  femmes  ! 
Ce  n'est  pas  de  mouche  sorti  de  manchette  qu'est  né  mouche  à  miel  ! 
Apier,  la  pièce  la  plus  importante  de  mon  jeu  de  patience,  a  une 
histoire  qu'il  «  importerait  d'élucider  »  !  Etc.,  etc.  Que  reste-t- 
il  de  la  géographie  linguistique,  telle  que  je  l'ai  appliquée  ?  Pas 
grand'chose  —  et  les  adversaires  de  la  géographie  linguistique  ont 
raison  de  prendre  mes  raisonnements  pour  de  vaines  élucubra- 
tions.  Une  telle  conclusion  n'était  certainement  pas  dans  les  inten- 
tions de  M.  J.  ;  mais  elle  découle  nécessairement  de  son  explica- 
tion de  mouchette-essette  et  de  ses  informations  sur  mouche  à  miel, 
qui  concernent  également  mouche  «  abeille  »,  dont  M.  J.  ne 
parle  pas. 

«  Peut-être  M.  G.  a-t-il  quelquefois  une  confiance  trop  grande 
dans  la  rigueur  mathématique  de  ses  déductions.  » 

Si  les  arguments  de  M.  J.  portent,  si  la  reconstitution  histo- 
rique de  mouchelte  et  d'essette  qu'il  établit  est  juste,  M.  J.  devait 
être  sévère  à  l'égard  de  mon  travail,  et  il  serait  juste  et  loyal  de 
ma  part  de  reconnaître  que,  inconsciemment,  j'ai  mystifié  le 
lecteur.  Je  ne  crois  pas  que  le  moment  soit  venu  de  me  résigner 
à  faire  cet  aveu. 

«  L'auteur  pousse  très  loin  la  méfiance  vis-à-vis  des  textes  et 
des  documents  »  (p.  122).  «  C'est  d'abord  parce  qu'il  a  plus  de 
confiance  dans  les  constatations  de  la  géographie  linguistique  et 
dans  ses  déductions  que  dans  les  textes  »  (p.  133).  Ce  n'est  pas 
vis-à-vis  des  textes  et  des  documents  que  j'ai  de  la  méfiance  ; 
mais  je  me  méfie  des  interprétations  que  l'on  en  donne,  et  j'au- 
rai, ici-même,  à  démontrer  que  ma  peur  de  contrevenir  à  un  texte 
était  sans  fondement,  lorsque  j'écrivais  mon  travail.  Cette  résipis- 
cence, je  la  dois  à  M.  J. 


* 
*  * 


Voici  ce  que  j'ai  à  dire  pour  défendre  ma  thèse  contre  celle  de 
M.  J.,  qui  est  aussi  celle  de  tout  le  monde  («  Évidemment  M.  G. 
n'est  pas  sans  avoir  examiné  la  possibilité  de  cette  interprétation 


32  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

qui  se  présente  le  plus  naturellement  à  l'esprit.  Pourquoi  l'a-t-il 
écartée  ?  »)  : 

En  me  basant,  comme  le  fait  aussi  M.  J.,  uniquement  sur  les 
matériaux  que  fournit  l'Atlas,  je  nie  que  mouchêtte  «  abeille  » 
se  soit  conservé  ailleurs  que  dans  l'aire  valaisanne,  où  je  crois 
avoir  démontré  la  possibilité  de  son  maintien,  et  qui  n'est  pas  à 
considérer  ici,  puisque  M.  J.  n'en  parle  pas  pour  l'expliquer.  Le 
mouchêtte  «  abeille  »  de  l'Est,  le  mouchêtte  «  abeille  »  de  M.  J. 
n'existe  pas. 

Qu'avons-nous,  en  effet,  dans  l'aire  Est  dite  de  mouchêtte 
«  abeille  »  ?  Uniquement  les  formes  mouchai  te  et  mouchotte, 
comme  nous  n'avons  dans  l'aire  dite  à'essette  que  les  formes 
essatte  et  essotte. 

Pourquoi  ne  trouve-t-on  pas  la  forme  mouchêtte  «  abeille  »  dans 
l'aire  mouchêtte  «  abeille  »  de  M.  J.,  si  ce  n'est  pas  parce  que  cette 
forme  est  intolérable  pour  désigner  1'  «  abeille  »,  intolérable 
comme  elle  l'a  été  au  nord  de  la  Loire,  là  où  M.  J.  admet  les 
raisons  que  je  donne  à  sa  disparition  ? 

En  présence  d'un  mouchêtte  <C  mouche-ep  qu'il  est  obligé  d'ad- 
mettre, qui  s'est  produit  par  accident  et  a  recouvert  —  pour  en 
être  ensuite  totalement  extirpé  comme  un  produit  impropre, 
illogique  pour  désigner  1'  «  abeille  »  —  un  territoire  infiniment 
plus  étendu  que  celui  où  un  mouchêtte  serait,  selon  lui,  né 
spontanément,  logiquement,  M.  J.  aurait  dû  se  poser  la  question  : 
mon  mouchêtte  que,  à  cause  de  l'ancienneté  des  textes  qui  le  con- 
tiennent, je  suppose  né  spontanément,  et  que  je  ne  retrouve 
dans  l'Atlas  que  sous  des  formes  altérées  par  la  phonétique, 
n'est-il  pas,  de  ce  dernier  fait,  dans  des  conditions  lui  permettant 
d'échapper  à  la  proscription  qui  le  frappe  ailleurs,  et  les  textes 
qui  en  font  un  mot  antérieur  à  sa  naissance  accidentelle  méritent- 
ils    la  confiance  que  je  mets  en  eux  ?  Les  ai-je  bien  compris? 

En  se  croyant  obligé  par  les  textes  qu'il  allègue  —  mouchêtte  y 
apparaît  antérieurement  à  essette  —  à  admettre  que  la  caritativité 
s'est .  attaquée  d'abord  à  un  mot  où  elle  était  équivoque  — 
mouchêtte  >  «  petite  mouche  »  (rejeté  comme  impropre  par- 
tout où  il  s'est  produit  inconsciemment)  —   pour  être  ensuite 


ESSETTE-MOUCHETTE  33 

appliquée  «  par  imitation  »  à  W,  OÙ  elle  n'était  pas  équivoque, 
M.  j.  aurait  dû  se  demander  :  les  textes  me  forcent-ils  à  émettre 
une  hypothèse  que  personne  ne  croira  plausible  '  ? 

L'aire  délimitée  par  M.  J.  —  abstraction  faite  d'essetle  — 
devrait  renfermer  les  trois  types  phonétiques  mouchette,  mouchatte, 
mouchotte. 

I.e  premier,  père  des  deux  autres,  a  disparu,  tandis  que  mou- 
chattt  et  mouchotte,  qui  ne  couvrent  pas  l'aire  entière  des  suf- 
fixes atte  et  ottt  <C  ette,  continuent  à  vivre  et  n'ont  disparu  que 
dans  le  pourtour  de  l'aire.  Ils  en  ont  disparu,  sans  doute,  pour 
la  même  raison  que  mouchette.  Il  faut  donc  que  -atte  -otte  soit  un 
abri  qui  permet  au  type  mouchette  «  abeille  »  de  persister,  con- 
trairement à  -ette,  qui  ne  le  permet  pas.  En  devenant  -atte  -otte, 
le  suffixe  -ette  se  confond  avec  les  suffixes  -atte  et  -otte  (patois  et 
français),  qui  ne  sont  point  des  suffixes  diminutifs  ou  caritatifs, 
et  il  perd  ainsi  son  caractère  de  suffixe  diminutif  ou  ne  le  conser- 
vera qu'en  tant  qu'il  sera  en  étroite  communion  avec  -ette  fran- 
çais —  c'est-à-dire  là  où  l'on  aura  conscience  de  l'équivalence 
-atte-otte  =  ette  français,  conscience  qui  a  déterminé  l'abandon  de 
mouchette  dans  la  portion  de  l'aire  -atte-  -otte  d'où  il  a  disparu. 

En  réalité,  M.  J.,  en  laissant  de  côté  les  quatre  points  valai- 
sans,  rompt  des  lances  en  faveur  d'un  champion  qui  n'existe 
plus,  qui  n'existe  pas  plus  que  le  mouchette  <  mouche-ep,  disparu 
pour  une  raison  qu'admet  M.  J. 

A  priori,  il  est  inadmissible  que  mouchette  devenant  mouchatte, 
mouchotte  n'ait  pas  acquis  une  vie  nouvelle,  une  vie  autre  que 
mouchette,  que  ce  dernier  n'ait  pas  compromis  sa  nature  séman- 
tique en  s'associant  aux  mots  qui  se  terminent  en  -atte  -otte. 

Nous  allons  en  donner  la  preuve  a  posteriori. 

L'aire  -atte  -otte,  où  se  perd  le  sentiment  de  la  diminutivité 
d'-ette,  est  l'exacte  contre-partie  du  territoire  gascon  où  s'est  gagné 

i .  Essette,  pour  être  «  gentille  es  »,  aurait  besoin  du  modèle  mouchette  «  gen- 
tille mouche  »,  alors  que  es  et  mouche  sont  deux  synonymes  de  «  mouche 
piquante  »  !  Es-ep,  es-guêpe  sont-ils  des  «  imitations  »  de  mouche-ep  et  de 
mouche-guêpe,  et  sont-ce  les  premiers  qui  poursuivent  la  voie  que  va  suivre 
«  abeille  »,  ou  sont-ce  les  derniers  ? 

3 


34  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

le  sentiment  de  la  diminutivité.  Ici,  c'est  le  suffixe  -ellum  qui 
devient  phonétiquement  -et,  et  se  confond  ainsi  avec  le  suffixe 
-ittum  >>  et,  de  sorte  que,  la  nécessité  d'une  dédiminutivisation 
se  faisant  sentir,  et  sous  les  auspices  du  français  qui  marque  ce 
qui  est  susceptible  d'être  dédiminutivisé  et  ce  qui  ne  l'est  pas, 
celle-ci  frappe  ellum  aussi  bien  que  ittum  (clavel  ^>  clavet  > 
clan  «  clou  »  —  mulet  >  muï). 

Là,  c'est  le  suffixe  diminutif  -ette  qui  devient  phonétiquement 
-atte  -otte,  se  confond  avec  ce  dernier,  et  perd  ainsi  le  sentiment  de 
la  diminutivité,  de  sorte  qu'il  échappe  à  toute  atteinte  dont  -ette 
peut  être  affecté  (mouchette  >  impropre  à  désigner  l'«  abeille  » 

—  mouchatte,  mouchotte  propres  à  désigner  1'  «  abeille  »). 

A  en  croire  le  petit  dictionnaire  de  Lévy  (clau  «  clou  »,  clavel 
«  clou  »,  clavelet  «  clou  »,  clavar  «  clouer  »,  clavelar  «  clouer  ») 
et  à  jeter  un  coup  d'œil  superficiel  sur  la  carte  de  l'Atlas,  on 
croirait  que  la  Gascogne  est  la  seule  région  du  Midi  où  se  soit 
conservé  clavus,  et  c'est  la  seule  région  du  Midi  où,  ayant  eu 
clavellus,  on  a  pu  reproduire  un  clavus  roman. 

A  en  croire  M.  J.,  mouchatte- mouchotte  sont  les  seuls  diminutifs 
ou  caritatifs  conscients  de  mouchette  «  abeille  ».  Ils  sont  «  en 
place  »  de  tout  temps  depuis  leur  naissance  précisément  parce 
qu'ils  ont  cessé  d'être  des  diminutifs  ou  caritatifs  et  de  participer 
au  sort  de  la  forme  mouchette.  Loin  d'être  une  aire  productrice  de 
diminutivités  ou  de  caritativités,  l'aire  -atte  -otte  a  émasculé  le 
diminutif  -ette,  et  mouchette  «  abeille  »,  sous  forme  de  mouchatte, 
mouchotte,  peut  vivre. 

Si  M.  J.  avait  étudié  l'aire  -atte  -otte,  il  y  aurait  trouvé  les  faits 
suivants  qui  l'auraient  éclairé. 

Ce  parc  réservé  *,  où  Ton  peut  résider  sans  contrainte  poli- 
cière, héberge  les  individualités  —  dont  je  ne  fais  qu'un  choix 

—  et  a  les  caractéristiques  suivantes  : 

i)  «  Ongle  »  y  est  onglette,  et  Yonglette  n'y  est  pas  le  moins 

i .  Le  fait  qu'il  y  a  de  nombreux  bouquetins  dans  le  parc  des  Grisons,  où 
la  Confédération  helvétique  préserve  leur  race  d'une  disparition  totale,  ne 
permet  pas  de  les  considérer  comme  un  échantillon  du  genre  chèvre  peuplant 
les  rochers  des  Alpes. 


rssi  ITI-MOL  CHETTL  ]  ') 

du  monde  un  diminutif  ou  un  caritatif,  il  désigne  en  un  point 
F  u  onglon  du  porc  »,  tandis  que  Yonglô  est  celui  de  l'homme. 
Onglttit  n'existe  nulle  part  ailleurs  dans  la  Gaule  romane. 

«  Feuille  »  y  est  feuillette.  Une  feuillette  de  rhubarbe  est-elle 
une  b  petite  feuille  »  ou  une  «  gentille  feuille  »?  Feuillette  » 
feuille  »  n'existe  nulle  part  ailleurs  dans  la  Gaule  romane  l. 

Cf.  encore  dans  Y  Atlas  des  Vosges  méridionales  de  M.  Blocli  les 
cartes  bouc,  poutre,  foie,  oseille,  etc. 

2)  La  «  pomme  »  y  est  une  «  pommette  »,  et,  par  une  légi- 
time conséquence,  la  «  pomme  de  terre  »  y  est  une  pommette 
de  terre  ou  une  pommette  (comme  en  français  pomme  de  terre 
>*  pomme).  La  «  pomme  de  terre  »  une  pommette  !  Poire  y  est 
poire  (et  non  poirette)  ;  mais,  comme  dans  cette  ambiance,  la 
«  pomme  de  terre  »  est  une  pommette,  la  «  pomme  de  terre  » 
sera  aussi  une  poirette  (sans  être  une  «  poire  »)  :  la  poirette  une 
«  pomme  de  terre  »  ! 

M.  J.,  qui  met  la  diminutivité  de  son  patois  allemand  en 
parallèle  avec  la  prétendue  diminutivité  de  monchette  «  abeille  », 
suivie  de  celle  cYessette,  s'imagine-t-il  un  Birli  qui  désigne  la 
«  pomme  de  terre  »  ?  Je  comprends  que  les  «  pommes  de  terre  » 
soient  des  pommes,  comme  en  latin  les  pommes  ont  été  des 
«  truffes  »,  qui  sont  en  France  aussi  des  «  pommes  de  terre  », 
mais  des  pommettes,  «  de  petites  pommes  »,  non  ! 

Et  poirette  «  pomme  de  terre  »  n'existe  nulle  part  ailleurs 
dans  la  Gaule  romane  \ 

Poirotte  se  prélasse  ici  dans  notre  enclos,  et  se  trouve  fort 
à  son  aise  en  compagnie  de  carotte,  comme  pommate  n'aura  rien 
à  reprocher  à  patate  (qui  a  dû  y  passer)  et  à  tomate,  quand 
celui-ci  y  viendra  plus  tard. 

1.  On  m'excusera  de  ne  point  rechercher  la  raison  d'être  particulière  à  cha- 
cun des  mots  que  je  cite  et  qui  a  produit  ces  diminutifs  caractéristiques  :  je 
ne  présenterais  au  lecteur  que  des  hypothèses,  tant  que  je  n'aurai  pas  étudié 
ces  mots  en  détail,  et  cela  demanderait   un  volume. 

2.  La  «  pomme  de  terre  »,  dans  notre  région,  et  notamment  en  Suisse, 
réserve  bien  des  surprises  à  celui  qui  en  entreprendra  l'étude  généalogique 
sur  la  base  du  Glossaire  de  la  Suisse  romande  qui  est  en  préparation. 


36  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

3)  Otte  et  atte,  successeurs  de  -ette,  se  relaient  dans  notre 
enclos,  et  cela  est  bien  conforme  aux  nouvelles  accointances 
qu  ette  contracte  en  devenant  atte  et  otte,  et  cela  est  bien  contraire 
à  la  régularité  qu'observe  ce  suffixe  partout  où  il  est  resté  pho- 
nétiquement intact. 

Des  24  points  qui  constituent  l'aire  moùchatte-mouchotte,  de 
24  autres  points  qui,  en  dehors  de  cette  aire,  appartiennent  à 
l'aire  atte-otte,  de  4  points  qui  ont  essette  «  abeille  »,  c'est-à-dire 
des  52  points  que  j'ai  examinés,  il  n'en  est  pas  un  seul  observant 
régulièrement  la  loi  qui  fait  â'ette  soit  atte,  soit  otte.  On  se  passe 
la  main  dans  ce  lieu  d'exil. 

Voici,  par  exemple,  ce  que  je  trouve  dans  l'aire  complète 
à'essette  «  abeille  »  : 


ABEILLE 

HACHE  * 

ALOUETTE 

HIBOU  l 

NAVETTE 

VIOLETTES 

72 

essotte 

etchatte 

alouotte 

tchouotte 

naviotte 

violottes 

73 

» 

» 

alvatte 

tchvatte 

navotte 

» 

64 

» 

» 

alouotte 

tchouatte 

nevatte 

violattes 

7i 

echatte 

atchatte 

olouatte 

» 

naviatte 

» 

Quelle  est  la  loi  phonétique  qui  régit  chacun  de  ces  parlers  ? 
L'atlas  phonétique  que  prépare  depuis  de  nombreuses  années 
la  rédaction  du  Glossaire  de  la  Suisse  romande  nous  le  dira-t-il  ? 

Mais  les  relevés  d'Edmont  peuvent  paraître  suspects  aux  yeux 
de  quelque  lecteur.  Qu'à  cela  ne  tienne  !  Voici  le  témoignage 
d'un  autre  enquêteur.  M.  Bloch,  dans  ses  Parlers  des  Vosges  méri- 
dionales, p.  299,  dit  : 

«  Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  signaler  l'origine  étran- 
gère de  cette  forme  p.  146  [il  s'agit  de  hnot  (=  pommotle) 
«  pomme  de  terre  »];  il  est  même  curieux  que  nos  parlers  n'aient 
pas  adapté  le  suffixe  [M.  Bloch  réclame  le  «  suffixe  atle].  » 
Nous  avons  vu  plus  haut  que  cette  forme  kmot  de  M.  Bloch  est 
en  fort  bonne  compagnie  avec  carotte. 

4).  Pour  être  devenu  atte-otte,  le  suffixe  ette,  maintenu  sous  sa 

1.  On  voit  que  ce  mot  du  questionnaire  ne  pouvait  guère  provoquer  une 
réponse  «  extorquée  »  (hachette,  chouette). 


ESSETTE-MOVCHETTE  37 

« 

forme  française,  ne  perd  pas  ses  droits  à  l'existence  dans  l'aire 
atte-otte.  Et  quoi  de  plus  naturel,  puisque  atte-otte  ne  connaissent 
plus  la  valeur  de  -ette,  ou  la  connaissent  imparfaitement  (de  là  le 
pourtour  de  l'aire  atte,  otte  sans  mouchette  «  abeille  »)  ?  Lorsqu'un 
mot  en  -ette,  étranger  à  cette  aire,  s'y  présente  après  l'évolution 
en  atte-otte,  il  sera  assimilé  ou  ne  le  sera  pas,  alors  qu'un  -ette, 
conçu  comme  diminutif,  devrait  être  toujours  assimilé  par  un 
parler  ayant  conscience  de  la  diminutivité  de  -atte  -otte. 

Clarinette  ne  deviendra  nulle  part  clarinatte-clarinotte  ; 

Omelette,  bien  qu'apparaissant  aussi  sous  la  forme  mulet,  ne 
sera  assimilé  en  -atte  qu'en  2  points  sur  52  ; 

Pâquerette  le  sera  en  deux  points  {-atte),  en  un  point  {-otte) 
sur  une  douzaine  ; 

Fauvette,  allumette,  violette,  fourchette,  etc.  le  seront,  à  divers 
degrés,  davantage  —  mais  n'allez  pas  croire  que  les  parlers  les 
plus  assimilateurs  soient  les  plus  originaux  et  les  plus  régionalistes. 

Je  gage  que  le  plus  récent  des  mots  en  -ette,  trottinette,  n'y 
affecte  pas  les  formes  en  -atte  -otte,  à  moins  que .  .  . 

Dans  l'appendice  Mouchette  en  Lorraine  de  mon  travail  sur 
l'abeille,  j'ai  montré  que  cet  état  de  choses  créait  des  possibilités 
lexicales  particulières. 

Par  ce  qui  précède,  on  voit  que  l'aire  atte-otte  était  un  enclos 
où  un  mouchette  «  abeille  »  —  quelle  que  soit  son  origine  (cons- 
ciente ou  accidentelle)  —  pouvait  parfaitement  se  maintenir 
sans  apparaître  sous  la  forme  d'un  diminutif  de  mouche  ;  il  pou- 
vait se  maintenir  même  en  dépit  de  la  présence  d'un  mouchette 
«  moucheron  »,  lequel  pouvait  persister  ou  naître  (sous  la  forme 
mouchette),  appuyé  qu'il  était  par  d'autres  diminutifs  en  ette  — 
fourchatte,  fourchoile  pourraient  désigner  une  «  petite  fourche  », 
tandis  que  fourchette  désignerait  une  «  fourchette  de  table  ». 
Mouchette  «  abeille  »  était  condamné  ailleurs  que  là  où  il  était 
mouchatte  et  mouchotte.  Mouchette  «  abeille  »  n'existe  réellement 
qu'en  quatre  points  du  Valais,  où  une  raison  particulière  a  per- 
mis qu'il  se  maintînt,  et  cette  raison  particulière  est  analogue  à 
celle  qui  a  sauvé  mouchatte  et  mouchotte. 

* 
*  * 


38  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Mais,  le  mouchette  «  abeille  »,  sauvé  miraculeusement  dans 
Taire  atle-otte,  pourrait  être  aussi  bien  le  mouchette  —  diminutif 
ou  caritatif  —  de  M.  J.  que  mon  mouchette  accidentel,  <  mou- 
che-ep  !  Il  y  a  donc  lieu  d'examiner  si  le  mouchette  «  abeille  »  de 
l'Est  est  autre  chose  que  celui  qui,  à  l'ouest,  disparaît,  précisé- 
ment pour  être  apparu  comme  un  diminutif,  d'examiner  si, 
comme  le  croit  M.  J.,  mouchette  «  abeille  »  de  l'Est  est  antérieur 
à  la  naissance  de  mouche-ep,  tombé  accidentellement  en  mouchette, 
comme  je  le  crois. 

Examinons  donc  les  textes  qui  ont  permis  à  M.  J.  de  rem- 
placer une  aile  de  mon  bâtiment,  de  la  remplacer  par  une  aile 
qui  est  d'un  tout  autre  style. 

Ce  sont  les  mêmes  textes  que  ceux  que  j'ai  eus  sous  les  yeux 
en  écrivant  mon  travail  sur  l'abeille  —  ceux  qui  concernent 
essette  n'ont  rien  qui  soit  chronologiquement  incompatible  avec 
essette  •<  es-ep.  Seuls  ceux  qui  ont,  ou  que  l'on  dit  avoir  mouchette 
«  abeille  »,  motivent  le  dissentiment  entre  M.  J.  et  moi. 

La  plus  ancienne  forme  de  l'Est  que  M.  J.  oppose  à  ma  con- 
ception de  mouchette  <]  mouche-ep  est  un  mouxate  de  1291. 
«  Atte  »,  dès  cette  époque,  a  remplacé  ette.  Par  cette  évolution 
phonétique,  «  mouchette  »  va  acquérir,  tôt  ou  tard,  les  préroga- 
tives que  j'ai  signalées  ci-dessus  :  il  pourra  se  maintenir  à  l'abri 
des  péripéties  survenant  à  mouchette.  Lès  scribes  et  auteurs  de  la 
région  nous  parleront  dorénavant  de  mouchattes  et  de  mouchottes, 
alors  que  mouchette  pourra  avoir  disparu  ailleurs.  Ils  franciseront 
leur  mot  provincial  en  mouchette. 

Ce  mouxate  de  1291  est-il  mouchette  «  abeille  »  ?  Je  le  conteste 
catégoriquement  ;  car  il  s'agit  d'un  geton  ou  essaim  de  mou- 
chettes.  Or,  que  sont  ces  «  mouchettes  »  ?  Ce  sont  «  les 
mouches,  les  jeunes  mouches,  les  mouchettes,  les  nouvelles 
mouches  »  qui  s'envolent  de  la  ruche,  où  travaillent  les  es.  Ces 
mouchattes  sont  exactement  les  «  nouvelles  mouchettes  »  du  texte 
de  Brunetto  Latini,  qui  m'a  sottement  embarrassé  lorsque  j'écri- 
vais Y  Abeille^  ce  sont  «  les  noveles  moschetes  »  [pléonasme  aussi 
excusable  que  petit  bébé,  petit  poupon]  qui  «  ne  s'osent  poser  devant 
ce  que  lor  maistres  [la  nouvelle  reine]  ne  sois  assis  la  ou  il  vuet  ». 


ESSETTE-MOUCHETTE  39 

Le  mouxate  de  1291  n'a  pas  plus  à  intervenir  dans  l'histoire  de 
T  «  abeille  »  que  le  moschete  de  Brunetto  Latini  n'a  à  intervenir 
dans  celle  de  1'  «  abeille  »  à  Paris,  et  n'y  est  intervenu  :  xve  s. 
«  Avettes  que  l'on  appelle  eps  en  France  et  abeilles  en  Poitou  ». 

Dans  le  deuxième  exemple  cité  par  M.  J.,  celui  du  Psautier  de 
Metz  :  ils  m'ont  environné  com  moixates,  ne  s'agit-il  pas  plutôt 
des  jeunes  abeilles,  effarées,  et  suivant  leur  reine  en  tournoyant, 
n'osant  se  poser  «  devant  qu'elle  soit  assise  là  où  elle  veut  » 
que  des  abeilles  de  la  ruche  environnant  l'apiculteur  qui  vient 
prendre  leur  miel  ' . 

Cette  interprétation  de  trois  mouchelte  est  fantaisiste,  recher- 
chée, dira  peut-être  M.  J.  Avec  ma  présomption  habituelle,  je 
n'hésite  pas  à  dire  qu'elle  est  certaine,  et  voici  pourquoi  : 
quand  essaim  «  essaim  »  dans  le  nord  de  la  France  eut  disparu 
sous  le  coup  de  sa  collision  avec  essaim  «  abeille  »  — ce  fait  n'est 
pas  contesté  par  M.  J.  — ,  il  naquit  un  nouveau  mot  pour 
désigner  Y  «  essaim  »,  et  ce  nouveau  mot  a  pour  base...  ma 
conception  du  mouchette  de  1 291,  du  mouchette  de  Brunetto  Latini, 
du  mouchelte  du  Psautier  de  Metz.  Le  nouveau  mot  pour 
«  essaim  »  est  jeuneau,  c'est-à-dire  le  groupe  des  jeunes  mouches, 
des  manchet  les,  et  ce  jeuneau  occupe  la  moitié  de  la  Wallonie,  et 
ce  jeuneau  fixe  définitivement  des  jeunes  de  mouches,  des  mouches, 
des  mouches  qui  essaiment,  des  nids  de  mouches  (pas  de  mouchettes  !), 
toutes  expressions  tâtonnantes  qui  «  environnent  »  jeuneau,  qui 
se  meuvent  toutes  dans  l'orbe  de  mouchette,  jeune  abeille  qui 
quitte  le  domicile  maternel,  fait  l'école  buissonnière  sous  la 
conduite  de  son  nouveau  c'maître  »,  «  environne  »  le  passant, 
et  est  «  mouchette  »  —  ou  «  mouche  »  —  tant  qu'elle  fera 
partie  de  «  getons  »,  voire  même  de  «  vaisseaux  »  —  car  vaisseau, 
en  disparaissant  d'un  parler  dans  son  acception  de  «  ruche  »,  ne 
vaut  pas  plus  que  «  geton  »  ou  «  essaim  ». 

Si   l'essaim   ne  se  composait   pas   de    «    jeunes  abeilles  »,  de 

1.  Si  d'autres  psautiers  disent,  à  ce  passage,  es,  je  n'en  conclus  nulle- 
ment que  le  mouchette  du  Psautier  de  Metz  soit  le  synonyme  exact  d'es.  Le 
Psautier  de  Metz  précise  d'une  façon  plus  parfaite  et  plus  juste  l'image  qu'é- 
voque le  psalmiste. 


40  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

«  mouches  »,  de  «  mouchettes  »,  de  «  mouchons  »  (voir  plus 
loin),  le  mot  nouveau  devant  désigner  un  «  essaim  »  perdu 
serait-il  jeuneau,  et  ce  jeuneau  serait-il  entouré  de  jeunes  de 
mouches,  etc.  ? 

Ainsi,  de  plein  droit,  j'élimine  toute  interprétation  de 
mouchette,  mouche  par  «  abeille  »,  en  tant  que  mouchette  et  mouche 
sont  des  compléments  de  jeton,  essaim,  vaisseau  ;  car  un  jeton, 
un  essaim,  et  même  un  vaisseau  (celui-ci  dans  certaines  con- 
ditions) se  composent  réellement  de  mouchettes  ou  de  mouches  et 
non  d'abeilles. 

Qui  a  étudié  les  parlers  wallons  et  ceux  qui  de  la  Belgique 
se  parlent  le  long  de  la  frontière  jusqu'à  la  Suisse  sait  dans  quelle 
intime  relation  phonétique  et  lexicale  se  trouve  ce  territoire, 
récemment  brisé  en  deux  tronçons  par  ce  que  j'ai  appelé  ailleurs 
la  «  trouée  de  la  Meuse  ».  (Cf.,  au  point  de  vue  phonétique,  la 
diphtongaison  de  Ye  entravé,  le  maintien  de  Ys  devant  consonnes, 
et  dix  autres  faits  ;  au  point  de  vue  lexicologique,  les  mots  sar- 
rasin, cercueil,  auge,  arracher,  et  cent  autres.) 

Si  mouchatte  de  1291,  moschete  antérieur,  mouchatte  du  Psau- 
tier de  Metz  étaient  synonymes  d'  «  abeille  »,  je  revendiquerais 
cette  même  synonymie  pour  mouche.  Nous  avons  getons  de  mou- 
ches en  1328  (synonyme  de  geton  des  (!  ?),  geton  de  mouchettes, 
voire  même  de  geton  de  mouchette  (ruche).  Je  revendiquerais  cette 
synonymie  à  plus  juste  titre  encore  que  celle  de  mouchette,  puisque 
mouche  «  abeille  »  est  resté  jusqu'à  nos  jours  (Elever  des  mouches, 
dit  Littré.  C'est  élever  des  mouches  pour  avoir  des  es,  élever 
de  la  progéniture,  comme  on  élève»  des  vers  à  soie  —  non  pas 
pour  avoir  des  vers,  mais  de  la  soie),  alors  que  l'on  ne  dit  pas 
aujourd'hui  élever  des  mouchettes. 

A  qui  le  tour  de  prétendre  que  mouche  désigne  l'abeille  dès 
le  xive  s.,  et  que  les  textes  permettent  de  reconstruire  l'histoire 
de  la  terminologie  de  l'abeille  avec  plus  de  sûreté  que  la  géogra- 
phie linguistique  ?  M.  J.  ne  dit  rien  de  ce  mouche  «  abeille  ». 
Moi,  je  dis  que  la  géographie  linguistique  est  là  pour  qu'on 
interprète  bien  les  textes  et  que,  sans,  elle,  on  serait  semblable 
à  celui  qui  prendrait  une  clef  de  porte  cochère  pour  remonter 


ESSETTE-M(  WCHETTE  4 l 

sa  montre.  Vous  chercherez  en  vain  chez  Godefroy  un    article 
mouche  «  abeille  »,  alors  que,    par  hasard,  il   s'en  trouve  trois  i 
exemples  —  où  ?  —  à  l'article  geton,  où  il  est  bien  à  sa  place  '. 

Godefroy  a-t-il  relevé  les  mouchette  qui  ne  se  recommandent 
pas  à  sa  curiosité  par  leur  forme  phonétique  ou  leur  graphie  ? 
Les  exemples  de  mouchette  sont-ils  dans  son  dictionnaire  en 
proportion  de  leur  existence  réelle  ? 

Mouxate  de  1291,  moschete  parisien  du  xme  s.  mouche  de  1328 
sont  les  synonymes  d'un  mouchon  2  beaucoup  plus  récent  : 
«  Quand  le  printemps  est  beau,  les  abeilles  font  plus  de  miel 
et  moins  de  mouchons,  parce  que.  .  elles  en  oublient  la  produc- 
tion de  leurs  nymphes.  » 

Si  je  devais  changer  d'avis  au  sujet  de  la  naissance  de  mouchette 
dans  l'Est,  c'est-à-dire  lui  attribuer  une  autre  origine  que  celle 
de  mouche-ep,  je  n'hésiterais  pas  un  seul  instant  à  voir  dans 
mouchette  et  essette  de  l'Est  de  véritables  diminutifs  de  mouche  et 
à* es,  propres  à  remplacer  un  es  défaillant,  quoique  devenant 
improprement  des  «  abeilles  »,  de  «  jeunes  abeilles  »  qu'elles 
étaient. 


* 


1.  Godefroy  n'a-t-il  pas  dépouillé  le  seul  livre  de  textes  vieux-français  que 
j'aie  ici  à  ma  disposition  :  la  Chrestomathie  de  Bartsch.  J'y  trouve  :  mouches 
aux  aguillons  Qui  de  beau  miel  leurs  pavillons  Firent  es  arbres  par  mesure 
(Alain  Chartier).  Les  «  moucherons  »  y  sont  des  monschettes.  Les  mouches 
d'A.  C.  (né  en  1386)  intéressent  moins  Godefroy  que  les  mouchettes  de  Bel- 
leau  (né  en  1 528). 

Godefroy  a  deux  articles  indépendants  :  moucheté,  qui  comprend  mouchate, 
et  nwuchote,  cette  dernière  forme  étant  aussi  représentée,  dans  un  seul  et 
même  texte,  par  moucheté  et  par  mouchate.  Cela  enrichit  le  dictionnaire,  et 
peut  faire  accroire  que  la  région  lorraine  est  plus  riche  en  mouchatte  et  mou- 
chotte  que  les  régions  à  mouchette  ne   le  sont  en   mouchette. 

Une  collaboration  de  quinze  jours  à  la  cueillette  de  M.  Godefroy  a  suffi 
pour  que  je  me  rende  compte  comment  elle  se  faisait  et  pour  motiver  la  briè- 
veté de  cette  collaboration. 

2.  Mouchon  =«  fumeron  »  et»  petite  mouche  »  (absolument  comme  mou- 
cheron) G. 


42  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Apes.  Une  «  muschete  qui  fait  le  miel  »  (Glossaire  de  Salins). 
Cette  mouchette  est-elle  une  mouche  qui  fait  le  miel  ou  une  abeille 
qui  fait  le  miel.  Si  c'est  une  abeille  qui  fait  le  miel,  le  Glossaire 
de  Salins  dirait-il  aussi  :  Pomus.  Pommier  qui  porte  des 
pommes  ? 

Si,  comme  le  suppose  M.  J.,  moichotte  est  «  abeille  »  dès  l'an 
1291,  je  ne  comprends  pas  qu'en  1444  un  scribe  écrive  : 

XII  vaissels  d'ays  alias  moichotes. 

Est-ce  un  savant  connaisseur  de  la  langue  d'autrefois  ?  M.  J. 
cite  cet  exemple  en  faveur  de  sa  thèse  d'après  laquelle  mouchette 
a  recouvert  es  et  essette  est  une  imitation  de  mouchette.  Cent  cin- 
quante ans  après  que  mouchette  «  abeille  »  a  fait  son  apparition, 
on  nous  parle  encore  à'es,  dans  une  région  dont  une  partie  au 
moins  «  témoigne  d'une  conservation  particulièrement  tenace 
d'apis  »  (J.).  Quelle  est  l'interprétation  la  plus  naturelle  de  ce 
texte?  Celle  que  lui  donne  M.  J.  ou  celle  d'après  laquelle  es  est 
encore  contemporain  de  mouchette,  le  premier  désignant  l'abeille 
en  ruche,  le  second  désignant  soit  la  «  jeune  abeille  »  (qui  est 
el  vaisseï),  soit  déjà  mouchette  <Z  mouche-ep  et  étant  alors  le 
synonyme  parfait  d'es  ?  Le  même  texte  présente,  dans  la  même 
année  moichate,  plus  tard,  la  forme  francisée  moichete. 

Deux  ou  trois  des  textes  qu'il  y  aurait  encore  à  interpréter 
sont  obscurs  pour  moi  I.  Je  ne  crois  pas  en  devoir  faire  plus 
de  cas  que  de  celui  de  Belleau,  qui  disait  avette,  et  cependant 
emploie  une  fois  mouchette  à  miel,  sans  qu'aucun  parler  n'ait  eu 
à  en  souffrir. 

•  D'ailleurs,  me  montrât-on  de  véritables  mouchette  «  abeille  » 
antérieurs  à  mon  mouchette  <C  mouche-ep  que  je  ne  m'en  formali- 
serais pas  autrement  en  présence  de  tant  de  mouchette  et  de 
mouche  qui  ne  sont  pas  des  «  abeilles  »,  mais  de  «  jeunes 
abeilles  »  et  qui    pullulent  de  plein  droit  comme  compléments 

1.  «  Une  petite  mochette  que  fut  trouvée  d'espave  es  bois  de  monsei- 
gneur» est  dans  un  texte  qui  a,  d'autre  part  :  «  une  petite  mochette..  laquelle 
morut  avec  sesjectons.  » 


ESSETTE-M0UCHET1E  43 

de  «  essaim  »,  «  jeton  »,  voire  même  de  «  vaisseau  ».  Que  l'on 
ait  confondu  parfois  les  jeunes  mouches  futures  faiseuses  de 
miel  avec  les  faiseuses  de  miel,  cela  serait-il  inadmissible  ?  Pas 
plus  que  si  l'on  a  confondu  poule  avec  geline. 

Je  crois  donc,  et  M.  J.  croit  avec  moi,  que  mouchette  abeille, 
né  accidentellement,  a  été  extirpé.  M.  J.  reste  seul  à  croire 
qu'ailleurs  que  là  où  l'on  a  extirpé,  on  l'a  créé  pour  qu'il  restât. 

* 
*  * 

Deux  faits  particulièrement  —  d'un  troisième  M.  J.  dit  qu'il 
n'est  pas  décisif,  sans  proposer  une  autre  explication  —  m'ont 
révélé  que  mouchette  et  essette  étaient  le  produit  né  dans  l'Est  de 
vwuche-ep  et  de  es-ep.  Ce  sont  : 

i)  l'existence  d' essette  «  esse  », 

2)  la  présence  d'apier  «  rucher  »  au  point  77. 

Ces  deux  faits  ont  naturellement  aussi  peu  de  valeur  démon- 
strative aux  yeux  de  M.  J.  que  les  textes  qu'il  interprète  en  ont 
pour  moi. 

1)  «  Essette  reste  une  hypothèse  aussi  longtemps  qu  essette 
«  abeille  »  n'est  pas  attesté  en  Lorraine  ».  Pas  d'histoire  sans 
documents  écrits!  Il  n'y  a  au  ciel  que  les  étoiles  que  l'on  nous 
montre  à  l'Observatoire  !  Comme  essette  n'existe  pas  dans  Gode- 
froy,  je  ne  tenterai  point  l'entreprise  de  dépouiller  les  textes 
lorrains  en  vue  d'y  trouver  un  mot  éphémère,  aussi  éphémère 
que  mouche-ep,  dont  M.  J.  admet  l'existence,  quoique  non  paten- 
tée par  les  textes,  et  qui  a  été  fort  bien  remplacé  par  mouchatte- 
mouchotte.  Je  préférerais  de  beaucoup  suivre  une  autre  piste  qui 
aboutirait  peut-être  à  un  résultat  plus  assuré  :  les  successeurs 
des  trois  essatte,  signalés  à  M.  J.,  sont  représentés,  dans  les  quatre 
points  à  essette  de  l'Atlas,  par  trois  essotte  contre  un  essatte.  Cela 
me  laisse  rêveur  en  face  de  quatre  etchatte  «  hache  »,  de  quatre 
brouatte  même.  Essette  est,  des  quatorze  mots  que  j'ai  examinés, 
celui  qui  se  comporte  le  plus  irrégulièrement  vis-à-vis  de  la  loi 
ette  >  atte.  Or,  j'ai  dit  plus  haut  le  va-et-vient  de  otte  et  de  atte, 


44  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE   VERBALES 

j'ai  reproduit  les  dires  de  M.  Bloch  au  sujet  de  kmot,  à  la  place 
duquel  il  attendait  kmat.  Est- il  sûr  quessotte  soit  «  en  place  »  et 
ne  soit  pas  un  lambeau  d'une  aire  autrefois  plus  étendue  et  dont 
la  situation  géographique  satisferait  M.  J.  ï  ?  Il  importerait  à 
M.  J.  de  démontrer  l'inanité  de  mon  étymologie  essette 
«  abeille  »  >>  «  esse  ».  Je  ne  puis  croire  à  celle-ci  :  S  majus- 
cule Cesse)  >  s  minuscule  (essette)  [!]. 

M.  J.,  pour  appuyer  la  prétendue  caritativité  de  mouchette 
«  abeille  »  nous  cite  des  diminutifs-caritatifs  romans  d'  «  abeille  » 
et  plus  particulièrement  des  caritatifs  de  son  patois  allemand 
(=z  «  abeillette,  guêpette,  frelonnet,  bourdonnet  »),  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  de  prétendre  que  :  «  Essette,  caritatif  à' es,  imite 
probablement  mouchette,  dont  l'aire  l'entoure  ».  La  caritativité 
n'a  donc  pas  été  directe,  elle  a  donc  fait  un  détour  pour  arriver 
à  «  abeille  »,  elle  s'est  attardée  chez  la  mouche,  où  elle  prêtait  à 
équivoque,  avant  d'aller  à  Y  «  abeille  »,  où  elle  ne  prêtait  pas  à 
équivoque. 

2)  «  Quant  au  sort  de  apier  est-il  vraiment  lié  aussi  étroite- 
ment que  le  pense  l'auteur  au  sort  â'ep  ?  Un  terme  d'apiculteur, 
dont  dans  deux  tiers  de  la  France  on  ne  sent  pas  la  nécessité, 
ne  peut-il  pas  se  répandre  indépendamment  du  mot  sur  lequel, 
selon  M.  G.,  il  repose  et  qui,  aujourd'hui,  n'existe  plus  nulle 
part  en  France  ?  » 

A  la  question  rucher  «  endroit  où  sont  les  ruches  »  (D.  G.), 
les  sujets  d'Edmont  pouvaient  alléguer  leur  ignorance  (=  ?), 
s'ils  n'avaient  pas  connaissance  d'un  mot  désignant  un  ensemble 
de  ruches,    placées  en  un  lieu  déterminé,  soit  alignées   sur  des 

1 .  Si  les  parlers  du  Jura  bernois,  parlers  français,  sont  en  relations  plus 
étroites  avec  la  Suisse  franco-provençale  —  ce  dont  il  est  permis  de  douter 
—  qu'avec  l'ouest  français,  si  Yessette  du  Jura  Bernois  s'appuie  sur  Y  es  fribour- 
geois,  une  question,  peut-être  embarrassante  pour  M.  J.,  se  poserait  :  un 
diminutif  ou  caritatif  d'es  ne  serait-il  pas  plutôt  esset  qu'essette,  puisque  les 
parlers  voisins  du  canton  de  Fribourg  ont  un  es  masculin  ?  Pour  nous,  cette 
question  ne  se  pose  pas  :  un  es-ep  qui  devient  accidentellement  essette,  comme 
mouche-ep  >  mouchette,  parallèlement,  et  —  je  puis  le  dire  maintenant  après 
l'examen  qui  précède  —  simultanément,  est  un  mot  féminin  (es  a  été  des 
deux  genres  en  français). 


ESSE  T'I  E-MO  UCHE  TTE  4  5 

m 

planches  ou  des  bancs,  soit  placées  dans  un  édicule.  Ils  pouvaient 
mieux  faire  —  la  question  rucher  étant  associée  à  celle  de  ruche 
—  et  donner  à  Edmont  un  équivalent  de  «  ce  qui  supporte  la 
ruche  ou  les  ruches  ».  C'est  ainsi  qu'ont  été  obtenus  banc  des 
abeilles,   es  1er,  apier,   etc. 

Le  rucher  est  «  l'endroit  où  sont  les  ruches  »,  et  le  nom  de  cet 
endroit  est  soit  un  dérivé  de  «  ruche  »  (ruche  >>  rucher  ;  cha- 
toire  >>  chatrier),  soit  un  dérivé  d'  «  abeille  »  : 

Es  «  abeille  »  a  donné  :  ester  «  rucher  »  ;  mouche  «  abeille  »  : 
moucher  ;  mouchette  «  abeille  »  :  mouchetier  ;  abeille  «  abeille  »  : 
abeiller  ;  aveille  «  abeille  »  :  aveiller,  qui  sont  tous  l'endroit  où 
sont  les  ruches,  tous  ce  qu'est  rucher  <<  ruche. 

Ep  «  abeille  »,  selon  M.  J.,  a  pu  ne  pas  donner  apier. 

Apier,  qui,  dans  Olivier  de  Serres,  est  un  assemblage  de  bancs 
qui  supportent  les  ruches,  ainsi  que  me  l'apprend  M.  J.,  apier, 
qui,  au  point  264  de  l'Atlas,  est  une  planche  supportant  les 
ruches,  est  un  terme  qui  n'est  pas  plus  technique  qu  esier,  mou- 
cher, etc. 

Apier  peut-il  se  trouver  indépendamment  à'ep  «  abeille  »  ?  M.  J. 
pense  que  oui  ;  moi,  je  pense  que  non. 

Esier,  moucher,  etc.  peuvent-ils  se  trouver  indépendamment 
d'un  es,  mouche  «  abeille  »,  actuel  ou  ancien  ?  M.  J.  et  moi,  nous 
pensons  que  non  —  M.  J.  le  montre  par  les  raisonnements  que 
contient  son  article. 

Un  moucher,  un  mouchetier,  un  esier  dans  l'aire  abeille  ne  seraient 
pas  moins  déplacés  qu'un  apier  dans  l'aire  mouchette  «  abeille  »,  si 
cette  aire  mouchette  «  abeille  »  n'a  eu  un  ep  «  abeille  ». 

J'avoue  que  j'ai  été  singulièrement  surpris  en  lisant  cette  phrase 
de  M.  J.  «  il  importerait  d'ailleurs  d'élucider  l'histoire  â'apier  »  ; 
car  je  ne  songeais  pas,  en  lisant  les  prémisses  de  son  travail, 
aux  conséquences  fatales  auxquelles  il  allait  être  entraîné. 

C'est  bien  par  fragments  qu'il  faut  tout  d'abord  traiter  un 
problème  linguistique  d'une  certaine  envergure,  si  l'on  veut 
obtenir  une  solution,  absolument  comme,  dans  un  jeu  de  patience, 
la  reconstitution  d'un  paysage.  On  obtient  d'abord  des  solutions 
partielles.  Mais  il  faut  que  ces  solutions  partielles  s'enchâssent 


46  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

les  unes  dans  les  autres  pour  former  le  tout  recherché.  Si,  dans 
votre  jeu  de  patience,  trop  de  pièces  se  trouvent  à  manquer,  ne 
cherchez  pas  à  reconstituer  le  paysage  en  entier  :  vos  arbres  pour- 
raient avoir  la  cime  en  bas.  —  Si  je  n'avais  pas  cru  à  mon  expli- 
cation à' apier,  M.  J.  croit-il  que  j'aurais  publié  mon  travail  sur 
l'abeille  ? 

M.  J.  a  recherché  apier  dans  les  textes  et  n'a  pas  trouvé  d'autre 
exemple  que  celui  d'Olivier  de  Serres  r.  Voilà  un  mot  qui  a 
failli  avoir  le  sort  de  Yessette  lorrain  !  Et  cependant,  il  figure 
dans  de  nombreux  lexiques  patois  et  à  plus  de  50  points  de 
l'Atlas,  où  il  est  disséminé  et  représente  une  surface  triple,  qua- 
druple, quintuple  de  celle  de  la  Lorraine,  où  M.  J.  s'étonne  de 
ne  pas  trouver  essette,  l'autre  produit  de  ep. 

Si  ni  l'un  ni  l'autre  des  produits  de  ep  ne  se  retrouvent  dans 
les  textes  lorrains,  serait-ce,  par  hasard,  que  M.  J.  aurait  donné 
une  mauvaise  solution  à  essette,  en  lui  attribuant  une  origine 
logique,  spontanée,  lequel  essette,  en  effet,  devrait,  de  par  cette 
nature,  se  retrouver  dans  les  textes  lorrains,  à  l'égal  bavette,  p. 
ex,  dans  l'Ouest  ? 

L'aire  avette  n'a  point  donné  avettier.  Cette  aire  se  contente 
de  nombreux  points  d'interrogation  et  de  rucher  tout  moderne 
(ainsi  qu'il  convient  à  la  région  la  plus  francisée,  et  la  plus 
anciennement  francisée  de  la  Gaule  romane). 

Les  aires  mouchatte-mouchotte  et  essette  n'ont  point  donné  mou- 
chattier,  mouchottier ,  essattier,  car  elles  sont,  en  grande  partie, 
«  la  seule  aire  quelque  peu  étendue  du  dérivé  ancien  ester,  eserier  » 
(J.)  et,  en  une  autre  partie,  du  respectable  chatrier  <C  chatoire 
«  ruche  ». 

A  l'exception  de  ces  aires,  tout  «  abeille  »  donne  un  «  abeiller  », 
sauf  ep,  selon  M.  J. 

Cet  apier  qui,  selon  moi,  abritait  au  xve  s.  «  les  eps  de  France 

1.  Ce  qui  aurait  dû  être,  pour  M.  J.,  un  indice  de  la  nature  du  mot  :  apier 
n'a  pas  laissé,  dans  les  textes,  plus  de  traces  qu'ep,  d'où  il  vient.  Ep  culbuté 
dans  les  patois  n'entraînait  pas  dans  sa  culbute  apier,  qui,  comme  esier,  pou- 
vait patiemment  attendre  l'arrivée  tardive  de  rucher,  sinon  celle  de  mouchattier- 
mouchottier. 


ESSETTE-MOUCHETTE  47 

que    Ton    appelait    avettes  en  Anjou    et    abeilles  en    Poitou  », 
quelles  assises  géographiques  a-t-il  ? 

Il  pullule  dans  la  région  qui  a  vu  naître  ep. 

Il  est  absent  de  tout  l'immense  territoire  le  plus  soumis  à 
l'influence  française  littéraire  (de  là  son  absence  dans  les  textes). 

Il  se  retrouve  et  pullule  dans  l'aire  abeille, .  .  où,  grâce  à  l'ana- 
logie de  sa  forme,  il  se  confond  avec  abeille r  au  point  qu'il  pro- 
duit le  type  apeiller  '  —  et  apier  ne  serait  pas  à  ep  ce  quabeiller 
est  à  abeille  ! 

Il  est  dans  le  voisinage  du  Médoc,   où  ep  existe  encore.  Et 
maintenant,  examinons  de  près,  et  dans  son  entourage  immé- 
diat,   Y  apier  du   point  77,  dédaigné  par  M.  J.   à  cause  de  son 
isolement,  doublement  apprécié,  par  moi  pour  la  même  raison. 

Apier  est,  au  point  77,  situé  au  centre  d'un  quadrilatère  formé 
par  les  points,  plus  septentrionaux,  68  et  86  et  les  points,  plus 
méridionaux,  78  et  67.  Aux  points  77  et  67,  le  mot  bus,  ayant 
besoin  du  complément  «  de  mouchettes  »  pour  être  «  ruche  », 
équivaut,  dans  cette  région,  à  «  panier  »  que  l'on  a  aux  points 
86  et  68.  Ces  quatre  parlers  ont  perdu  le  type  chatoire  «  ruche  » 
(abandon  matériel,  ou  abandon  à  la  suite  de  l'apparition  d'un 
nouveau  modèle  de  «  ruche  »),  conservé  au  point  78,  type  lor- 
rain-wallon disparu  de  la  «  trouée  de  la  Meuse  »  (où  l'on  a  natu- 
rellement ruche).  Chaîner  «  rucher  »,  le  dérivé  de  chatoire,  se 
maintient  naturellement  au  point  78  —  qui  a  chatoire  «  ruche  »  ; 
il  se  maintient  aussi  aux  points  68  et  86,  malgré  la  disparition 
de  chatoire  «  ruche  »  que  l'on  y  a  remplacé  par  une  expression 
périphrastique  imminente,  «  panier  de  mouchettes  »,  ou  simple- 
ment «  panier  »  —  qui  ne  peut  donner  panerier  «  rucher  »  !  Le 
point  67  a  conservé  esier  «  rucher  »,  malgré  son  expression  péri- 
phrastique pour  «  ruche  ».  Dans  ce  milieu,  au  centre  du  qua- 
drilatère, le  point  77,  qui  a  perdu  esier  et  chaîner,  dit  apier 
«  rucher  ».  Il  les  aurait  abandonnés,  selon  M.  J.,  pour  adopter 


1.  Ne  cherchez  pas  cet  adultérin  dans  le  dictionnaire  de  Mistral.  On  en 
fait  à  foison  (afierma  «affirmer);  mais  on  ne  paraît  pas  adopter  ceux  qui 
existent  (apeiller). 


48  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

un  «  terme  d'apiculteur  »  (terme  technique  comme  ester  «  de 
la  seule  aire  quelque  peu  étendue  de  ce  dérivé  â'es  »,  comme  cha- 
trier  dont  l'aire  s'étend  de  la  Wallonie  à  la  Suisse  ?)3  un  terme 
«  qui  aurait  pu  se  répandre  indépendamment  du  mot  sur  lequel 
il  repose  »  et  dont  «  il  importe  d'ailleurs  d'élucider  l'histoire  »  ! 
Il  les  aurait  abandonnés  pour  leur  préférer  un  mot  ne  tenant, 
nid'  «  abeille  »,  ni  de  «  ruche  »,  et  qu'il  n'a  pas  remplacé  par  le 
littéraire  rucher,  comme  partout  ailleurs  où  l'on  n'a  pas  un  mot 
formellement  associé  avec  le  terme  «  abeille  »  ou  «  ruche  » 
avant  l'apparition  de  ruche,  rucher  \ 

Au  point  77, apier suppose  ep,  comme  tabatière2  suppose  tabac. 

Si  «  mouchettier  »  ne  s'est  pas  encore  produit,  comme  il  existe 
au  point  261,  où  il  est  le  témoin  encore  vivant  du  passage  de 
mouchette  «  abeille  »  —  apier  est,  au  point  77,  le  témoin  du 
passage  â'ep  — ,  c'est  que  nous  sommes  ici  en  une  région  où 
ester  et  chaîner  sont  encore  bien  vivants  —  l'élément  mobile  de 
la  famille  et  déterminant  le  mouvement  des  dérivés  n'est-il  pas 
uniquement  «  abeille»  ?  — ,  malgré  que  es  ait  disparu  dans  nos 
cinq  points  et  que  chatoire  n'existe  plus  qu'en  un  seul  point  :  la 
langue  ne  s'est  pas  encore  mise  en  quête  d'un  remplaçant  d'esier 
et  de  chatrier  pour  satisfaire  le  seul  point  77  qui  en  ait  besoin. 

* 
*  * 

M.  J.  traite  à  la  légère  le  sémantisme  «  essaim-ruche  »  de 
mouchette  et  de  mouche.  Il  signale,  d'après  Godefroy,  ce  mouchette 
«  essaim,  ruche  »  au  xive  s.  (toujours  dans  la  région  Est  qui  a 
mouchette  «  abeille  »)  et  se  contente  d'ajouter  :  «  l'évolution 
sémantique  «  abeille  »  >>  «  essaim  »,  de  même  que  celle  d'  «  es- 
saim »  >>  «  ruche  »  se  retrouve  à  différentes  époques  et  dans 
différentes  langues  ».  Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  en  est  dans  ces 

1 .  Apier  fournit  une  date  chronologique  dans  l'histoire  du  rucher  et  de  la 
ruche  au  point  77. 

2.  Les  priseurs  ont  «  soufflé  »  ce  mot  aux  fumeurs,  qui  ont  été  réduits  à  dire 
blague  à  tabac.  Les  priseurs  ont  eu  pour  eux  l'antériorité.  C'est  ce  qui  découle 
aussi  de  l'étude  des  cartes  tabac  et  fumer  de  l'Atlas. 


ESSETTE-MOUCHETTE  49 

«  différentes  langues  »,  et  si  les  conditions  du  problème  fran- 
çais de  «  mouche,  mouchette  »  peuvent  avoir  un  parallèle  dans 
d'autres  langues  à  «  abeille  »[?];  niais  j'avoue  que  cette  évo- 
lution .sémantique,  qui  parait  naturelle  à  M.  J.3  me  paraît  extraor- 
dinaire, à  moi  :  une  es  ou  une  avette  «  abeille  »  qui  est  en  même 
temps  un  «  groupe  d'es  ou  bavettes  »  —  ce  qui  n'existe  pas  à  ma 
connaissance?  Une  mouchette  qui,  dans  l'aire  des  archives  de  la 
Côte-d'Or,  signifie  «  essaim,  ruche  »  au  xive  s.  en  même  temps 
que  «  abeille  »  (dans  les  mêmes  archives  et  dans  le  même 
siècle),  cela,  je  le  répète,  me  paraît  tellement  extraordinaire  que 
je  poserai  la  question  suivante,  dont  on  comprendra  toute  la 
portée  :  voyons  !  est-ce  mouchette  «  abeille  »  que  l'on  a  en  pre- 
mier lieu,  ou  est-ce  mouchette  «  essaim,  ruche  »  ? 

Si  une  confusion  d'  «  abeille  »  avec  «  essaim-ruche  »  est  natu- 
relle, se  retrouve  cà  «  différentes  époques  »  et  dans  «  différentes 
langues  »,  pourquoi,  dans  notre  langue  à  nous,  le  nord,  lors- 
qu'il a  perdu  «  essaim  »  devenu  «  abeille  »  fait-il,  pour  retrou- 
ver un  «  essaim  »,  tant  d'efforts  qui  ont  abouti  heureusement  à 
jeuneau  ?  Que  n'a-t-il  pris  son  «  abeille  »,  comme  l'Est  —  d'après 
M.J.  —  son  mouchette  ? 

Pour  ma  part,  si  je  n'ai  aucune  explication  à  fournir  cà  un  es 
ou  à  un  avette  qui  signifieraient  en  même  temps  «  abeille  »  et 
«  essaim-ruche  »  —  ruche  et  essaim  sont  logiquement  iden- 
tiques —,  et  dont  l'existence  reste  à  être  démontrée,  j'en  ai  une, 
par  contre,  qui,  inapplicable  à  es  et, à  avette  (ou  à  tel  autre  mot 
pouvant  avoir  existé  avant  moiiche-ep),  est  applicable  uniquement 
aux  successeurs  de  mouche  ep  >  mouchette  —  et  on  en  devine  la 
portée  pour  la  justification  de  mon  mouchette  <  mouche-ep  de 
l'Est. 

Si  mouchette  «  abeille  »  est  né  consciemment,  qu'il  soit  dimi- 
nutif, qu'il  soit  caritatif,  s'il  a  provoqué  un  essette  «  abeille  », 
comme  le  dit  M.J.,  je  ne  comprends  pas  que  mouchette  puisse 
signifier  «  essaim-ruche  »  en  même  temps  qu  «  abeille  ».  .  et 
à  la  même  époque  à  peu  près. 

Mouchette  «  abeille  »  devait  être  et  rester  senti  comme  un 
diminutif  ou  un  caritatif  —  n'a-t-il  pas  provoqué   le  diminutif 


50  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

ou  caritatif  essette  dont  M.J.  nous  donne  des  exemples  du 
xve  s.  ?  —  comment  alors,  étant  un  produit  autochtone,  a-t-il 
pu  être  interprété,  au  xive  s.  comme  «  essaim-ruche  »  dans  la 
même  région  ? 

Si  je  ne  comprends  pas  un  mouchette  «  abeille  »  et  «  essaim  » 
qui  serait  autochtone  et  qui  inaugurerait  chronologiquement  la 
confusion  de  ces  deux  acceptions  —  car,  je  le  répète,  les 
«  abeille  »  antérieurs  ne  paraissent  pas  l'avoir  — ,  je  comprends, 
par  contre,  très  bien  un  mouchette  non-autochtone  <<  mouche-ep, 
soumis  à  un  examen  morphologico-étymologique  par  des  parlers 
qui,  en  détresse  lexicale,  l'adoptent. 

Un  mouchette,  né  de  mouche-ep,  est -il  une  «  abeille  »  ?  Certai- 
nement, puisqu'il  est  une  «  mouche  ». 

N'est-il  pas  aussi  un  «  groupe  d'abeilles,  essaim  de  mouches  », 
comme  coudrette  est  une  «  coud  raie  »  et  non  seulement  un 
«  petit  coudrier  »,  comme  sarlette  (exclusivement  wallon  dans  la 
langue  d'oui)  est  une  «  salière  »  ? 

Et  si  mouchette  «  abeille  »  est  devenu  mouche,  ainsi  que  je  le 
prétends,  mouchette  «  essaim-ruche  »  n'a-t-il  pas  pu  ou  dû  devenir 

—  soit  sur  place  avec  mouchette  «  abeille  »,  soit,  plus  facilement 
à  l'écart  de  mouchette  >  mouche  «  abeille  »,  qui  allait  se  spécifier 

—  mouche  «  essaim-ruche  »  (que  M.J.  signale  lui-même  aux 
points  4  *,  5,  405,  505);  et  si  mouche  »  abeille  »  fait  place  à 
abeille,  mouche  «  essaim-ruche  »,  ne  deviendra-t-il  pas  aussi  abeille 
«  essaim-ruche  »,  mot  qui  ne  figure  pas  dans  l'Atlas,  mais  que 
M.  Meillet  (sud  du  dép.  du  Cher,  sauf  erreur)  m'a  signalé  2  ? 

J'invite  M.  J.,  ainsi  que  le  lecteur  —  si  nous  en  avons  — ,  à 
examiner  la  situation  géographique  de  ces  points   12 ,  5,  405, 

1.  Lisez  :  12. 

2.  Le  glossaire  de  Tixier  (Escurolles,  Allier),  originaire  de  l'aire  où  Edmont 
signale  mouche-abeille  «  abeille  »,  dit  qu'abeille  ne  s'emploie  pas  seul. 

On  dit  «  une  ruche  d'abeilles  »  et  une  «  mouche  d'abeilles  »  [?]  pour  une 
«  ruche  »  et  une  «  abeille  ».  J'ai  eu  à  copier,  il  y  a  deux  ans,  ce  glossaire 
en  entier,  et  j'ai  eu  trop  d'erreurs  évidentes  à  y  constater  pour  y  avoir  mis  ma 
confiance.  Je  suppose  qu'il  s'agit  de  mouche-abeille  «  abeille  »,  Escurolles 
faisant  partie  de    cette  aire,  selon  les  relevés  d'Edmont. 


ESSE  TTE-MO  UCHE  TTE  5  I 

505,  qui  font  tous  partie  de  L'ancienne  aire  manchette  «  abeille  » 
et  «  essaim-ruche  »  et  qui  suivent  la  destinée  d'  «  abeille  » 
jusqu'à  abeille,  le  mot  du  xxe  s.  Ces  parlers  n'ont  plus  guère  à 
se  soucier  de  leur  avenir  :  le  français  y  pourvoira. 

M.J.  approuve  mon  explication  de  mouchette  «  moucheron  » 
>  mouche  «  moucheron  »  en  Wallonie  sous  l'impulsion  et  dans 
le  voisinage  immédiat  de  mouchette  «  abeille  »  >  mouche  «  abeille  ». 
Est-il  possible  qu'il  désapprouve  mouchette  «  essaim  »  >  mouche 
«  essaim  »  et  sa  suite  conséquente  abeille  «  essaim  »  sous  l'im- 
pulsion de  mouchette  «  abeille  »  >  mouche  «  abeille  »  en  une 
aire  cohérente,  dont  il  m'a  marqué  lui-même  les  points  extrêmes 
(4°5.  505>  5  et  I2)  et  auxquels  je  viens  d'ajouter  des  points 
intermédiaires  (sud  du  Cher,  et  probablement  Escurolles)  ? 


* 
*  * 


Dans  une  note  qui  accompagne  une  constatation  malheureu- 
sement trop  juste,  et  que  vient  confirmer  le  présent  article  («  on 
peut  contester  l'évidence  de  certaines  explications  ».  P.  123), 
M.  J.  dit  :  «  Ainsi  je  ne  voudrais  pas  exclure  d'une  façon  aussi 
catégorique  que  le  fait  M.  G.  un  conflit  entre  ai  s  «  planche  »  et 
es  «  abeille  ». 

En  tout  cas,  ais  «  pkmche  »  —  s'il  a  existé  —  était  bien  inof- 
fensif à  l'époque  où  M.  J.  fait  évoluer,  «  par  imitation  »  de  mou- 
chette, es  «  abeille  »  en  essette  «  abeille  ».  Essette  pouvait-il 
moins  facilement  signifier  «  petite  planche  »  qu'«  abeille  »,  voire 
même  qu' aissette  «  espèce  de  hache  ou  de  marteau  »,  si  toute- 
fois ce  mot,  de  tout  autre  origine  que  la  «  planchette  »,  est  de 
la  région  ? 

M.  J.  continue  :  «  il  ne  devait  pas  être  commode  d'appeler  le 
«  banc  des  abeilles  »  (bà  d  esat)  l'es  des  es,  dans  les  Franches- 
Montagnes,  par  ex.,  où  le  rucher  en  forme  de  maisonnette, 
comme  certainement  en  beaucoup  d'autres  régions,  est  d'intro- 
duction moderne  ». 

L'es  des  es  n'avait  pas  à  exister.  Il  était  —M.J.  le  sait  aussi 
bien  que  moi  —  l'ester 9  Yeserier,  qui  était  le  dérivé  le  plus  direct 


52  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

d'es  dans  «  une  unité  qui  témoigne  d'une  conservation  particu- 
lièrement tenace  d'apis  »  (J.),  et  il  consistait  en  une  planche  sur 
laquelle  reposaient  la  ruche  ou  les  ruches,  et  il  consistait  plus 
tard  en  un  rucher  «  en  forme  de  maisonnette  »,  comme  était 
aussi  Yapier,  le  dérivé  le  plus  direct  d'ep,  et  qui,  au  point  264  et 
—  M.  J.  nous  le  fait  savoir  —  dans  Olivier  de  Serres,  désigne 
le  banc  ou  les  bancs  sur  lequel  ou  sur  lesquels  reposent  la 
ruche  ou  les  ruches,  pour  désigner  plus  tard  le  rucher  «  en 
forme  de  maisonnette  ». 

Si  les  Franches-Montagnes  n'ont  plus  Yesier-eserier,  c'est 
qu'elles  s'en  sont  appauvries  depuis  la  disparition  à' es  I  (guère 
avant  —  quoique  banc  des  es  vaille  bien  es  des  es).  «  C'est  la 
seule  aire  quelque  peu  étendue  de  ce  dérivé  d'es  »  (J.),  et  M.  Bloch 
dans  les  26  patois  vosgiens  et  franc-comtois  qu'il  a  étudiés 
relève  26  ester  «  rucher  ». 

J.   GlLLlÉRON. 

1.  Comme  le  point  77  s'est  appauvri  de  chatrier  ou  d'ester  à  l'époque  d'ep- 
apier. 


LA 
DIMINUTIVITÉ  D'ABEILLE  ET  D'OISEAU 


La  critique  de  M.  Jaberg  a  attiré  à  nouveau  mon  attention  sur 
le  mot  jeuneau  «  essaim  »,  dont  on  trouvera  l'aire  dans  la  carte 
qui  accompagne  mon  travail  sur  l'abeille. 

Jeuneau  (aire  D  de  la  carte)  désigne  1'  «  essaim  »,  et,  aboutis- 
sement de  tâtonnements  lexicaux  qui  l'environnent,  a  remplacé 
un  essaim  qui  était  devenu  «  abeille  »  par  l'intermédiaire  de 
«  mouche  à? essaim  »  Ç>essaim  tout  court).  C'est  avec  raison  que, 
dans  ma  réplique  à  M.  Jaberg,  je  m'appuie  sur  l'origine  de  ce 
mot  pour  corroborer  une  interprétation  de  mouchette  par  «  jeune 
d'abeille  ».        • 

Si  mon  travail  a  trouvé  un  lecteur  attentif,  je  doute  que  celui- 
ci  puisse  me  reprocher  de  la  prolixité  et  de  la  surabondance  dans 
les  démonstrations  que  j'ai  tentées  et  que  j'aurais,  paraît-il,  trop 
facilement  considérées  comme  aboutissant  à  des  vérités  mathéma- 
tiques. 

On  me  permettra  donc  de  ne  pas  négliger  l'occasion,  que  me 
fournit  jeuneau  «  essaim  »,  de  corroborer  une  conception  que 
j'aurais  pu  considérer  avec  trop  de  hâte  comme  mathématiquement 
juste  et  de  mettre  à  nouveau  en  relief  la  valeur  des  déduc- 
tions qui  ont  pour  base  la  géographie  linguistique. 

J'ai  prétendu  que  la  plus  grande  partie  du  territoire  de  la 
langue  d'oui  avait  eu  à  subir  une  collision  d'es  «  abeille  »  avec 
e\è  (en  é%é  :  le  vol  déçé  =  le  vol  d'oiseaux,  le  vol  des  abeilles), 
une  collision  qui  entraînait  la  perte  des  deux  vocables  (voir 
Abeille).  En  outre,  dans  la  Revue  de  phil.  fr.,  1920,  ierfasc,  j'ai 
corroboré  depuis  cette  conception  en  signalant  dans  un  patois  de 


54  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

l'aire  é  =  apis  une  forme  oiseleur  désignant  Y  «  apiculteur  », 
qui  est  indubitablement  propre  à  confirmer  le  fait  qu'il  s'agit  bien 
d'une  collision  de  1'  «  abeille  »  avec  1'  «  oiseau  »  —  fait  d'ailleurs 
mis  hors  de  doute  par  les  substituts  étranges  qui  ont  succédé  aux 
deux  vocables  télescopés. 

Cependant,  si  «  abeille  »  et  «  oiseau  »  se  sont  télescopés  dans 
la  plus  grande  partie  du  territoire  de  la  langue  d'oui,  nécessitant 
ainsi  une  substitution  bilatérale,  certain  substitut  d'abeille,  guêpe 
«abeille  »,  m'avait  démontré  l'existence  d'un  autre  télescopage, 
celui  d'es  «  abeille  »,  préservé  d'un  télescopage  avec  «  oiseau  »,  et, 
en  Wallonie,  allant  entrer  en  collision  avecwes  «  guêpe  ». 

Cet  autre  télescopage  s'accomplissait  en  dehors  d'  «  oiseau  », 
laissait  oiseau  intact.  Il  en  restait  deux  aires  bien  distinctes  : 

i)  celle  d'  «  abeille  »  et  d'  «  oiseau  »  substitués  par  d'autres 
mots,  et 

2)  celle  d'  «  abeille  »,  substitué  pour  cause  de  télescopage  avec 
«  guêpe  »  et  où  oiseau  reste  intact. 

C'est  la  nature  des  substituts  d1  «  abeille  »  et  d'  «  oiseau  »  — 
ep  à  Paris  «  abeille  »  ;  moisson  «  moineau*  »>>  «.oiseau  »  —  qui 
m'avait  permis  de  considérer  comme  certain  l'autochtonisme 
d'oiseau  en  Wallonie  (Abeille  p.  161). 

Nous  avions  vu  oiseleur  «  apiculteur  »  réaliser  la  conception 
d'une  collision  d'  «  abeille  »  avec  «  oiseau  ».  Oiseleur  «  apicul- 
teur »  est  une  entité  qui  est  «  oiseau  »  par  sa  forme  et  «  abeille  » 
par  sa  sémantique. 

Voici  que  jeune  d'essaim,  en  Wallonie  (sous  la  forme  jeuneau 
«  essaim  »)  réalise  la  conception  d'un  oiseau  autochtone  et  per- 
sistant jusqu'à  nos  jours,  la  conception  d'un  oiseau  resté  à  l'écart 
de  tout  conflit  personnel  avec  «  abeille  »,  ne  pouvant  être  par 
conséquent  qu'un  jeune  d'  «  abeille  »  (et  non  d'  «  oiseau  »  — 
puisque  oiseau  n'a  pas  besoin  de  substitut).  Voici  que  juxtaposée 
à  cette  aire  jeuneau,  il  y  a  une  aire(E)  où  jeune  d'oiseau  remplace 
un  oiseau  en  conflit  avec  «  abeille  »  et  devant  disparaître  avec 
l'«  abeille  »,  une  aire  où  jeune  ne  peut  être  que  jeune  d'  «  oi- 
seau »  (et  non  d'  «  abeille  »  —  puisque  essaim  n'a  pas  besoin 
de  substitut).  Voici  une  entité  (jeune)  qui  est  «   oiseau  »  là  où 


DIMINUTIVITÉ    D  ABEILLE    ET    D  OISEAU  55 

elle  ne  peut  être  «  abeille  »,  et  qui  est  «  abeille  »  là  où  elle  ne 
peut  être  «  oiseau  ». 

Jeuneau  «  essaim  »  et  jeune  «  oiseau  »  n'ont  de  commun  qu'une 
commune  limite  qui  marque  une  coupure  violente  entre  eux 
deux.  Cette  limite  est  en  même  temps  celle  qui  sépare  *  aucellum, 
conservé  de  *  aucellum  disparu. 

La  limite  qui  sépare  jeuneau  «  essaim  »  de  jeune  «  oiseau  » 
est-elle,  oui  ou  non,  une  preuve  mathématique  de  ce  que  j'ai 
avancé  en  me  basant  sur  des  faits  de  nature  tout  autre,  c'est-à- 
dire  que  «  apis  s'étant  confondu  à  l'est  [en  la  région  de  jeuneau] 
avec  wespa  et  non  avec*  aucellum,  celui-ci  était  resté  intact, 
que  ces  patois  témoignaient  de  la  réalité  d'un  oiseau  autochtone 
que,  précédemment  [et  toujours  pour  d'autres  raisons]  nous 
avons  cherché  pour  être  le  siège  d'une  survivance  de  es  après  son 
escapade  désastreuse  vers  essaim  »  {Abeille  p.  iéi)  ? 

Il  n'y  a  aucune  corrélation  entre  nos  deux  jeune,  ils  n'ont  qu'une 
frontière  commune  qui  se  révèle  comme  une  barrière  infran- 
chissable à  chacun  d'eux  (Tun  excluant  l'autre). 

Jeuneau  était  réellement  un  groupe  de  jeunes  abeilles  et  était 
un  terme  adéquat  (car  jeune  «  abeille  »  n'existe  pas)  à  un  essaim 
défaillant.  Jeune  n'est  «  oiseau  »  que  par  un  tronçonnement 
sémantique  d'oiseau  défaillant,  non  adéquat  à  «  oiseau  »  et  créant 
une  nouvelle  équivoque    (jeune  de  n'importe  quel  animal). 

Jeuneau  «  essaim  »  était  susceptible  de  se  maintenir.  Jeune 
«  oiseau  »  ne  le  pouvait  pas  raisonnablement,  et  allait  nécessai- 
rement être  soumis  à  une  révision  (oiselet,  alouette). 

Jeuneau  succédait  à  essaim  disparu  à  la  suite  (ïessai?n^>  «  abeille». 
Jeune  succédait  à  oiseau,  médiatement  ou  immédiatement  (c'est  à 
examiner),  à  l'époque  du  télescopage  de  «  abeille  »  avec  «  oiseau  », 
télescopage  qui  ne  s'est  pas  produit  dans  l'aire  jeuneau. 

Si  la  limite  géographique  qui  sépare  jeuneau  de  jeune  est  ce 
qu'est  en  grammaire  un  trait  de  suspension,  celles  qui  séparent 
jeune  de  oiselet  et  de  alouette  ne  sont  que  des  traits  d'union.  Mal- 
gré leur  ressemblance  formelle,  les  deux  jeune  n'ont  rien  de  com- 
mun entre  eux  géographiquement  que  leur  antagonisme  réci- 
proque ;  malgré  leur  diversité  déforme,  jeune,  oiselet,  alouette  ont 


56  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

entre  eux  un  intime  rapport  :  deux  d'entre  eux  ne  sont  vraisem- 
blablement que  des  tentatives  de  rétablissement  lexical,  de  replâ- 
trage sémantique,  d'ailleurs  inefficaces. 

Un  dictionnaire  étymologique  français,  fait  sur  le  modèle  du 
Rom.  etym.  Wôrterbuch,  qui  se  contenterait  de  dire 

Juvenis .  .  .  jeune  en  lorrain  signifie  «  oiseau  » 

Dérivé  :  jeuneau,  en  wallon,  désigne  le  «  jeune  homme  »  et 
1'  «  essaim  d'abeilles  » 

serait  à  mes  yeux  un  répertoire  de  rébus.  C'est  ce  que  seront 
tous  les  dictionnaires  qui  écloront  sans  être  éclairés  par  la  géo- 
graphie linguistique.  Il  n'y  a  de  jeune  «  abeille  »  à  jeune  «  oiseau  » 
que  corrélation  psychologique. 

Je  résiste  à  la  tentation  d'établir  une  filiation  apparemment 
facile  entre  jeune,  oiselet  et  alouette —  j'excepte  moisson  «  moineau  » 
dont  j'ai  cherché  à  établir  le  rôle  comme  substitut  d'  «  oiseau  » 
dans  Abeille.  La  filiation  aurait  l'avantage  de  situer  chronologi- 
quement ces  substituts,  sans  d'ailleurs  ébranler  la  certitude  que 
ces  trois  mots  sont  trois  témoignages  différents  d'une  commune 
élaboration  tendant  à  trouver  un  substitut  stable  à  «  oiseau  » 
et  que  les  limites  qui  les  séparent  ne  sont  en  quelque  sorte  que 
des  traits  d'union  en  opposition  à  celle  qui  sépare  nettement  et 
brusquement  jeuneau  «  essaim  »  de  jeune  «  oiseau  ».  Si  je  résiste 
à  la  tentation  d'établir  une  succession  jeune^>oiselet^>  alouette, 
voire  même  «  moineau  »^>jeune^>oiselet^> alouette  et  que  je  con- 
seille la  prudence  à  qui  serait  tenté  d'établir  quelque  autre  filia- 
tion, c'est  que  certaines  formes  d'oiselet,  que  l'on  jugerait  secon- 
daires ou  tertiaires,  me  semblent  pouvoir  être  analysées  comme 
ayant  résulté  d'un  contact  immédiat  avec  es  «  abeille  »,  qu'un 
e^elet  (de  155  et  de  144),  qui  signifie  «  oiseau  »,  pourrait  tenir 
formellement  d'es  «  abeille  »  et  être  ainsi  le  pendant  phonétique 
d'oiseleur  «  apiculteur  »  avec  sémantique  intervertie  (jeune 
abeille^>  «  (jeune)  oiseau  »),  bref  qu'il  pourrait  y  avoir  corréla- 
tion et  non  pas  nécessairement  filiation  dans  ces  formes  qui 
témoignent  du  travail  en  vue  de  trouver  un  substitut  de  tout 
repos  à  «  oiseau  ».  Tous  ces  témoins  nous  montrent  que  seule 
la  forme  littéraire  d'oiseau  pouvait  rétablir  un  état  stable  dans 
l'aire  patoise  d'oiseau  disparu. 


DIMINUTIVITE    D  ABEILLE    ET    D  OISEAU  57 

La  corrélation  psychologique  des  deux  jeune  est-elle  naturelle 
ou  surprenante  ?  Elle  est  naturelle. 

Dans  la  langue  latente,  en  gésine,  où  la  langue  vivante  va 
chercher  des  mots,  lorsqu'un  de  ses  éléments  vient  à  succomber, 
et  d'où  elle  les  appelle  à  prendre  part  à  sa  lexicalité,  jeune, 
appelé  par  essaim  qui  est  un  groupe  de  jeunes  abeilles,  était  un 
candidat  désigné  à  la  succession  d'  «  abeille  »,  aussi  bien  que  jeune, 
appelé  par  oiseau  (qui  était  «  père  et  mère  d'oiseaux  »)  était  un 
candidat  désigné  à  la  succession  d'  «  oiseau  » . 

En  détresse  lexicale,  en  mal  de  substitution,  la  langue  jette 
tout  d'abord  ses  regards  sur  ce  qui  se  trouve  le  plus  près  de 
l'élément  défaillant.  Or,  pour  un  substantif,  qu'y  a-t-il  de  plus 
rapproché  que  la  diminutivité  du  mot  défaillant.  Que  celle-ci 
existe  déjà  et.  puisse  s'accommoder  au  sens  du  mot  simple,  ou 
qu'elle  soit  à  créer  par  un  suffixe,  ou  par  un  terme  diminuti- 
visant. 

Glavus  crée  clavellusque  la  langue  considère  comme  un  petit 
objet  qu'est    clavus1.   Mêle  «    merle   »   se  fait   substituer  par 

i.  Clavellus  est  à  clavus  ce  que  apicula  (de  Plaute,  p.  ex.)  est  à  apis, 
c'est-à-dire  le  «  petit  insecte  qu'est  l'apis  »  (cf.  formicula).  Apicula  est  une 
apis  dont  la  diminutivité  équivalant  à  un  adjectif  (petit)  se  rapporte  à  un 
autre  substantif  d'ordre  psychologique  plus  général  (bête,  insecte,  etc.).  C'est 
un  mot  simple  qui  éveille  l'idée  de  deux  substantifs,  dont  le  second  évoque  la 
comparaison,  situe  le  premier  dans  l'ordre  animal  auquel  il  appartient,  indé- 
pendamment du  rapport  lexical  où  il  est  avec  le  premier. 

Je  me  demande  si  les  dialectologues  de  la  Suisse  allemande  ont  tiré  parti  de 
l'ample  moisson  de  renseignements  que  peut  leur  offrir  la  diminutivité  telle 
qu'elle  se  présente  dans  leurs  parlers. 

L'ordre  animal  est  largement  représenté  dans  la  dénomination  des  hôtels  et 
auberges  de  leur  pays  :  à  l'ours,  au  cerf,  au  cygne,  au  bœuf,  au  lion  (d'or),  à 
l'agneau,  au  mouton,  au  coq  (d'or),  au  sanglier  (Eber),  à  l'aigle,  au  faucon, 
au  saumon,  au  bouquetin,  etc.  A  côté  de  tous  ces  noms  d'animaux  servant 
d'enseignes,  et  qui  ne  figurent  jamais  sous  une  forme  diminutive,  il  en  est  un 
qui  ne  figure  jamai s  que  sous  sa  forme  diminutive.  C'est  Rossli  «  au  cheval 
(blanc)  ».  Et  pourquoi  cette  unique  exception  ?Non  pas  que  Le  simple  Ross  ait 
la  péjorativité  que  nous  donnons  au  fr.  rosse  —  loin  de  là.  Mais,  parce  que  la 
caritativité  de  Rossli  éloigne  catégoriquement—  et  c'est  là  un  caractère  précieux 
pour  l'enseigne  d'une  maison  où  l'on  entend  bien  accueillir  les  gens  —  toute 


58  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQJJE    VERBALES 

melette,  lorsqu'il  est  en  conflit  avec  mêle  «  nèfle  »  :  la  melette  ne 
peut  être  qu'un  «  merle  »,  et  ne  peut  pas  être  une  «  nèfle  »  à 
qui  la  diminutivité  est  assez  superflue  pour  ne  pas  troubler 
l'existence  de  melette  «  merle  »  '  (pas  plus  que  vignette  ne  trouble 
l'existence  de  vigne.  Mulet  et  muet  sont  sortis  tous  deux,  par  le 
même  procédé,  d'une  identité  lexicale,  sans  avoir  jamais  été 
sentis  comme  diminutifs). 

Mais  alors,  pourquoi  es  parisien  «  abeille  »  ne  prend-il 

pas  la  même  voie  ?  pourquoi  ne  devient-il  pas  essette,  comme  dans 
le  Jura  bernois2,  ce  qui  aurait  dispensé  le  parisien  de  recourir 
à  un  mot  patois  désignant  originairement  la  «  guêpe  »,  un  mot 
qu'il  n'a  pas  compris,  et  que,  associé  à  mouche,  il  a  confondu 
avec  un  suffixe  (mouche-ep^> mouche tte)  ? 

Ces  jeunes  de  jeuneau  «  essaim  »  (aire  D)  sont  de  «  petites 
abeilles  »,  qui  ont  été  ou  sont  encore  dans  l'Ile-de-France 

des  mouches  (élever  des  mouches), 

des  mouchettes  («  nouvelles  mouchettes  »  qui  constituent  un 
essaim), 

des  es+ettes. 

idée  de  cheval  vicieux,  que  Rosspeut  comprendre,  idée  préparatoire  à  celle  que 
nous  avons  mise  dans  le  français  rosse.  Un  Ross  est  bon,  docile,  à  chérir  ;  il  est 
aussi  mauvais,  rétif,  à  fouetter  ;  le  Rôssli  n'a  que  les  premières  qualités,  et 
c'est  ce  qui  le  rend  seul  susceptible  — à  rencontre  de  tous  les  autres  animaux, 
exemptés  de  pareille  classification  —  d'être  affecté  à  dénommer  un  hôtel  ou  une 
auberge  où  l'on  donne  l'hospitalité  à  pied  ou  à  Ross.  Aussi  les  Suisses  appelle- 
ront bien  les  aubergistes  du  Bœuf  et  de  l'Ours  :  Bàremuirth  et  Ochsemvirth  ; 
mais  ils  se  garderont  bien  d'appeler  Rosnuirth  le  «  Rôsslhiirth  ». 

1.  Cependant  melette  «  merle  »  peut  être  un  terme  thérapeutique  qui 
n'est  que  provisoirement  efficace  à  cause  de  son  équivoque.  Il  faut  se  garder 
de  croire  que  melette  «  merle  »  dans  son  attestation  actuelle  patoise  rende 
compte  de  l'étendue  géographique  de  son  apparition.  L'étude  des  patrony- 
miques, matière  encore  peu  explorée  dans  ses  rapports  avec  les  noms  com- 
muns, révélerait,  je  crois,  une  floraison  beaucoup  plus  riche  de  Merlette 
((  merle  »  que  n'en  révèle  merlette  «  merle  »,  ayant  fait  place,  sans  doute,  à 
des  formes  plus  ou  moins  défigurées  du  français  merle.  Il  est  possible  —  j'ai  pu 
m'en  convaincre  par  expérience  —  de  sélectionner  et  de  localiser  assez  sûre- 
ment les  patronymiques  représentant  en  France  des  noms  communs. 

2.  On  va  voir  tout  à  l'heure  que  essette  du  Jura  bernois  n'est  pas  «  petite 
abeille  ». 


D1MINUTIVITE    D  ABEILLE   ET   D  OISEAU  59 

La  diminutivité  d'  «  abeille  »,  le  français  littéraire  l'aurait 
trouvée  en  mouche,  diminutif  réel,  en  mouchette,  diminutif  formel, 
en  es-\-etle,  diminutif  formel,  en  jeune,  comme  D  l'a  trouvée  pour 
«  abeille  »  et  E  pour  «  oiseau  ». 

=  Mouche,  équivoque  —  l'équivoque  n'a  été  levée  que  plus 
tard,  et  précisément  grâce  à  l'adoption  préalable  de  ep  «  abeille  », 
qui,  par  mouchette,  né  inopinément  (<jnouche-ep),  met  en  demeure 
le  français  de  se  justifier  d'un  mouchette  impropre  et  le  met  en 
présence,  une  seconde  fois,  d'un  mouche  dont  il  va  devoir  tirer 
parti,  et  plus  heureusement  que  la  première  fois  —  ce  mouche  équi- 
voque, dis-je,  aurait  exigé  une  spécification  de  toutes  les  autres 
mouches  piquantes  et  non  piquantes,  des  mouches  aussi  qui  pou- 
vaient être  de  «  jeunes  abeilles  »  (ce  que  n'a  pas  fait  le  nord).  Et 
d'où  serait  venue  cette  spécification,  ce  complément  ?  D'essaim 
Ç>mouche  d'essaim),  qui  a  si  malheureusement  échoué  dans 
le  nord,  grâce  à  l'équivoque  qu'il  a  produite  ?  Le  français  pouvait 
être  tenté  de  s'engager  dans  cette  voie,  comme  le  nord,  faire 
fausse  route,  comme  le  nord  ;  mais  encore  fallait-il  qu'il  passât 
outre,  comme  dans  le  nord  sans  doute,  sur  l'équivoque  qu'amène 
la  collision  des  sens  «  jeunes  d'essaim  »  et  «  abeille  ».  D'ailleurs, 
le  moment  psychologique  de  renoncer  à  un  mot  simple,  per- 
mettant d'esquiver  ce  pis- aller,  était-il  venu  ?  Ce  n'est  que 
dans  une  détresse  lexicale  plus  grande  que  l'Ile-de-France 
renoncera  à  trouver  un  mot  simple,  renoncera  momentanément 
à  distinguer  1'  «  abeille  »  de  la  «  mouche,  jeune  abeille  d'essaim  ». 
Ce  n'est  qu'après  avoir  échoué  dans  son  adoption  de  ep,  puis  de 
mouche-ep^>  mouchette  qu'elle  en  est  réduite  ci  recourir  définitive- 
ment à  mouche  qu'elle  spécifie  par  à  miel. 

Quant  à  mouchette,  on  vient  de  voir  combien  ce  mot  était 
impropre  à  succéder  à  es  «  abeille  »,  puisque,  né  accidentellement 
de  mouche-ep,  la  langue  s'en  défait  presque  instantanément, 
comme  partout  ailleurs  en  France,  sauf  là  où  sa  diminutivité 
cesse  d'être  sentie  (ùrç-atte-otte)  et,  exceptionnellement,  en  quatre 
points  valaisans  —  sans  parler  de  l'impropriété  que  mouchette 
partage  avec  mouche,  tous  deux  étant  aussi  «  jeune  abeille  d'es- 
saim ». 


60  PATHOLOGIE  .  ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Quant  à  jeune,  il  peut  s'appliquer  aussi  bien  à  Y  «  abeille  » 
qu'ai'  «  oiseau  »,  et  jeune  perpétuerait  l'équivoque  à9  es,  équivoque 
qui  n'est  pas  perpétuée  dans  l'aire  D  où,  par  la  présence,  la  per- 
sistance autochtone  &  oiseau,  jeune  n'a  plus  qu'à  s'appliquer  à 
1'  «  abeille  »  de  l'essaim,  sans  devenir  «  abeille  »  lui-même. 

Reste  es-\-ette.  Entendons-nous  d'abord  sur  ce  que  représente 
cette  formule  équivoque  dans  l'Ile-de-France.  Il  ne  s'agit  pas  du 
mot  es,  avec  s  sourde  +  le  suffixe  ette.  Apis  avait  abouti,  dans 
l'Ile-de-France,  à  é  au  singulier,  c'est  donc  dV  —  s'il  y  a  lieu 
toutefois  de  considérer  cette  possibilité  qui  est  étrangère  au  mode 
de  dérivation  habituel  —  qu'il  fallait  former  un  diminutif  en 
-ette.  N'est-ce  pas  é  que  nous  avons  eu  à  Paris,  lorsqu'on  y  forma 
é-ep  «  abeille  »  (éep),  successeur  de  ep  et  collatéral  de  mouche-ep 
(^>mouchetté)  ?  Et  é-ep  traité  comme  mouche-ep  ne  serait-il  pas  l'ai— 
ter  ego  de  celui-ci  sous  la  forme  éette  ?  Allait-on  avoir  éette  ?  î 

Restait  la  formation  diminutive  sur  le  pluriel  qui  était  es  ou, 
devant  voyelle,  —  ce  qui  est  le  cas  pour  nous  —  e%.  C'est  bien 
sous  cette  forme  e%  que  1'  «  abeille  »  est  entré  en  conflit  formel 
avec  é%é  «  oiseau  »,  conflit  rendu  indubitable  par  la  disparition 
populaire  à" oiseau  dans  toute  la  région  où  s'est  joué  le  sort 
d'  «  abeille  »  parisien,  c'est  bien  cette  forme  e%  qui  a  produit 
eper  «  rucher  »  (et  non  essier}. 

Cette  forme  e%  aurait  donc  donné  émette  (et  non  essette).  Mais 
émette,  qu'aurait-il  signifié  ?La  belle  avance  que  cette  substitution  ! 
Emette,  survenant  après  un  e\  «  abeille  »,  qui  était  confondu  avec 
e\i  serait  aussi  bien  un  «  jeune  oiseau  »  —  tel  jeune  dans  l'aire 
E  —  qu'une  «  jeune  abeille  »  —  tel  jeune  de  jeuneau  dans  l'aire 
D.  Prolongement  de  l'équivoque  que  l'on  s'applique  à  lever  ! 

De  propos  délibéré  ni  mouche,  nlmouchette,  ni  es-felte,  ni  aucun 
diminutif  —  qu'il  soit  formé  avec  sutfixe  ou  qu'il  soit  un  mot 
diminutivisant  —  ne  pouvaient  prendre  la  place  dV  ou  d'és. 

Il  fallait  une  révolution  lexicale  qui  aboutirait  à  quelque  dic- 
tature imprévue,  et  la  langue  y  est  arrivée  par  l'intermédiaire  de 
mouche,  il  est  vrai,  de  mouche  rebuté  tout  d'abord,  mais  d'un 
mouche  qui  n'est  pas  le  successeur  chronologique  direct  d'apis,  et 
dont  nous  avons  exposé  la  genèse  dans  notre  travail  sur  l'abeille. 


DIMINUTIV1TÉ    D'ABEILLE    ET    o'oiSEAU  6l 

Il  v  avait  un  diminutif  avette  qui  valait  certes  mieux  que 

.  .mais  qui  ne  tenait  d'aucun  mot  comme  diminutif. 

Ef  parisien,  le  singulier  régulier  d'apem,  était  depuis  longtemps 
perdu,  réduit  qu'il  avait  été  à  é,  et  si  ep  était  au  Parisien  aussi 
incompréhensible  ou'avette,  ep  lui  rappelait  du  moins  que  guêpe, 
forme  semblable,  désignait  un  insecte  semblable,  dont  l'exis- 
tence lexicale  a  toujours  été,  et  est  encore  actuellement  parallèle 
à  celle  de  V  «  abeille  ».  Pour  les  lettrés  avette  était-il  un  dimi- 
nutif d'avis  «  oiseau  »?  • 

Et  Yessette  de  M.  Jaberg,  Yessette  qui,  en  Suisse,  est  indu- 
bitablement une  «  petite  es,  ou,  d'après  M.  J.,  une  «  gentille 
es  »,  parallèlement  à  manchette  dont  l'aire  est  adhérente,  formes 
dont  vous  avez  montré  la  paralysie  diminutive  dans  l'article 
précédent  ?  Cet  essette,  comme  aussi  mouchette,  montre  bien  qu'es 
«  abeille  »  pouvait  donner  naissance  a  un  diminutif  ou  cari- 
tatif,  en  Suisse,  comme  ailleurs. 

A-t-on  eu,  en  Suisse,  une  collision  lexicale  ?  Laquelle  ? 

Oiseau  est  resté.  Guêpe  est  resté.  Pourquoi  abeille  n'est-il  pas 
resté,  comme  il  est  resté  dans  le  canton  de  Fribourg  l  où  il 
poursuit  jusqu'au  bout  la  voie  phonétique  qui  lui  est  prescrite  ? 

Il  faut  faire  valoir  une  autre  raison  à  sa  disparition,  et  une 
raison  qui  n'empêchait  pas  le  canton  de  Fribourg  de  conserver 
jusqu'à  nos  jours  apis. 

Dans  la  partie  franco-provençale  de  la  Suisse,  à  laquelle  appar- 
tient le  canton  de  Fribourg,  et  où  apis  devait  devenir  a  comme 
dans  le  canton  de  Fribourg,  la  réduction  d'apis  à  un  simple  son 
vocalique  était  bien,  me  semble-t-il,  une  raison  suffisante  pour 
qu'il  disparût,  et  que  sa  conservation,  dans  le  canton  de  Fribourg, 
nous  apparaisse  même  comme  surprenante.  En  ajoutant  ce  quisuit, 
nous  rendons  cette  conservation  moins  surprenante,  sans  cepen- 
dant supprimer  entièrement  la  part  qui  revient,  dans  la  dispari- 
tion de  a  «  abeille»,  à  l'indiscutable  inconvénient  résultant  d'une 
réduction  à  un  seul  son  vocalique  —  rappelons  d'ailleurs  que  les 

i.  Ht  un  point  du  Pays  d'en- Haut  (Vaud). 


62  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

patois  fribourgeois  sont  mieux  conservés  que  ceux  du  canton  de 
Vaud.  S'imagine-t-on  comme  possible  la  conservation  d'une 
forme  a  «  abeille  »  dans  des  patois  valaisans  qui  ont  perdu  /  et  n 
initiales  et  intervocaliques,  réduisant  luna  et  ala,  par  exemple, 
à^«  lune  )>  et  «  aile  »  r,  homonymes  d'à  «  abeille  »  et  qui,  pour 
ne  pas  devenir  charabias,  se  les  restituent  d'après  des  parlers 
ayant  conservé  la  tradition  de  ces  consonnes  initiales  et  intervo- 
caliques ?  Comment  réhabiliter  a  «  abeille  »  avec  ses  éléments 
consonantiques  ? 

A  «  abeille  »  en  franco-provençal,  aussi  bien  que  è  «  abeille  » 
en  territoire  de  langue  d'oui  (Jura  bernois)  n'avait  qu'une  médi- 
cation à  sa  disposition  —  il  ne  témoigne  d'ailleurs  d'aucune 
autre  en  Suisse  —  et  cette  médication  était  celle  qui  a  été  appli- 
quée en  France,  la  médication  par  la  forme  originairement  plu- 
rielle. 

En  admettant  en  Suisse  l'existence  d'une  forme  plurielle  fai- 
sant fonction  de  singulier  et  à  côté  de  la  forme  singulière  (origi- 
naire, ou  refaite  sur  celle  du  pluriel)  représentée  par  le  canton 
de  Fribourg,  nous  donnons  à  apis  «  abeille  »  toutes  les  vitalités 
qu'il  pouvait  avoir.  Il  n'en  est  aucune  autre  imaginable. 

Or,  apem  devenait  phonétiquement,  dans  le  Jura  bernois,  é, 
comme  à  Paris  ;  au  pluriel  il  avait  es,  et  e%  devant  voyelle  en  par- 
ticulier, aussi  a-t-il  donné  é^ier  «  rucher  »  qui  y  a  vraisemblable- 
ment existé  —  il  existe  à  quelques  kilomètres  de  là,  en  France  — 
avant  banc  d'essetles,  et  qui,  selon  M.  Jaberg  lui-même,  est  «  la 
seule  aire  quelque  peu  étendue  de  ce  dérivé  d'es  que  révèle 
l'Atlas  linguistique.  Elle  s'appuie  sur  essette  «  abeille  »  du  Jura 
bernois,  es  fribourgeois  [Y  es  fribourgeois  n'existe  pas,  M.  J.  veut 
dire  a,  et  cet  a  qui  équivaut  a  é  «  abeille  »  de  Paris,  indique  assez 
clairement  à  quoi  devait  aboutir  apem  dans  le  Jura  bernois], 
essette  bernois  et  ester,  eserier  comtois  ne  formeraient-ils  pas  une 
unité  qui  témoigne  d'une  conservation  particulièrement  tenace 
d'apis  dans  cette  partie  du  domaine  gallo-roman  ?  » 

Si  es  a  donné  régulièrement  éfier  —  et  il  l'a  donné  régulière- 

i.  Remarquez  que  dans  le  sud  de  l'aire,  a  «  abeille  »  est  du  genre  féminin. 


DIMINUTIVITÉ    D'ABEILLE    ET    D'OISEAU  63 

ment  !  non  pas  dans  le  Jura  bernois,  qui  aurait  soit  éçyé,  soit 
è}(yY*  et  s'en  est  appauvri  pour  le  remplacer  par  un  «  banc 
d'abeilles  »  (terme  ne  remontant  pas  plus  à  la  latinité  que  gen- 
darme à  cheval  ne  remonte  à  gentem  de  armis  ad  caballum), 
mais  dans  son  voisinage  immédiat  —  je  réclame  nécessairement 
une  forme  émette,  comme  forme  diminutive  de  es  (comme  noi- 
sette de  nois),  ou  plutôt  une  forme  é jette,  comme  noijille  de  nais, 
la-quelle  forme  noijille  est  celle  du  Jura  bernois,  que  ce  diminutif 
é&tte-èjette  soit  formé  indépendamment  de  tout  modèle,  ou  que, 
comme  le  veut  M.  Jaberg,  il  soit  fait  par  imitation  de  mouchette 
«  abeille  ».  Les  raisons  que  j'allègue  dans  la  note  i  de  cette  page 
pour  justifier  une  double  existence  de  l'article  les  ne  sauraient 
valoir  pour  la  terminaison  d'aucun  substantif  et  tout  particulière- 
ment pas  pour  un  es  qui  donnerait  é^ier  d'une  part,  et  essette 
d'autre  part  3. 

Essette  du  Jura  bernois  ne  peut   remonter  qu'à  un  es  dont  Ys 

1.  D'autant  plus  régulièrement  que  «est  apparu  sous  sa  forme  avec  s  sonore 
même  dans  des  cas  où  L'j  aurait  dû  être  sourde  :  brevier  «  épervier  »  en  picard 
ne  s'explique  que  par  e\  previer  (décomposition  étymologique  de  espervier),  où 
le  1  de  es  a  sonorisé  ley>  deprevier. 

Je  me  suis  aventuré  -  contrairement  à  mon  habitude  —  à  émettre  une  autre 
étymologie  de  semelle  que  celle  qui  le  fait  venir  d'un  *semella,  créé  unique- 
ment pour  le  besoin  «  d'un  mot  répandu  dans  toute  la  France,  mais  inconnu 
en  dehors  de  France  (!)  »  et  qui  a  succédé  à  un  radical  sol.  .  .  existant  encore. 
Je  n'ai  pas  cru  que  Ys  sourde  de  semelle,  au  lieu  de  s  sonore  attendue,  soit 
un  obstacle  dirimant  pour  la  rejeter,  car  les  avant  d'aboutir  à  l'actuel  lé  a,  très 
probablement,  perdu  la  régularité  phonétique  primitive  —  c'était  presque 
infaillible  —  que  lui  imposait  sa  place  par  rapport  au  son  qui  le  suivait,  comme 
on  le  voit  dans  brevier  «  épervier  »  et,  plus  près  du  territoire  $ essette,  (pour 
des)  dans  des  produits  de  degré  «  escalier  »  tels  que  les  révèlent  les  points  85 
et  25,  par  exemple,  comparés  au  point  61,  point  suisse  où,  conformément  à 
l'émette  «  abeille  »  que  je  réclame  pour  le  Jura  bernois,  on  a  \egra. 

2.  Ces  deux  formes  réunissent  toutes  les  possibilités  phonétiques  qui,  dans 
les  quatre  points  du  Jura  bernois  ayant  essette  «  abeille  »,  ont  pu  se  produire 
de  apis-farium. 

3.  Assier  «  rucher  »  du  bagnard  est  correctement  dérivé  d'un  es,  avec  s 
sourde,  qui  existe  encore  dans  une  foule  de  mots,  à  telle  enseigne  que  c'est  cette 
s  sourde  qu'adoptent,  contre  toute  vérité  étymologique,  les  monosyllabes  valai- 
sans  bis  «  bief  »,  vens  «  vent  »,  etc. 


64  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

(sourde)  est  de  nature  thérapeutique,  étrangère,  littéraire,  et 
phonétiquement  rigide,  immuable  —  populaire  ailleurs  et  «  surpo- 
pularisée »,  par  exemple  dans  le  picard  esprevier,  où  la  forme 
avec  s  sonore  empiète  sur  elle  avec  s  sourde,  tandis  que  es -{-taon 
donnait  régulièrement  estaon  (avec  s  sourde).  Essette  ne  peut 
avoir  vu  le  jour  dans  le  Jura  bernois.  S'il  n'est  pas  originaire- 
ment es-ep,  comme  je  l'ai  affirmé  dans  Abeille  et  l'affirme  plus 
que  jamais,  il  n'est,  en  tout  cas,  pas  un  mot  né  en  Suisse.  D'où 
pourrait-il  venir,  puisqu'il  n'y  a  dans  la  langue  d'oui,  à  laquelle 
appartient  le  Jura  bernois,  aucun  diminutif  d'apis  autre  quavelte  ? 

Si  essette  était  un  produit  régulier  et  autochtone  d'un  ^<Capis, 
il  est  absolument  certain  que  mon  travail  sur  l'abeille  serait  d'une 
absolue  nullité  scientifique,  puisque  la  rencontre  d'apis  avec 
aucellum  n'aurait  pas  eu  lieu,  et  qu'ainsi  tout  mon  échafaudage 
s'écroulerait  comme  un  château  de  cartes. 

Essette  n'est  point  le  diminutif  à'es  «  abeille  »,  qui  serait 
émette  (éjetté)  dans  le  Jura  bernois,  comme  il  le  serait  à  Paris. 

Emette  serait  un  diminutif  réel  à' es,  où  le  suffixe  serait  soudé 
à  un  es  vivant,  et  phonétiquement  mobile  selon  ses  fonctions  de 
syntaxe  et  de  dérivation,  et  qui  a  donné  é%ier  «  rucher  »,  c'est-à- 
dire  ce  qu'il  devait  donner. 

Essette  est  un  diminutif  fictif,  où  le  suffixe  ette,  au  lieu  d'être 
soudé,  est  attaché  comme  avec  une  ficelle  à  unes  phonétiquement 
impotent  et  paralysé,  et  ce  suffixe  ette,  attaché  à  es  comme  avec 
une  ficelle,  peut-il  être  autre  chose  que  mon  ep  >  ette,  appliqué 
à  l'inamovible,  immuable  es  qui  le  rebute,  se  comportant  vis-à- 
vis  de  ette  tout  autrement  (essette).  .  qu'un  autre  es  vis-à-vis  de  -ter 
(é^ier)  ? 

Au  nom  de  la  phonétique  on  a  considéré  essette  comme  un 
diminutif  d'un  représentant  phonétique  d'apis. 

Au  nom  de  la  phonétique  je  le  considère  comme  un  dimi- 
nutif impossible. 

Si  essatte  du  Jura  Bernois  est  es-ep,  est-ce  que  mouchatte  qui, 
selon  M.  J.  et  pour  des  raisons  chronologiques  résultant  de  leur 
apparition  respective  dans  les  textes  a  servi  de  modèle  à  essatte, 
n'est  pas  mouche-ep,  dont  le  passage  en  Lorraine  est  attesté  par 


DIMINUTIVITÉ    D'ABEILLE    ET    D'OISEAU  65 

apier  «  rucher  »  en  pleine  aire  mouchette  —  attestation  isolée,  par- 
ce que  recueillie  par  un  «  passant  »  ? 

Le  Jura  bernois  nous  offre —  à  l'état  initial  d'une  confusion 
dont  on  va  voir  tout  l'enchevêtrement  dans  un  article  ci-joint 
(Fantasmagorie  étymologique) — pomme  «  pomme  »  et  pommai  te 
«  pomme  de  terre  »,  qui,  dans  la  France  voisine,  allaient  devenir 
pommât  te  a  pomme  »  et  «  pomme  déterre»  et  donner  unpommat- 
tier  «  pommier  »,  le  Jura  bernois  nous  offre  essette  «  abeille  », 
lequel,  selon  moi,  a  précédé  mouchette  «  abeille  »  ;  le  Jura  bernois 
ne  serait-il  pas,  par  hasard,  un  lambeau  en  retard  lexical  d'une 
aire  franco-suisse,  caractérisée  encore  aujourd'hui  par  l'évolution 
du  suffixe  -ette  en  atte-otte  ? 

Si  l'on  ne  trouve  pas  au  xve  siècle  (ïessette  dans  l'Est  de  la 
France  avoisinant  la  Suisse,  c'est  peut-être  qu'il  n'y  existe  pas 
une  commission  dotée,  comme  en  Suisse,  pour  explorer  les 
archives  patoises,  ou  encore  que  les  conditions  dans  lesquelles  les 
mots  régionaux  apparaissent  dans  les  textes  varient  d'un  pays  à 
l'autre.  Seul  M.  Jaberg  serait  en  état  de  nous  renseigner. 

S'il  se  trouve  que,  sans  m'être  aperçu  de  l'impossibilité  phoné- 
tique d'un  essette  diminutif  spontané  à9 es  en  Suisse,  j'aie  attribué 
à  cet  essette  une  autre  origine  pour  des  raisons  d'ordre  étran- 
ger à  la  phonétique,  et  que,  ayant  à  répondre  à  une  critique  qui 
en  soutient  l'origine  diminutive  ou  caritative,  je  m'aperçoive 
tout  à  coup  de  son  impossibilité  phonétique  —  je  me  déclare 
satisfait,  à  défaut  d'autre  approbation,  de  l'usage  que  j'ai  fait  de  la 
géographie  linguistique,  je  dors  encore  sur  les  deux  oreilles,  et 
je  me  console  d'avoir  oublié  momentanément,  de  concert  avec 
mon  contradicteur,  les  principes  de  la  phonétique. 


* 
*  * 


Toute  la  Suisse  a  eu  la  descendance  directe  d'apis,  qui  existe 
encore  dans  le  canton  de  Fribourg  et  en  un  point  vaudois,  et 
qui  a  laissé  un  dérivé  (achyê  «  rucher  »)  dans  le  val  de  Bagnes; 
mais  sur    toute  l'étendue    de   la   Suisse,  hormis    le    canton  de 

5 


66  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Fribourg,  s'est  déversée  la  production  d'  «  abeille  »  qui  a  vu 
le  jour  en  France. 

La  Suisse  a  été  la  région  prédestinée  par  sa  situation  géogra- 
phique, où  se  sont  enchevêtrés  le  type  méridional  abeille  et  les 
types  septentrionaux  monchette,  essette.  Contre  cette  constatation 
basée  sur  la  géographie  linguistique,  l'examen  phonétique  ne  pré- 
vaudra pas,  dût  cet  examen  —  ce  qui  n'est  pas  —  témoigner 
d'une  «  bonne  représentation  »  phonétique  (pour  employer  les 
termes  des  rédacteurs  du  Glossaire). 

L'existence  de  mouchette  lorrain  n'est  possible  que  grâce  à  la 
forme  phonétique  qu'il  y  prend  et  qui  émascule  sa  diminutivité. 
Mouchette  valaisan,  impropre  à  servir  d'  «  abeille  »,  comme  par- 
tout ailleurs  où  il  reste  phonétiquement  mouchette  et  où  la  dimi- 
nutivité en  -ette  est  sentie,  ne  peut  trouver  d'excuse  que  pour 
figurer  dans  un  quaterne  reculé  et  ne  représentant  qu'une  unité, 
vu  l'étroite  parenté  qui  lie  entre  eux  les  quatre  points  valaisans  '. 

Comme,  d'une  part,  mouchette  valaisan  ne  peut  être  né  indépen- 
damment de  mouchette  lorrain,  ni  avoir  été  importé  de  Lorraine, 
ou  d'une  autre  partie  de  la  France,  sans  avoir  passé  au  préalable 
par  le  pays  donnant  accès  au  Valais,  comme,  d'autre  part,  mou- 
chette lorrain  est  mouche- ep,  de  même  que  essette  suisse  est  es-ep 
(et  qu'ils  ne  sont  pas  des  diminutifs  originaux),  il  résulte 
qu  aveille,  qui  sépare  l'aire  valaisanne  de  mouchette  de  l'aire  lor- 
raine de  mouchette,  est  une  alluvion  postérieure  à  mouche-ep  et  à 
es-ep. 

Ainsi  se  comprend  le  fait  que  les  patois  valaisans,  par  ailleurs 
les  plus  conservateurs  de  la  Suisse,  aient  aussi,  en  ce  qui  concerne 
1'  «  abeille  »,  une  forme  plus  ancienne  quaveille  du  pays  don- 
nant accès  au  Valais. 

Hypothèse  :  l'introduction  à' aveille  est  contemporaine  de 
l'introduction  d'abeille  en  français,  en  est,  en  quelque  sorte,  la 
réplique  patoise  (Cf.,  dans  l'article  Fantasmagorie  étymologique, 
pommette  vosglen,  étymologiquement  «  pomme  de  terre  »,  et  devenu 
«  pomme  »,  parce  que,  comme  en  parisien, pomme  a  les  deux  sens). 

i.  Voir  Fantasmagorie  étymologique  (ces  quatre  points  sont  les  seuls  à  avoir 
pomme  de  terre  dont  ils  ont  fait  pommette,  et  n'ont  pas  truffe  qui  les  environne). 


L'HYPNOTISME     PHONÉTIQUE     EN     SUISSE 


Deux  des  rédacteurs  du  Glossaire  des  patois  de  la  Suisse  romande 
ont  publié  dernièrement  leur  second  volume  complétant  la 
Bibliographie  des  patois  qu'ils  ont  entrepris  de  nous  faire  con- 
naître, il  y  a  près  d'un  quart  de  siècle  '. 

Cette  bibliographie,  excessivement  riche,  est  une  œuvre  de 
critique  :  elle  nous  permet  de  juger  quelle  est  la  position  lin- 
guistique que  prendra  la  rédaction  vis-à-vis  des  matériaux  qu'elle 
a  recueillis  et  qu'elle  a  fait  recueillir. 

La  position  sera-t-elle  celle  que  laisserait  prévoir  la  date  déjà 
ancienne  des  débuts  de  l'entreprise,  ou  sera-ce  celle  que  laisse- 
rait attendre  l'expérience  acquise  durant  la  longue  incubation  du 
glossaire,  en  même  temps  que  les  progrès  qu'a  faits  la  science 
dialectologique  depuis  un  quart  de  siècle  ? 

La  question  est  d'importance  pour  ceux  qui  attendent  avec 
impatience  la  réalisation  de  cette  entreprise  2  :  les  rédacteurs  du 

i.  Je  ne  connais  les  conceptions  dialectologiques  de  M.  Tappolet,  le  troi- 
sième des  rédacteurs  du  Glossaire,  que  par  un  travail  qu'il  a  bien  voulu  m'en- 
vover  et  qui  a  trait  à  un  sujet  dont  je  me  suis  moi-même  occupé.  C'est  le  pre- 
mier des  articles  de  cette  brochure.  Le  travail  de  M.  Tappolet  porte  le  titre  : 
Zur  Agglutination  in  dm  fr.  Mundarten.  Festschrift  zur  49  Versamml.  deut- 
scher  Phil.   und  Schulmànner.  Bâle,  1907. 

2.  Hélas  !  Plus  d'espoir  pour  moi  d'en  voir  le  premier  fascicule  :  «  Il  serait 
prématuré  de  fixer  dès  maintenant  l'époque  de  ce  lancement  [du  glossaire].  Si 
l'âge  des  rédacteurs,  qui  ont  tous  les  trois  dépassé  la  cinquantaine,  invite  à  se 
hâter,  les  conditions  économiques  actuelles  et  les  difficultés  des  relations  avec 
l'étranger,  où  se  trouvent  une  quantité  de  personnes  ou  d'instituts  intéressés  à 
notre  œuvre,  engagent  plutôt  à  différer  »  (22e  rapport  annuel  de  la  Rédaction 
qui  vient  de  paraitre). 


68  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

Glossaire  ne  se  proposent  pas  seulement  de  nous  révéler,  dans 
toute  sa  richesse  phonétique  et  sémantique,  le  lexique  de  la 
Suisse  française,  mais  d'en  faire  l'histoire  étymologique,  l'histoire 
phonétique  aussi  —  ils  nous  ont  promis  un  Atlas  phonétique  (ou 
linguistique}*). 

Un  simple  relevé  des  faits  observés  n'impliquerait  pas  néces- 
sairement de  graves  hésitations  dans  l'exposé  méthodique  ;  je  ne 
suppose  pas  qu'il  en  soit  de  même  dans  celui  d'une  œuvre  pho- 
nético-étymologique. 

Je  me  propose  ici  d'examiner  en  quels  points  les  conceptions, 
que  me  laissent  entrevoir  leurs  critiques,  diffèrent  de  celles  aux- 
quelles j'adhère.  Pour  ce  faire,  je  me  contenterai  de  paraphraser 
deux  des  articles  critiques  auxquels  ont  donné  lieu  deux  de  mes 
travaux,  le  premier  L'aire  cla^ellus  d'après  VAtl.  ling.,  le  second 
Généalogie  des  mots  qui  désignent  /'abeille. 


I.  —  CLAVELLUS 

Voici  ce  que  disent  MM.  Gauchat  et  Jeanjaquet  de  ma  petite 
brochure  où  j'entendais  établir  que  les  phonéticiens  promulguent 
des  lois  phonétiques  en  prenant  pour  base  des  mots  —  tel  cla- 
vus  —  qui  n'ont  pas  existé  dans  les  régions  pour  lesquelles  elles 
sont  promulguées.  Je  cite  d'abord  le  passage  critique  en  entier, 
pour,  ensuite,  en  paraphraser  chacune  des  parties  qui  me  paraissent 
—  disons  pour  le  moment  —  contestables  et  que  je  souligne 
ici  : 

«  La  rencontre  phonétique,  au  midi  de  la  France,  de  clavis 
et  clavus,  devenus  tous  deux  claus,  à  une  époque  où  l'article 
n'était    pas  encore   assez  usuel    pour  les   distinguer,  aurait  fait 

Et  puis  :  «  Quiconque  parcourt  le  pays  en  quête  de  patois  rencontre  des 
régions  entières  où  personne  n'est  plus  en  état  de  le  renseigner,  même  dans 
les  cantons  restés  le  plus  longtemps  fidèles  à  la  langue  des  ancêtres.  Une 
enquête  générale  sur  la  prononciation  des  patois  locaux,  comme  nous  l'avons 
faite  en  1899,  présenterait  aujourd'hui  de  nombreuses  lacunes  »  (ibid).  Et  n'en 
présentait  pas  en  1899  ?  Cf.  Une  langue  qui  s'en  va  de  Cornu.  Et  permettrait  de 
distinguer  ce  qui  était  juste  autrefois  de  ce  qui  est  faux  aujourd'hui  ? 


l'hypnotisme  phonétique  en  suisse  69 

naître  clavellus  non  diminutif  dans  le  sens  de  «  clou  ».  A  l'aide 
de  l'Atlas,  M.  G.  fixe  les  limites  de  ce  phénomène.  Se  basant 
sur  le  verbe  romand  clouler,  sur  l'apparition  isolée  chez  nous  de 
çlavel  et  sur  les  affinités  entre  patois,  il  conclut  que  la  Suisse 
romande  est  aussi  comprise  dans  ce  domaine.  Le  mot  clou,  bien 
représenté  chez  nous,  serait  d'importation  française  et  aurait 
remplacé  un  ancien  clavel.  Nos  patois  participeraient  par  consé- 
quent à  la  phonétique  —  v  final  >  u.  Toute  la  base  de  ce  tra- 
vail nous  semble  avoir  encore  besoin  de  preuves  historiques  et 
nous  n'avons  jusqu'ici  rencontré  aucun  exemple  du  passage  de 
-vi-u  dans  nos  patois1.  » 


* 
*  * 


«  A  l'aide  de  T Atlas,  M.  G.  fixe  les  limites  de  ce  phénomène.  » 
Tous  les  parlers  des  points  situés  au  sud  d'une  ligne  droite 
tirée  de  l'embouchure  de  la  Loire  au  département  des  Vosges 
ont  eu  clavel  «  clou  »  <  clavellus  et  le  type  clou  <  clavus  y 
est  d'importation  française. 


* 
*  * 


«  Se  basant  sur  le  verbe  romand  clouler  »  (...  «  il  conclut  que 
la  Suisse  romande  est  aussi  comprise  dans  ce  domaine  »). 

Selon  MM.  G.  et  J.,  on  aurait  en  Suisse  le  représentant  pho- 
nétique authentique  de  clavus.  Que  l'on  n'y  ait  pas  le  représen- 
tant authentique  du  verbe  latin  clavare  «  clouer  »,  cela  n'a  rien 
d'étonnant  :  clavare  allait-il  être  senti  comme  venant  de  clavem 
et  signifier  «  fermer  à  clef  »  ou  comme  venant  de  clavum  et 
signifier  «  clouer  »  ?  Nous  savons  que,  dans  le  Midi,  clavare 
«  fermer  à  clef  »  s'est  produit,  et,  que  plus  tard,  quand  clavel- 
lum  s'est  dédiminutivisé  et  est  devenu  clau,  celui-ci  a  donné  un 

1 .  «  Le  mot  ryà,  que  cite  M.  de  Wartburg  dans  son  compte  rendu,  remonte 
certainement  à  rivale  et  non  à  rivu,  qui  est  du  reste  un  autre  cas  que  clave.  » 


70  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

clavar  «  clouer  »  en  conflit  avec  clavar  «  fermer  à  clef  ».  Il  fal- 
lait donc  que  «  clouer  »  fût  un  dérivé  roman  de  «  clou  ». 

Nous  savons,  d'autre  part,  que,  du  jour  au  lendemain,  «  clou  » 
se  constitue  un  verbe  :  clavellum  a  donné  clavellare,  clavet  a 
donné  claveter,  clavet  dédi min uti visé  en  clau  produit  claver,  clou 
a  donné  clouer,  l'éphémère  clouk  a  donné  clouker. 

Si  clou  est  autochtone  en  Suisse,  c'est  clouer  que  nous  devrions 
y  avoir  (comme  en  fr.  clou  >  clouer,  trou  >  trouer)  et  on  l'a. 
Mais  il  se  peut  que  la  terminaison  de  clou  ait  causé  à  son  dérivé 
verbal  un  dépérissement  de  sa  personnalité,  de  son  intégrité,  le 
suffixe  verbal  s'empêtrant  dans  la  terminaison  du  substantif. 
Dans  ce  cas,  nous  nous  attendrions  à  une  réfection  phonétique 
par  la  consonne  v  —  elle  existe,  même  en  Suisse  —  ou  par  les 
sons  w  et  y  —  elle  existe  également. 

Si  les  types  clouer  et  clouver  sont  possibles  en  Suisse,  pourquoi 
y  a-t-on  eu  recours  généralement  à  un  type  clouter,  qui  est  à 
clouât  que  caillouler  «  jeter  des  pierres  à  quelqu'un  »  est  —  cor- 
rectement —  à  caillou,  alors  que  clou  n'a  jamais  eu  d'/  dans  sa 
famille  ?  Pourquoi  a-t-on  eu  recours  à  un  type  clduler  qui  est  à 
clou  ce  que,  en  français,  chauler  est  à  chaux  ?  Ne  serait-ce  pas  que 
quelque  claveler  a  servi  de  modèle  à  clou  >  clouler  ?  Pourquoi 
d'éphémères  chut  (singulier  analogique  de  clous),  cloutr  (né  d'une 
fausse  régression,  comme  flûtre  de  flùle)  donnent-ils  clouter  et 
cloutrer  et  ces  verbes  se  trouvent-ils  en  contact  géographique 
immédiat  avec  notre  clouler  ? 

Des  types  tels  que  d'outrer- fliltrer,  clouter-ergoter  sont  en  contact 
géographique  immédiat  avec  clouler -caillouler,  et  clouler,  en  con- 
tact, d'autre  part,  avec  clouer,  clouver  valaisans,  serait  un  dérivé 
roman  parfait  et  authentique  d'un  clavus  latin  !  ! 

A  la  nomenclature  ci-dessus  comprenant  des  verbes  dérivés 
instantanément  du  substantif  clou,  quel  qu'il  soit,  j'ajoute  : 
l'éphémère  chut  a  donné  clouter,  le  plus  éphémère  cloutr  a  donné 
cloutrer,  et  l'inexistant  cloul  a  donné  clouler  —  à  moins  que  ce 
ne  soit  claveler  qui  l'ait. donné.  Ces  verbes  sont  à  clavus  latin 
ce  que  l'argot  ostau  «  prison  »  est  au  latin  hospitale  . 

Mes  «  preuves  historiques  »  réclamées  par  MM.  G.  et  J.,  je 


LHYPNOTISMB    PHONÉTIQ.UE    EN   SUISSE  71 

les  trouve  dans  la  compacité  géographique  des  parlers  clouter, 
cloutrer,  clou  1er,  qui,  pour  donner  à  un  mot  dévoyé  un  verbe, 
ont  recours  à  tous  les  suffixes  verbaux  susceptibles  d'être  appli- 
ques à  un  thème  vocalique  sans  tradition  familiale,  et  qui  a 
besoin  de  conserver  son  aspect  intégral  —  condition  qu'exigent 
les  parlers  populaires  modernes  aussi  bien  que  l'exigeait  la  langue 
littéraire  (choir,  choxais,  chu  >  tomber,  tombais,  tombé',  quérir, 
guis  >  chercher,  cherché,  etc.  etc.).  Je  n'ai  que  faire  des  types 
latins  clavum  -f-  tare,  clavum  -f  trare,  clavum  -|-  (e),  (a), 
(o)lare. 

Je  doute  fort  que  MM.  G.  et  J.  trouvent  dans  les  documents 
que  nous  fait  connaître  leur  bibliographie  quelque  révélation 
mosaïque  appelée  à  renverser  les  données  que  fournit  la  géolo- 
gie sur  la  genèse  de  clouter,  cloutrer,  clouler  et  leur  rattachement 
à  un  légendaire  clavus.  J'ai  pu  croire  autrefois  que  la  géographie 
linguistique  était  à  la  portée  de  tous,  je  me  trompais  :  elle  n'est 
pas  à  la  portée  de  ceux  qui  savent  trop  de  choses  pour  en 
apprendre  d'autres,  et  c'est  une  expérience  que  je  puis  faire  tous 
les  ans  à  l'Ecole  des  Hautes  Études. 

* 

«  Sur  T apparition  isolée  che~nous  de  clavel  »  (...  «  il  conclut...  »). 

Il  s'agit,  entre  autres,  d'un  clavelè  qui  signifie  «  couvert  de 
boutons  »  ou  —  d'un  pré  —  «  couvert  de  taupinières  ».  MM. 
G.  et  J.  ne  contestent  pas  la  présence  de  clavel  comme  «  appari- 
tion isolée  »  dans  leur  champ  d'études. 

Sous  quelle  forme  pouvait  se  présenter  un  clavellum  disparu, 
sinon  sous  forme  «  d'apparition  isolée  »,  c'est-à-dire  de  mot 
échappé  grâce  à  une  sémantique  séparée  ou  distante  de  la  pri- 
mitive ? 

Dans  l'Ouest  et  au  Centre,  clavellum  échappe  à  «  clou  » 
grâce  à  sa  spécification  de  «  clou  de  ligne,  hameçon  ». 

En  Auvergne  —  c'est  M.  Dauzat  qui  nous  l'a  appris  dans  son 
compte-rendu  de  mon  article  —  grâce  à  sa  spécification  de  «  clou 
de  couteau  ». 


72  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Donc,  vraisemblablement  pour  MM.  G.  et  J.,  ces  régions, 
et  la  leur,  ont  emprunté  à  une  certaine  époque  un  clavel  au  Midi, 
qu'ils  ont  fait  servir  à  un  «  clou  spécial  » . 

Que  le  «  clou  »  et  le  «  clou  de  ligne  »  aient  eu  besoin  d'un 
clavel  pour  être  un  clavel  «  hameçon  »  et  un  clavel  de  ligne 
«  hameçon  »,  cela  dépasse  mon  entendement. 

Que  «  clou  »  de  couteau  n'ait  pu  être  un  «  clou  »  de  couteau 
qu'après  avoir  emprunté  clavel  au  Midi  et  l'avoir  dépouillé  de 
son  sens  général  de  «  clou  »,  cela  dépasse  mon  entendement. 

Que  seuls  les  champs  «  cloutés  »  aient  passé  en  Suisse  après 
que  la  Suisse  en  eût  dépouillé  ce  qui  rappelait  un  «  clou  »,  cela 
dépasse  mon  entendement. 

Pêcheurs,  couteliers,  paysans  ont  eu  besoin  de  «  clous  »  qu'ils 
ont  empruntés  au  Midi,  en  dépouillant  ceux-ci  de  tout  ce  qui 
sémantiquement  leur  était  superflu,  en  les  spécialisant,  en  les  tail- 
lant à  leur  guise,  semblablement  aux  lettrés  qui  ne  prennent  du 
mot  latin  que  ce  qui  leur  convient  de  prendre  (cf.  préparer,  lapi- 
der et  dilapider)...  !  ! 

Ce  n'est  pas  la  mer  montante  qui  s'est  retirée  et  a  laissé  der- 
rière elle  des  flaques  d'eau,  où  frétillent  de  petits  poissons  :  les 
flaques  d'eau  ont  été  apportées  sur  la  grève  par  les  petits  pois- 
sons qui  y  frétillent. 

* 
*  * 

«  Le  mot  clou,  bien  représenté  che%  nous  »  (...  «  serait  d'impor- 
tation française  et  aurait  remplacé  un  ancien  clavel.  ») 

«  Bien  représenté  chez  nous  !  »  quoique  incapable  de  fournir 
à  son  verbe  un  habit  de  son  drap  et  le  laissant  endosser  un  suf- 
fixe récent  de  pacotille. 

Que  faut-il  pour  être  «  bien  représenté  »  ?  Changer  son  cl 
en  ç,  ou  en  sy  ou  en  quelque  autre  son  de  rechange  que  l'on 
voudra  ?  La  belle  garantie  d'autochtonisme  ! 

Autant  en  a  fait  *exflagellum  dont  la  première  syllabe  (qui 
est  celle  de  excutere)  est  Là  pour  narguer  les  phonéticiens  qui 
prendraient  au  sérieux  les  formes  qu'a  prises  flagellum  en  Suisse, 


L  HYPNOTISME    PHONETIQUE    EN    SUISSE  73 

ce  mot  que  Ton  persiste  à  y  considérer  comme  un  autographe 
que  Jules  César  y  aurait  laissé  \ 

«  Clou  »  représenterait-il,  par  hasard,  une  loi  phonétique 
que  l'on  a  établie  d'après  lui  seul  ?  Est-ce  la  phonétique  qui  per- 
met de  retracer  l'histoire  des  mots,  et  ne  serait-ce  pas  les  mots 
qui  permettent  de  retracer  leur  histoire  et  d'établir  les  lois  pho- 
nétiques ? 

Pour  nous,  il  n'est  pas  certain  du  tout,  que  clou  ait  succédé 
immédiatement  à  cîavel  —  parallèlement,  par  exemple,  à  l'évo- 
lution économique  du  «  clou  forgé  »  au  «  clou  fondu  »,  du  clou 
à  la  pointe. 

Avant  de  prétendre  que  €0  est  —  clavus  latin,  il  faudrait  nous 
dire  au  préalable  dans  quelle  relation  ce  clavus  se  trouve  en 
Suisse  avec  tatsè  qui  lui  fait  concurrence,  quoique,  ailleurs, 
réduit  sémantiquement  à  la  valeur  de  «  clou  de  soulier  »,  à 
laquelle  il  peut  être  parvenu  après  avoir  été  «  clou  »  en  général. 
MM.  G.  et  J.  pensent-ils  que  le  problème  se  trouve  en  entier, 
avec  toutes  ses  données,  confiné  en  Suisse  ?  Le  mot  clou,  «  bien 
représenté  chez  nous  »,  ne  l'est  pas  dans  les  parties  du  Valais 
où  le  patois  est  censé  s'être  le  mieux  conservé  :  l'Atlas  le  montre, 
et  Cornu  l'atteste  dans  le  bagnard.  Cornu  donne  deux  exemples 
du  traitement  de  ab,  av  latin.  Ce  sont  clavem  et  trabem,  et  il 
parle,  en  un  autre  paragraphe,  du  mot  de  notre  Atlas,  de  tatsè 

1 .  Pensez  donc,  il  y  a  plus  de  40  formes  du  mot  fléau  en  Suisse  :  «  peu  de 
mots  sont  plus  aptes  à  montrer  la  diversité  des  types  auxquels  peut  aboutir 
dans  nos  contrées  un  même  mot  latin.  »  Il  y  a  14  *exflagellum.  Il  n'y  a  pas 
un  flagellum  «  fléau  »  qui  soit  latin  (Études  de  géogr.  ling.  p.  68).  Ni  flagel- 
lum  «  fléau  »,  ni  flagellum  «  fouet  »  supposés  autochtones,  n'auraient 
toléré  une  adultération  par  ex  :  a-t-on  un  type  verbal  esfleeller  correspondant 
à  excutere  latin  ?  —  Je  dois  dire  qu'en  1916,  lors  de  l'apparition  du  premier 
volume  de  leur  Bibliographie,  les  auteurs  paraissaient  persuadés  par  notre 
démonstration  :  «  le  produit  de  fl  dans  le  Jura  bernois  confirme  l'enquête  sur 
les  patois  de  l'Ouest...  Ces  déductions  sont  un  coup  de  massue  pour  les  théo- 
ries des  néogrammairiens.  »  J'avoue  très  humblement  que  je  ne  connais  pas 
«  ces  théories  des  néogrammairiens».  Mais,  si  les  néogrammairiens  sont  des 
linguistes  dont  font  partie  MM.  G.  et  J.,  il  faut  avouer  que  le  «  coup  de  mas- 
sue »  a  porté  dans  l'eau  ou  que  le  vent  a  tourné. 


74  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

(Jacca  ital.)  qui  signifie  «  clou  en  général,  furoncle  »,  autrement 
dit  qui  est  =  «  clavus  »  latin. 

Il  y  a  en  Suisse  deux  faits  certains  et  que  MM.  G.  et  J.  ne 
contestent  pas  :  un  clavellum  et  un  «  clouer  »  non  étymolo- 
gique, non  phonétique.  S'il  y  a  place  à  côté  de  ces  deux  faits  — 
excluant  selon  nous  la  possibilité  d'un  clavus  autochtone, — 
qu'ils  nous  en  disent  la  possibilité  d'existence,  autrement  que 
par  une  explication  dont  *exflagellum  est  également  suscep- 
tible . 

De  ces  deux  faits,  je  me  suis  contenté  de  conclure  que  la 
Suisse  a  eu  clavellum  qu'elle  tenait  d'une  époque  où  elle  mar- 
chait avec  le  Midi,  et  qu'elle  a  reçu  un  clavum  roman  aune 
époque  où  elle  avait  porte  ouverte  au  nord-est  ;  car  je  ne  puis 
comprendre  la  coexistence  d'un  clavellum  non  diminutif  avec 
un  clavum  ni  grammaticalement,  ni...  par  aucune  des  évolutions 
économiques  qu'a  subies  ou  qu'a  pu  subir  le  clou.  Ces  évolutions 
économiques  peuvent  expliquer  toutes  les  substitutions  lexicales 
que  l'on  voudra...  sauf  celle  d'un  clavellum  remplaçant  un  cla- 
vum dès  les  premiers  siècles  de  notre  ère. 

Mon  affirmation  est  bien  moins  osée,  me  semble-t-il,  que 
celle  —  appuyée  sur  les  formes  phonétiques  de  clavum-*exfla- 
gellum  —  que  clavus  a  existé  de  tout  temps  en  Suisse. 

Quant  à  moi,  en  prenant  pour  base  l'Atlas,  je  n'arrive  pas  à 
faire  concorder  le  traitement  de  cl  dans  clé  —  qui,  entre  paren- 
thèses, révèle  des  formes  bien  singulières  —  avec  celui  de  cl 
dans  clou  (72,  61).  Après  tout,  Edmont  peut  avoir  été  la  dupe 
d'un  état  de  choses  que  Cornu  a  décrit  dans  Une  langue  qui  s'en 
va  \  tandis  que  MM.  G.  et  J.  ont  pu  consulter  une  langue  qui  ne 

1 .  Ce  travail  a  paru  sous  les  auspices  de  la  Rédaction  du  Glossaire  et  dans 
son  Bulletin  (1913).  Je  ne  connais  pas  la  valeur  des  travaux  scientifiques  de 
Cornu  ;  mais  je  doute  fort  qu'il  en  ait  fait  un  qui  soit  plus  utile  et  plus  pré- 
cieux que  ce  petit  article  de  quelques  pages.  Sachant  bien  que  lui-même  il 
représentait  déjà  un  parler  fortement  entamé  par  le  français,  puisque,  il  y  a 
cinquante  ans,  il  donnait  la  primauté  au  patois  de  Gruyère,  mieux  conservé, 
et  qu'il  était  arrivé  à  parler  aussi  couramment  que  le  sien  propre,  il  marque  sa 
surprise  de  la  déchéance  où  son  parler  est  parvenu  en  moins  de  quarante  ans 


l'hypnotisme  phonétique  en  suisse  75 

s'en  va  pas.  Aussi  n'ai-je  pas  été  surpris  d'entendre  M.  Gauchat 
me  dire,  il  y  a  quelques  années  :  «  l'Atlas  contient  beaucoup  de 
fautes,  il  en  contient  beaucoup.  »  Je  souhaite  que  l'atlas  phoné- 
tique du  Glossaire  nous  montre  un  synchronisme  et  une  homo- 
généité des  faits  qui  donnent  un  démenti  aux  prévisions  que 
m'inspirent  les  lenteurs  de  l'enquête  et  la  variété  sociale  et  intel- 
lectuelle des  informateurs.  N'oublions  pas  qu'un  laps  de  temps 
de  trente-six  ans  seulement  sépare  le  parler  de  Cornu  de  celui 
qu'il  critique  avec  tant  de  raison,  et  que  le  premier  se  distingue 
du  second  à  peu  près  comme  un  patois  d'un  charabia. 

Je  ne  puis  foire   concorder  le  traitement  de  cl  dans  clavum 
avec  celui  de  cl  dans  clavem,   ai-je   dit.  Mais  il  y  a  mieux  que 


dans  la  bouche  de  ceux  qui  l'écrivent  aujourd'hui  et  savent  encore  le  parler. 
L'étranger,  j'allais  dire  l'exil,  où,  en  sa  qualité  de -linguiste,  il  n'a  jamais  perdu 
de  vue  le  patois  qu'il  chérissait,  avait  fait  de  lui  le  seul  de  ses  contemporains 
qui  avait  pu  garder  intact  le  patrimoine  linguistique  d'il  y  a  un  demi-siècle, 
sans  le  laisser  aller  à  vau-l'eau  sous  l'influence  journalière  du  français  actuel- 
lement triomphant,  sous  une  influence  que  les  contemporains  de  son  propre 
village  subissaient  bon  gré  mal  gré  et  plus  ou  moins  inconsciemment.  Lui,  à 
l'étranger,  en  conservait  pieusement  la  vieille  image. 

Tandis  qu'à  Prague  et  à  Graz  il  s'occupait  de  métrique  latine  ou  de  portu- 
gais, dans  son  pays,  sa  langue  maternelle  s'éteignait  peu  à  peu.  Une  langue  qui 
s'en  va  contient  les  adieux  qu'il  lui  adressait  à  son  retour  au  pays.  Sous  la 
sécheresse  de  la  nomenclature  qui  les  exprime,  ces  adieux,  l'avouerai-je,  m'ont 
vivement  ému  et  m'ont  fait  songer  aussi  à  tous  ceux  que  la  France  a  oublié, 
oublie  et  oubliera  de  faire. 

Tel  j'ai  connu  mon  maître  Cornu,  il  y  a  cinquante  ans,  lorsque,  pour  la  pre- 
mière fois  il  me  parlait  de  G.  Paris  et  de  phonétique  patoise  —  nom  et  mot 
que  j'entendais  prononcer  pour  la  première  fois  —  tel,  pendant  la  guerre,  je 
l'ai  retrouvé  :  rien,  dans  son  être  intellectuel,  moral  et  physique  ne  trahissait 
qu'il  eût  jamais  quitté  son  village  du  Jorat. 

La  mort  de  Cornu  est  une  date  dans  l'histoire  du  patois  de  la  Suisse 
romande.  Il  était  le  dernier  représentant  du  patois  du  Jorat. 

Dans  une  note  que  j'ai  écrite  le  jour  de  son  départ  de  chez  moi  (29  octobre 
J9r  5)  et  pour  me  rappeler  au  besoin  ce  que  représentait  Cornu  dans  l'histoire 
de  la  dialectologie,  je  trouve  l'appréciation  suivante  qui  venant  de  lui  peut 
avoir  quelque  importance  :  «  Bridel  et  Favrat  ne  parlaient  pas  patois  ;  il  y  a 
dans  leurs  travaux  beaucoup  de  traductions  du  français.  Moratel,  par  contre,  le 
parlait  et  le  savait  bien.  » 


j6  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

cela  —  et,  à  ce  propos,  je  trouve  que  MM.  G.  et  J.  poussent  la 
plaisanterie  trop  loin. 

Ils  ont  publié,  il  y  a  quelques  années,  un  spécimen  de  leur 
futur  Atlas  phonétique  (ou  linguistique  ?).  Or,  ce  spécimen, 
assez  luxueux,  nous  donne  la  carte  coloriée  de  cl  latin  initial 
d'après  l'unique  type  clave  (n°  65).  Un  type  unique,  pensez- 
vous,  ne  doit  prêter  ni  à  variation,  ni  à  doute  —  il  doit  même 
concorder  avec  clavum  «  bien  représenté  »,  là  où  celui-ci  ne 
fait  pas  place  à  iatsê  «  clou  ».  Détrompez-vous  :  le  cl  de  cla- 
vem,  le  cl  de  l'unique  type,  est  représenté  par  des  kl,  Jéy  douteux 
(accompagnés  de  ?),  par  des  kl  et  kl  concomitants  et  par  e?  -cy, 
cy,  sy  mélangés,  au  choix,  et  sous  la  même  couleur  (jaune). 

Il  est  évident  qu'en  vue  d'un  Atlas  phonétique  une  langue  qui 
s'en  va  doit  faire  place  à  une  langue  qui  ne  s'en  va  pas,  et  cette 
substitution  doit  se  faire  en  partant  de  mots  «  bien  représentés  » 
et  que  nous  fourniront  les  lois  phonétiques  que  nous  aurons 
établies,  ...  établies  d'après  des  mots  «  bien  représentés  ». 

* 

«  Nos  patois  participeraient  par  conséquent  à  la  phonétique  — 
v  final  >  -u.  » 

J'avoue  que  je  n'ai  point  examiné  si  la  Suisse  offrait  des 
exemples  du  -v  final  >>  -u,  ayant  pour  habitude  de  faire  de  la 
phonétique  avec  des  mots  et  non  vice  versa  :  quand  ces  mots 
viennent  à  manquer  —  tel  clavus  —  je  n'en  tire  pas  de  consé- 
quence phonétique. 

Mais  où  j'ai  grandement  manqué,  c'est  lorsque  je  me  suis 
laissé  entraîner  à  écrire  la  malheureuse  phrase  :  «  cette  aire  [de 
clavellum]  était  en  même  temps  celle  de  la  loi  phonétique  av 
final  >>  au  ». 

Non  pas  que  je  sois  persuadé  par  la  simple  affirmation  de 
MM.  G.  et  J.  —  non  accompagnée  d'un  seul  exemple  autre  que 
clou  en  litige  —  de  l'inexistence  du  passage  de  -v  à  -u.  Je  ne  sais 
absolument  rien  d'autre  que  le  non-autochtonisme  des  formes 
suisses  représentant  clavum  latin. 


L  HYPNOTISME    PHONETIQUE    EN    SUISSE  77 

Mais  il  était  bien  imprudent  de  ma  part  de  lier  géographique- 
ment  au  sort  de  clavellum  la  transformation  de  av  final  en  au. 

En  effet,  à  l'époque  où,  selon  moi,  «  clou  »  et  «  clé  »  se  sont 
télescopés,  qu'était  le  latin  ?  Évidemment  une  langue  encore 
peu  différenciée,  puisque  nous   voyons   un  territoire  immense 

—  l'aire  clavel  «  clou  »  du  Midi  —  ne  savoir  trouver  d'autre 
solution  au  télescopage  de  clavis  avec  clavus  qu'en  clavellus 

—  on  ne  me  dira  pas  que  clavellus  était  l'unique  ressource  s'of- 
frant  à  l'imagination  et  s'imposant  unanimement  —  ou  bien, 
autre  possibilité,  Taire  clavel  est  le  résultat  d'un  nivellement  pos- 
térieur au  télescopage. 

Quelle  que  soit  l'alternative  à  laquelle  on  s'arrête  —  il  n'y  en 
a  pas  d'autre  —  il  est  évident  que,  à  ces  deux  époques,  la  subs- 
titution consciente  et  nécessaire  de  clavellus  à  clavus  a  «  pu  » 
rayonner  sur  des  régions  où  la  substitution  n'était  ni  consciente 
ni  nécessaire. 

C'était  une  erreur  de  ma  part  de  prétendre  que  cette  aire  [de 
clavellus]  était  en  même  temps  celle  de  la  loi  phonétique  av 
final  ;>  au. 

Cette  erreur,  que  je  reconnais  comme  possible,  comme  pro- 
bable même,  est  devenue  chez  MM.  G.  et  J.  un  article  de  foi  : 
pas  de  loi  -v  >  -//,  donc  pas  de  clavellus. 

De  là,  :  «  toute  la  base  de  ce  travail  nous  semble  avoir  encore 
besoin  de  preuves  historiques  et  nous  n'avons  jusqu'ici  rencon- 
tré aucun  exemple  du  passage  de  -v  à  -u  dans  nos  patois.   » 

Est-il  bien  téméraire  de  croire  que,  durant  quelque  dix  siècles, 
il  a  pu  se  produire  des  faits  historico-linguistiques  qui  ont  pu 
faire  déborder  géographiquement  un  mot  né  d'un  accident 
lexical  au  delà  des  limites  où  il  faisait  une  fonction  de  substi- 
tution nécessaire.  La  compacité  de  clavellus  est  là  pour  justifier 
ce  point  de  vue. 

De  ces  époques,  je  n'ai  point  de  «  preuves  historiques  »  à 
alléguer.  Peut-être  pouvons-nous  en  attendre  du  Glossaire  des 
patois  de  la  Suisse  romande  :  celle  qui  résulte  de  clavum-*exfla- 
gellum  ne  nous  dit  rien  qui  vaille.  L'alléguer,  c'est  nous  mon- 
trer que  des  problèmes  d'une  importance  primordiale,  lorsqu'il 


78  PATHOLOGIE  -ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

s'agit  de  faire  un  dictionnaire  phonético-étymologique  ou  tout 
simplement  historique,  ne  se  sont  pas  même  présentés  à  l'esprit 
des  rédacteurs  du  Glossaire. 


IL  —  ABEILLE 

Par  ce  qui  précède,  on  a  vu  que  la  géographie  linguistique, 
telle  que  je  la  conçois,  n'a  pas  une  bonne  presse  en  Suisse.  J'ai 
cherché  ailleurs  '  à  réfuter  la  reconstitution  historique  des  mots 
qui  désignent  l'abeille  dans  le  Jura  bernois  (mouchette,  essette), 
telle  que  l'a  proposée  M.  Jaberg  dans  la  Romania.  Au  nord, 
rebutée  par  M.  Jaberg  à  la  frontière  suisse,  et  bien  au  delà,  voici 
comment,  au  sud,  MM.  Gauchat  et  Jeanjaquet  la  rebutent  à  la 
frontière  suisse,  et  bien  au  delà  : 

«  Les  mots  pour  «  abeille  »  de  la  Suisse  romande  occupent 
une  petite  place  dans  le  volume,  p.  168-176,  mais  à  tout 
moment  l'auteur  recourt  à  nos  patois  qui  lui  sont  spécialement 
familiers2.  Le  mot  bagnard  achyé  «  rucher  »  représente  vascel- 

1.  Article  qui  a  paru  dans  la  Revue  de  philologie  fr.,  1921,  et  a  été  réimprimé 
dans  la  présente  brochure. 

2.  Ils  ne  me  le  sont  pas  plus  que  d'autres,  et  pas  plus  qu'à  MM. -G.  et  J.  : 
ma  grand'mère  (née  en  1804)  parlait  le  patois  de  Lutry  (Vaud)  à  mon  père, 
qui  ne  le  savait  plus  guère,  et  seulement  quand  elle  avait  quelque  chose  à 
lui  dire  que  «  les  quatre  gamins  »  ne  devaient  pas  comprendre.  Les  quatre 
gamins  ne  le  comprenaient  pas  du  tout,  et,  à  Neuveville  (2000  âmes),  je  n'ai 
jamais  entendu  parler  un  patois  indigène.  Notre  langage  était  un  français 
«  fédéral  »,  dont  le  «  fédéralisme  »  ne  s'est  guère  atténué  depuis,  à  Neuve- 
ville  . 

Je  retrouve  dans  les  matériaux  que  j'ai  recueillis  autrefois,  et  dont  je  me 
garde  bien  de  tirer  parti,  quelques  notes  qui  peuvent  contribuer  à  préciser 
chronologiquement  la  disparition  du  patois  en  certaines  localités  de  la  Suisse 
romande. 

Quand  M.  Germiquet,  né  en  1820,  s'établit  à  Sorvilier  (Berne),  lui  et  sa 
famille  parlaient  seuls  le  français,  et,  pour  cette  raison,  avaient  été  surnommés 
les  wàrdyû  «  les  orgueilleux  ».  En  1896,  seuls  quelques  vieillards  y  parlaient 
encore  patois. 


l'hypnotisme  phonétiojje  en  suisse  79 

littum,  avec  v  initial  perdu,  et  n'a  rien  a  faire  avec  apis,  ce  qui 
obligera  à  reviser  toutes  les  considérations  basées  sur  cette 
forme.  » 

C'est  catégorique,  on  le  voit.  D'un  coup  de  pied  on  renverse 
un  échafaudage  péniblement  dressé.  Sauf  erreur  —  on  m'intime 
d'avoir  à  reconnaître  dans  aveille  un  apicula,  bien  représenté  ; 
car  achyé,  que  je  dis  être  un  dérivé  d'apis,  s'oppose  à  voir  dans 
aveille  un  mot  fait  sur  abeille  du  Midi.  Je  devrais  donc  me  rési- 
gner à  n'avoir  découvert  en  Suisse  que  ce  que  tout  le  monde 
avait  découvert  avant  moi  :  Taire  fribourgeoise  de  a  =  apis. 

Achyé bagnard l  représenterait  vascellittum,  avec  v  initial  perdu. 
Cette  perte  de  v  serait,  en  effet,  à  peu  près  le  seul  caractère  pho- 
nétique certain,  par  lequel  on  pût  rattacher  le  bagnard  achyé  au 
latin  vascellittum.  Mais,  malheureusement,  MM.  G.  et  J.  con- 
fondent le  bagnard  avec  quelque  autre  patois  valaisan  :  en 
bagnard,  achyé  serait  le  seul  mot  (étymologiquement  certain  ?  ?) 
qui  aurait  perdu  son  v  initial  devant  a  (valere  >  vaey,  vacivam 
>  vajia)  ;  le  v  initial  n'y  tombe  que  devant  y  (vy  >  y)  comme 
dans  d'innombrables  patois  valaisans  qui  n'ont  pas  perdu  leur  v 
initial  en  dehors  de  sa  combinaison  avec  y. 

Au  point  de  vue  sémantique,  je  pourrais  m'étonner  que  vas- 
cellittum devenu  vaisselet  (  avec  t  bien  conservé)  dans  les  vallées 
d'à  côté  y  désigne  la  «  ruche  »,  le  «  vaisseau  d'abeilles  »,  alors 
qu'en  bagnard  il  désigne  le  «  rucher  ».  Un  vaisseau  en  bagnard 
est  «  l'endroit  où  l'on  met  les  vaisseaux  »,  y  est  un  «  rucher  »  : 
c'est  là  une  singularité  tout-à-fait  particulière  au  bagnard.  Mais, 
passons  ! 


A  Tavannes  (Berne),  en  1896,  on  m'a  adressé  à  un  sexagénaire  qui  savait 
le  patois,  mais,  déjà,  ne  le  parlait  plus  avec  ses  contemporains. 

A  Lignières  (Xeuchâtel),  en  1895,  M™  junod  et  une  autre  personne  de  son 
âge  étaient  les  seules  qui  parlassent  encore  patois.  Mme  Junod  avait  interdit  à 
ses  trois  enfants  de  le  parler,  parce  qu'ils  «  le  parlaient  trop  mal  ».  Elle  me 
racontait  qu'un  Monsieur  l'avait  interrogée  pendant  toute  une  demi-journée, 
et  lui  avait  dit  :  «  Je  vais  envoyer  ça  à  Paris,  et  vous  verrez  qu'ils  diront  le 
patois  alors  aussi  bien  qu'à  Lignières.  » 

1.  Cornu,  Phonologie  du  bagnard  dans  Romania,  t.  VI. 


80  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Retournons  à  la  phonétique,  si  MM.  G.  et  J.  en  reconnaissent 
l'autorité  :  comment  se  fait-il  que  vaisselet,  qui  garde  le  t  final 
de  -ittum  dans  les  vallées  adjacentes  et  qui  le  garde  tout  aussi 
intact  en  bagnard,  ait  perdu  son  t  final  dans  la  seule  forme 
achyè  (tsaet  «  chalet  »,  muet  «  mulet  »,  munet  «  petit  moulin  à 
fouler  les  pommes  »,/we/,  «  palet,  qui  recouvre  la  colonne  appe- 
lée grè,  et  empêche  les  souris  de  pénétrer  dans  la  grange  »)  ? 

Comment  se  fait-il  que  les  //  de  vascellittum,  en  tombant, 
produisent  un  effet  qui  n'est  point  celui  que  je  constate  dans 
tsandeey  «'chandelier  »,  ou  dans  vêa  «  ville  »,  vèâd^o  «  village  », 
etc.  ?  Enfin,  comment  se  fait-il  que  le  latin  vascellittum  ne 
soit  régulièrement  représenté  en  bagnard  que  par  les  deux  sons 
ae} 

Les  lois  phonétiques  qui  font  de  vascellittum  un  achyè  bagnard 
sont,  on  le  voit,  d'une  complaisance  insoupçonnée,  et  je  doute 
que  le  doyen  Bridel  en  eût  usé  avec  plus  de  sans-gêne. 

Qui  ne  serait  pas  émerveillé  des  progrès  qu'a  faits  la  phoné- 
tique depuis  quarante  ans  ?  Achyè  était  alors  interprété  comme 
un  produit  anormal  de  apiarium,  et  il  est  en  réalité  quelque 
chose  de  bien  approchant  (apes  +  arium).  Quarante  ans  plus 
tard  on  est  arrivé  à  substituer  à  apiarium  un  vascellittum  dont 
achyè  est  la  parfaite  image  phonétique,  dit-on. 

Du  coup,  grâce  à  cette  belle  trouvaille  étymologique,  la  forme 
aveille,  sans  doute  «  bien  représentée  »  devient  une  héritière, 
légitime  d'apicula  latin  et  peut  servir,  dans  un  Atlas  phonétique, 
de  base  solide  pour  établir  la  parfaite  régularité  d'évolution  de 
cinq  ou  six  sons  latins  à  travers  vingt  siècles  de  latinité  (!) 

Achyè  «  rucher  »  l  est  bel  et  bien  un  jalon  qui,  en  alignement 
avec  é  (a)  «  abeille  »  fribourgeois,  et  é  «  abeille  »  de  la  région 
française  limitrophe  du  Jura  bernois  qu  ester  «  rucher  »  fait  sûre- 
ment revivre,  et  de  concert  avec  ces  deux  autres  jalons,  démontre 

i.  Assier  représente  un  dérivé  de  es,  avec  s  sourde,  tandis  que  ester  repré- 
sente un  dérivé  de  es,  avec  s  sonore,  ce  qui  est  absolument  conforme  à  la 
diversité  phonétique  de  Vs  finale  dans  les  deux  régions.  Voir  p.  63,  note  3. 
Axyê (graphie  de  Cornu) est  aussi  correct  que  baxyè  «  baissier  »,  exin  «  essaim  », 
laxyè  «  laissier  »,  etc. 


LHYPNOTISME    PHONETIQUE   EN    SUISSE  8l 

la  présence  ancienne  d'apis  sur  toute  l'étendue  de  la  Suisse 
romane,  jusqu'à  la  limite  de  la  langue  germanique.  Apis  forme 
le  sous-sol  d'alluvions  venues,  les  unes  du  territoire  de  la  langue 
d'oui,  les  autres  du  territoire  de  la  langue  d'oc,  ces  dernières 
étant  postérieures  et,  partiellement,  superposées  aux  premières 
et  n'ayant  pas  pénétré  dans  les  vallées  supérieures  du  Valais 
romand,  où  elles  ont  claquemuré,  comme  dans  une  souricière, 
un  mouchette  de  la  langue  d'oui  qui  y  a  persisté  en  un  groupe 
de  parlers  étroitement  unis  entre  eux,  conservateurs,  et  ne  fai- 
sant qu'un. 

Achyé  =  vascellittum.  Est-ce  là  un  échantillon  conforme  aux 
étymologies  qui  résulteront  des  délibérations  des  trois  rédac- 
teurs, lorsqu'ils  seront  groupés  autour  du  tapis  vert  pour  établir 
définitivement  l'historique  des  mots  bien  représentés  chez  eux. 
Un  peu  plus  de  tenue  scientifique  serait  de  mise,  et  même  un 
peu  de  sérieux,  si  vraiment  ils  croient  que  leur  tâche  étymo- 
logique en  comporte.  Le  xixe  siècle  est  passé,  nous  sommes 
au  xxe. 


FANTASMAGORIE  ÉTYMOLOGIQUE 


I.  —  POMMETTE  «  POMME  DE  TERRE  »  LORRAIN 

Il  n'existe  dans  la  Gaule  romane  qu'une  seule  aire  où  le 
diminutif  de  pomme  a  servi  à  désigner  la  «  pomme  de  terre  ». 
S'il  y  a  désigné  la  «  pomme  de  terre  »,  c'est  qu'il  n'y  était  pas 
senti  comme  diminutif.  Cette  aire  est  enclose  dans  celle  de  la 
transformation  du  suffixe  ette  français  en  atte-otte,  transformation 
qui  a  altéré  la  valeur  sémantique  de  ce  suffixe,  en  le  confondant 
avec  ceux  dont  il  prenait  la  forme. 

Ce  n'est  donc  point  de  pommette  «  pomme  de  terre  »  que  je 
veux  parler  ici,  car  pommette  «  pomme  de  terre  »  n'a  jamais 
existé;  mais  de  ses  représentants  pommatte-pommolte,  dépouillés  de 
sa  valeur  diminutive. 

On  me  permettra  cependant,  pour  des  raisons  de  commodité, 
et  la  distinction  entre  pommette  diminutif  et  pommatte-pommolte 
non  diminutifs  étant  bien  établie,  de  réunir  ces  deux  dernières 
formes  sous  l'appellation  de  pommette  «  pomme  de  terre  »  dans 
l'article  qui  suit. 

Il  est  évident  que  pommette  «  petite  pomme  »  ne  pouvait  dési- 
gner la  «  pomme  de  terre  »,  qui  n'est,  en  aucune  façon,  une 
petite  pomme  '  —  pas  plus  d'ailleurs  qu'une  «  gentille  pomme  » 

i.  Je  demande  pardon  aux  géographes  linguistes  de  leur  imposer  ici,  en 
note,  la  lecture  d'une  justification  dont  ils  n'ont  que  faire. 

Voici  les  preuves  matérielles  de  l'antériorité  de  pommette  «  pomme  déterre» 
à.  pommette  «  (petite)  pomme  »  dans  la  concomitance  des  deux  —  car  l'aire  dont 
nous  avons  à  parler  est  caractérisée  par  un  pommette  signifiant  à  la  fois  «  pom- 
me »  et  «  pomme  de  terre  »,  et  un  pommeiier  qui  désigne  le  «  pommier  »  :. 

i°  Si  pommette  «  (petite)  pomme  »  était  antérieur,  il   existerait    géographi- 


FANTASMAGORIE    ETYMOLOGIQUE  83 

(caritatit).  Il  ne  le  pouvait  pas,  tant  que  coexistait  d'une  façon 
latente  ou  réellement  pomme  «  pomme  ».  Il  ne  le  pouvait  que 
si  pommette  ne  signifiait  pas  ou  nécessairement  ne  pouvait  pas 
signifier  «  petite  pomme  ». 

Notre  pommette  équivaut  donc  à  «(tubercule)  qui  ressemble  à 
la  pomme  »,  comme  poirette,  dans  la  même  aire,  équivaut  cà 
«  (tubercule)  qui  ressemble  à  la  poire  ».  C'est  là  le  résultat  d'une 
faculté  acquise  par  le  suffixe  ette  en  devenant  atte  et  otte. 

Lors  de  l'introduction  de  la  pomme  de  terre  dans  les  Vosges, 
atte-ottc  avaient  perdu  leur  valeur  diminutivisante  comme  suffixes 
générateurs  patois  {pomme  >>  pommatte,  qui  n'est  pas  une  «  petite 

quement  en  dehors  de  pommette  «  pomme  de  terre».  Or,  il  n'existe  qu'en  un 
seul  point  (140)  en  bordure  de  l'aire  à  pommettes  concomitants,  où  il  est  le 
reliquat  d'un  état  de  choses  antérieur  où  les  deux  pommette  coexistaient. 

20  Si  pommette  «  (petite)  pomme  »  était  antérieur,  poirette  adjacent  serait 
«  (petite)  poire  ».  Or,  poirette  n'est  que  «  pomme  de  terre  »  et  n'est  ni  «  petite 
poire  »,  ni  «  poire  ». 

30  Si  pommette  «  (petite)  pomme  »  était  antérieur,  il  aurait  eu  une  évolution 
inverse  de  celle  dont  témoignent  les  trois  points  suisses,  où  pommette  ne 
désigne  que  la  «  pomme  de  terre  »,  et  non  pas  la  «  pomme  »,  et  il  faudrait 
admettre  que  pommette  de  Suisse  s'est  développé  indépendamment  de  pommette 
vosgien,  ce  qui  est  inadmissible  —  le  territoire  qui  sépare  pommette  suisse  de 
pommette  vosgien  a,  selon  toute  vraisemblance,  eu  autrefois  une  concomitance 
des  deux  pommette,  dont  il  est  revenu,  soit,  au  moins  et  certainement,  un 
pommette  à  l'état  sémantique  de  celui  de  la  Suisse,  c'est-à  dire  «  pomme  de 
terre  ». 

4°  Si  pommette  «  (petite)  pomme  »  était  antérieur,  il  aurait  donné  un  pomme- 
tier  qui  n'auraii  pu  être  que  «  pommier  à  petites  pommes  »,  lequel  aurait  eu, 
parallèlement,  un  pommier  «  pommier  (à  pommes  non  petites)».  Or,  il  n'existe, 
dans  l'aire  à  concomitance  de  deux  pommette  qu  un  pommetier  qui  est  un  c  pom- 
mier (à  pommes  non  petites)  »,  sauf  au  point  68,  où  «pommier»  est  assurément 
un  emprunt  français  (le  pommier  y  est  un  arbre  apommes  et  ces  «  pommes  »  y 
sont  des  pommettes).  Poirette  ni  point  de  poiretier,  pas  plus  que  pommette  suisse 
n'a  donné  de  pommetier.  Quant  à  la  forme  métier,  soi-disant  «  pommier  » 
(78,  86),  elle  signifie  autre  chose  que  «  pommier  »  et  va  être  interprétée 
comme   confirmant  l'existence  de  pommetier  «  pommier  ». 

5°  11  serait  absolument  ridicule  de  croire  qu'un  pommette  (diminutif  ou  for- 
mation par  suffixe  atte-otte,  peu  importe)  ait  été  partout  utilisé  où  il  existait 
pour  être  «  pomme  de  terre  »,  alors  que  la  langue  a  trouvé,  en  dehors  de  notre 
aire,  dix,  vingt  manières  différentes  de  dénommer  ce  tubercule. 


84  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

pomme  »).  Ils  ne  l'avaient  perdue  que  partiellement  et  diverse- 
ment comme  suffixes  calqués  sur  le  français  dans  des  mots  em- 
pruntés au  français,  et  où  la  diminutivité  était  sentie  aussi  bien  chez 
l'emprunteur  que  chez  l'emprunté  (fourchette  >>  fourchatte,  four- 
chotte,  senti  ou  non  senti  comme  «  petite  fourche  »  servant  à 
table).  De  cette  double  vitalité  d'atte-otte  résulte  le  traitement 
varié  du  suffixe  —  ittum,  selon  les  mots,  selon  les  parlers,  voire 
même  selon  les  individus  :  j'ai  parlé  de  cette  variabilité  dans  un 
article  précédent,  à  propos  de  mouchette  et  â'esselte  dans  l'Est  de  la 
France. 

Il  en  a  été,  en  effet,  de  même  de  mouchette  qui,  dans  la  même 
aire  atte-otte,  où  il  a  cessé  d'être  ou  de  pouvoir  être  interprété 
comme  «  petite  mouche  »,  peut  se  maintenir  dans  l'état  séman- 
tique d'  «  abeille  »,  état  qu'il  ne  peut  pas  conserver  sous  sa 
forme  primitive  en  -et te. 

De  même  que  mouchette  «  abeille  »  ne  pouvait  vivre  dans  une  aire 
où  mouche  «  mouche  »  existait,  et  où  mouchettepeut  être  ou  deve- 
nir «  petite  mouche  o1,  de  même pomtnette  «  pomme  de  terre  » 
ne  pouvait  vivre  dans  une  aire  où  pomme  «  pomme  »  existait, 
et  où  pommette  peut  être  ou  devenir  «  petite  pomme  ». 

Mouchette  «  abeille  »  et  pommette-  «  pomme  de  terre  »  ne  peu- 
vent vivre  que  dans  une  aire  où  ette  a  cessé  d'avoir  une  valeur  dimi- 
nutive.  C'est  le  cas  de  l'aire  atte-otte  \ 

Aussi  bien,  l'aire  de  mouchette  «  abeille  »  —  y  compris  celle 
d'essette  «  abeille  »  —  est-elle,  grosso  modo,  celle  de  pommette 
«  pomme  de  terre  »  —  y  compris  celle  de  poirette  «  pomme  de 
terre  »  —  à  cette  différence  près  cependant,  que  cette  dernière 
nous  apparaît  plus  déchiquetée,  déchiquetée  sans  doute  par  le 
retour  à  un  état  stable  (français) d'un  état  instable,  plein  d'équi- 

1 .  De  là  l'explication  qu'en  allemand  un  sujet  de  Weismes  (près  du  point 
191  de  l'Atlas)  donnait  à  M.  Jaberg  :  «  il  y  a  plusieurs  espèces  d'abeilles,  les 
abeilles  qui  volent  dans  la  chambre,  les  abeilles  qui  piquent  les  vaches,  etc.  »  Ce 
sujet  de  Weismes  ne  pouvait  plus  éloquemment  confirmer  la^valeu-r— de-nies 
explications  relatives  aux  points  191  et  184  {Abeille  p.  129  et  suiv.). 

2.  Il  yen  a,  en  vérité,  une  autre,  où  pommette  est  le  résultat  d'un  accident 
arrivé  à  pomme  de  terre  (voir  II,  ci-après). 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  85 

voques,  où  lesparlers  s'étaient  laissés  sottement  entraîner,  et  que 
nous  avons  à  décrire.  Mouchette  «  abeille  »  n'a  pas  été  exposé,  et 
n'a  pu  l'être,  à  subir  les  avanies  qui  attendaient  pommette. 


* 
*  * 


A  défaut  d'une  carte  que  nous  ne  pouvons  adjoindre  à  cet 
article,  orientons  tout  d'abord  le  lecteur  en  quelques  mots. 

L'aire  pommette  «  pomme  déterre  »  recouvre  presque  en  en- 
tier le  département  des  Vosges  et  la  partie  méridionale  de  Meurthe- 
et-Moselle.  Elle  se  prolonge  au  sud  jusqu'en  Suisse,  il  est  vrai; 
mais  ce  prolongement  étant  resté  à  un  état  lexical  peu  compli- 
qué, ou  y  étant  retourné,  c'est  plus  particulièrement  de  l'aire 
comprise  dans  les  deux  départements  ci-dessus  indiqués  que  nous 
aurons  à  parler,  c'est  là  que  l'aire  est  en  pleine  ébullition,  en 
plein  travail  d'enfantement,  travail  dont  nous  allons  pouvoir 
suivre  toutes  les  vicissitudes  depuis  l'origine. 

Pommette  (c'est-à-dire  pommatte-pommotte,  nous  le  répétons  pour 
la  dernière  fois)  est  né  pour  être  «  (tubercule)  ressemblant  au 
fruit  qu'est  la  pomme  »,  comme  poirette,  dans  notre  région,  est 
né  pour  être  «(tubercule)  ressemblant  au  fruit  qu'est  la  poire  ». 

La  dénomination  de  poirette  pour  «  pomme  de  terre  »  n'a  don- 
né lieu  —  à  l'encontre  de  celle  de  pommette  —  à  aucune  confu- 
sion :  la  pomme  de  terre  est  une  poirette  dans  l'aire  atte-otie,  qui 
le  maintient  dépouillé  de  toute  idée  diminutive,  comme,  en  dehors 
de  l'aire  atte-otte,  au  sud,  elle  est  naturellement  une  poire  de  terre 
(62,  60,  70). 

Tout  autre  que  celui  de  poirette  est  le  sort  de  pommette. 

Tandis  que  poire  restait  «  poire  »  et  que  poirette  devenait 
«  pomme  de  terre  »,  que  cet  état  est  resté  jusqu'à  nos  jours  (57, 
56,  55),  le  sort  de  pommette  «  pomme  de  terre  »  a  été  condition- 
né par  celui,  ou  semblablement  à  celui  de  pomme  de  terre  en 
français  —  celui-ci,  il  est  bien  inutile  de  le  rappeler,  est  le  mot 
qui  est  appelé  à  triompher  de  tous  les  autres  dans  la  Gaule 
romane,  malgré  son    imperfection,  sa  propension  à  l'équivoque. 


86  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

On  avait  donc,  parallèlement  à 

poire  «  poire  »,  poirette  «  pomme  de  terre  »  : 
pomme  «  pomme  »,  pommette  «  pomme  de  terre.  » 

C'est  l'état  que  nous  présente  l'extrémité  méridionale  de  l'aire 
atte-otte  (74,  72,  73),  C'est  l'aire  essette  «  abeille  »  diminuée  de 
64,  71  et  augmentée  de  74  (où  nous  avons  mouchette  «  abeille  »). 

Mais,  avons-nous  dit,  pommette  «  pomme  de  terre  »  a  été  con- 
ditionné par  pomme  de  terre  français.  Et  comment? 

En  français  «  pomme  de  terre  »  est  devenu  familièrement,  et 
par  abréviation,  pomme:  nous  disons  des  pommes  frites  (qui  sont 
des  pommes  de  terre),  un  bifteck  aux  pommes  (où  pommes  sont  des 
pommes  de  terre),  et  ces  abréviations  familières,  établissant  une 
confusion  entre  la  «  pomme  »  et  la  «  pomme  de  terre  »,  ont 
évoqué  des  protestations  thérapeutiques  qui  se  traduisent  unila- 
téralement par  des  expressions  telles  que  pommes-pommes,  pommes- 
fruits,  pommes  de  F  air  (y.  Abeille)  I. 

La  collision  des  deux  pomme  en  un  seul  par  imitation  du  français, 
ou  par  parallélisme  au  français,  se  produit  en  vosgien,  où  l'on  a 
pommette  =  «  pomme  »  et  «  pomme  de  terre  »,  et  elle  s'accentue, 
se  propage,  en  vosgien,  englobe  le  «  pommier  »  lui-même  qui 
devient  un  pommetier  —  conséquence  d'ailleurs  infaillible.  Il  en 
résulte  que  pommette,  qui  a  été  créé  pour  être  «  pomme  de  terre  », 
et  qui  est  exclusivement  «  pomme  déterre  »  en  certains  endroits 
(v.  ci-dessus)  fait  de  la  pomme  une  «  pomme  de  terre  »  et  du 
pommier  un   «  arbre  à  pommes  de  terre  ». 

Si  vous  me  demandez  pourquoi  c'est  à  pommette,  et  non  à.  pomme, 
qu'est  échue  la  primauté  dans  l'évolution,  je  vous  répondrai  : 
pommette  est  le  terme  patois  qui,  dans  le  territoire  atte-otte,  repré- 
sente pomme  français  en  collision  sémantique,  et,  dans  l'aire  atte- 
otte,  on  parle  patois,  pour  le  moment  du  moins.  Nous  avons 
encore  ici  l'âme  sémantique  française  sous  une  enveloppe  patoise; 
à  bientôt  l'âme  française  sous  une  enveloppe    française,  et  alors 

1.  J'y  ajoute  pommes  en  Vair,  entendu,  dans  un  restaurant  parisien,  de  la 
bouche  d'un  garçon. 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  87 

vous  serez  en  droit  de  me  demander  pourquoi  pomme  n'a  pas 
primé  pommette  dans  l'évolution  qui  devait  s'accomplir.  C'est  en 
patois  que  se  produit  l'évolution  française,  et  ce  n'est  pas  encore 
en  français  provincial  :  celui-ci  reproduirait  exactement  l'étape 
littéraire  pomme  exclusivement  «  pomme  »,  pomme  de  terre 
«  pomme  de  terre  »,  pommier  «  pommier  ». 

Au  risque  de  me  répéter  inutilement,  j'insiste  sur  ces  faits 
que  j'ai  eu  beaucoup  de  peine  à  rendre  compréhensibles  à  mes 
auditeurs  de  l'École  des  Hautes-Études. 

Si,  en  français,  h  pomme  est  une  «  pomme  »  et  une  «  pomme 
de  terre  »,  en  patois,  la  «  pomme  de  terre  »  étant  une  pommette, 
la  «  pomme  »  est  aussi  —  par  imitation  du  français  —  une  pom- 
mette, et  le  «  pommier  »  est  un  pommetier. 

Si,  en  patois.,  c'était  pomme  qui,  comme  en  français,  signifiât 
«  pomme  »  et  «  pomme  de  terre»,  et  pommier  «  pommier  »,  ce  patois 
ne  serait  plus  un  patois,  ce  serait  du  français.  Voulant  parler  patois, 
je  dois  nécessairement  faire  de  pomme  :  pommette,  et  de  pommier  : 
pommetier. 

Je  parle  en  patois  et  je  pense  en  français. 

En  scrutant  l'état  sémantique  de  pommette  et  de  poirette,  je 
m'aperçois  tout-à-coup  que  cet  état  jette  une  vive  lumière  sur 
moitchette  «  abeille  »  qui  a  le  même  habitat,  et  fait  entrevoir  une 
nouvelle  explication  étymologique  de  moiwhette.  L'examen  de 
cette  explication  exigeant  une  assez  longue  discussion,  je 
le  relègue  dans  un  appendice  que  l'on  trouvera  à  la  suite  de  :  I 
«  Pomme  de  terre  »  lorrain. 

Des  constatations  qui  précèdent,  il  résulte  que,  géographique- 
ment  pommette  «  pomme  »  et  pommetier  «  pommier  »  ne  doivent 
et  ne  peuvent  se  trouver  à  l'état  normal  que  dans  l'aire  pommette 
«  pomme  de  terre  ». 

Examinons  donc  successivement  tous  les  cas  divers  où  se  pré- 
sente l'évolution  de  «  pomme  »  et  de  «  pommier  »  à  «  pomme 
de  terre  »  et  à  un  type  lexical  pommetier,  qui  se  trouve  être  seu- 
lement «  pommier  »  matériellement,  mais  pouvait  être  lexicale- 
ment  un  «  pomme  de  terrier  »,  un  «  plant  de  pommes  de  terre  », 
terme  dont  la  langue  ne  paraît  pas  avoir  eu  besoin,  pas  plus  que  de 


ôô  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

haricotier  ou  de  f évier.  L'individualité  sémantique  de  pommetier 
comme  arbre  était  d'ailleurs  solidement  établie  par  toute  la 
famille  des  arbres  fruitiers  qui  est  constituée  comme  lui. 

Les  point  162,  150,  160,  180,  89,  69,  59,  77,  88,  87,  85,  76 
constituent  le  principal  groupement.  En  infligeant  sa  forme  à 
«  pommier  »,  pommette  «  pomme  de  terre  »  a  accaparé  complè- 
tement la  famille  de  «  pomme  ».  La  pommette  «  pomme  »  est 
formellement  une  «  pomme  de  terre  »,  qui,  pour  être  vraiment, 
et  sans  équivoque  possible,  «  pomme  déterre  »,  devient  pommette 
de  terre,  c'est-à-dire  «  pomme  de  terre  +  de  terre  ».  Le  «  pom- 
mier »  devenu  pommetier  est  étymologiquement  un  arbre  qui 
porte  des  pommes  de  terre. 

Point  58.  Je  le  choisis  entre  plusieurs  autres  qui  présentent  le 
même  état,  parce  que,  interprétable  de  deux  manières,  il  est  adja- 
cent à  l'aire  en  travail  et  qu'il  peut  être  le  type  de  plusieurs 
autres  qui  avoisinent  celle-ci.  Je  le  considère  comme  présentant  — 
à  l'égal  des  points  74,  72,  73  —  un  état  stable  et  de  tout  repos, 
qui  peut  être  originaire  et  à  la  base  de  tous  les  bouleversements 
ultérieurs,  qui  peut  représenter  l'étape  initiale  d'où  est  ensuite 
née  la  confusion  de  la  «  pomme  »  avec  la  «  pomme  de  terre  »  ; 
mais  il  peut  aussi  représenter  un  état  postérieur,  être  le  résultat 
d'un  retour  à  la  stabilité.  Il  a  pomme  «  pomme  »,  pommier 
«  pommier  »,  la  «  pomme  déterre  »  y  est  une  pommette. 

A-t-il  été  sincère  de  tout  temps,  est-il  un  représentant  réel  de 
l'étape  initiale,  ou  ne  serait-il  qu'un  restaurateur  plus  heureux 
que  le  point  68,  qui  dit  bien  pommier  «  pommier  »,  mais  où  la 
«  pomme  »  est  une  pommette  et  la  «  pomme  de  terre  »  une  pom- 
mette de  terre  ? 

Pommier  pour  pommetier  n'est  pas'le  résultat  d'une  assimilation 
incomplète  à  l'état  sémantique  français  de  pomme  =  «  pomme  » 
et  «  pomme  de  terre  »  —  assimilation  que  je  ne  comprendrais 
pas  —  mais  bien  le  résultat  de  l'abandon  incomplet  d'un  état 
équivoque,  dont  le  patois  cherche  à  se  défaire,  et  qui  est  paral- 
lèle à  l'adjonction  d'un  complément^  mélier —  voir  ci-dessous) 
à  pommette  équivoque  —  abandon  dont  je  comprends  bien  la 
nécessité. 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  89 

La  situation  géographique  de  ces  deux  points  justifierait  d'ail- 
leurs pleinement  le  mélange  constaté,  si  le  premier  point  toute- 
fois n'est  pas  le  représentant  de  l'étape  initiale,  le  type  d'une 
roule  d'autres  points  avoisinant  l'aire  à  confusion  complète. 

Le  point  140  est,  à  en  croire  le  sujet  d'Edmont,  et  conformé- 
ment à  sa  situation  en  bordure  de  l'aire,  un  bel  exemple  de  mé- 
lange: il  n'appartient  catégoriquement  à  notre  aire  que  par  pom- 
metier  ■«  pommier  »  ;  la  «  pomme  »  y  est  pomme  ou  pommette, 
la  «  pomme  de  terre  »  pomme  de  terre. 

Le  point  78,  en  pleine  aire  pommette  «  pomme  »  et  «  pomme 
de  terre  »,  distingue  pléonastiquement  ce  dernier  sens  en  disant 
pommette  déterre.  En  cela  il  se  comporte  comme  les  points  voisins  : 
il  les  distingue  pléonastiquement,  puisque  pommette  signifie  déjà 
«  pomme  de  terre  »  —  le  point  78  ne  peut  résister  à  l'ambiance 
qui  l'entoure  —  mais,  par  un  double  pléonasme,  il  distingue  la 
pommette  du  pommier  en  l'appelant  pommette  de  mali  (jnali  = 
métier  francisé). 

Que  désigne  ce  mot  métier  ?  Ici  nous  nous  voyons  obligé 
d'entamer  une  longue  discussion. 

Mali  est  la  forme  sous  laquelle  se  présente  à  nous  mélier,  en 
deux  points  seulement,  et  c'est  sous  cette  forme  qu'elle  figure 
dans  le  Dictionnaire  étymologique  de  Meyer-Lùbke,  qui  la 
signale  comme  wallonne,  alors  que,  dans  le  dictionnaire  de 
Grandgagnage,  elle  figure  sous  la  forme  meléie  —  l'auteur  de  ce 
dictionnaire  wallon  ne  nous  donne  pas  le  nom  du  fruit  que 
porte  cet  arbre  fruitier  (!). 

Mali  est,  selon  M.-L.,  un  dérivé  de  melum  (grec)  qui  désigne 
la  «  pomme  ».  Mali  (mélier  francisé)  est  la  parfaite  image 
phonétique  du  gréco-latin  *melarium.  C'est  aussi  le  produit  le 
plus  saugrenu  de  l'envoûtement  phonétique,  qui  fait  fi  de  toutes 
les  données  historiques,  et  un  grotesque  défi  au  sens  commun. 
En  effet,  mélier  «  pommier  »  n'existe  à  la  connaissance  de  M.- 
L.  qu'en  Wallonie.  A  la  mienne,  que  je  puise  dans  l'Atlas,  il 
n'existe  qu'en  nos  deux  points  vosgiens,  où  le  nom  de  son  fruit 
est  inconnu,  et  à  l'extrémité  orientale  des  Alpes  maritimes,  où  il 
apparaît, ainsi  que  le  nom  de  son  fruit  qui  est  la  «  pomme  ».  Je 


90  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

n'en  trouve  aucune  trace  dans  Godefroy,  pas  plus  que  M.-L.  ne 
paraît  en  avoir  trouvé,  puisque,  comme  produit  français  de 
melum,  seul  mélier  figure  dans  son  dictionnaire.  Situer  mela- 
rius  au  pied  des  Vosges,  c'est  confondre  cette  chaîne  de  mon- 
tagnes avec  l'Ararat  de  biblique  mémoire.  Étrange  existence 
géographique  et  historique! 

C'est  porter  un  grotesque  défi  au  sens  commun  que  d'admettre 
qu'un  arbre  fruitier,  tel  le  mélier,  qui  est  un  pommier  y  mot  dérivé 
de  pomme  ait  crû  au  pied  de  l'Ararat  vosgien,  sans  y  laisser  le  nom 
du  fruit  qu'il  portait.  Le  mélier,  en  effet,  n'y  porte  pas  de 
mêles. 

Mélier  «  pommier  »  n'a  donc  pas  seulement  une  étrange  exis- 
tence géographique  et  historique,  il  a  aussi  une  existence  écono- 
mique étrange  :  s'il  ne  porte  pas  de  mêles  —  à  la  différence  du 
quatrième  officier  du  cortège  funèbre  de  Marlborough  —  il  porte 
des  pommettes,  qui  sont  des  «  pommes  »  et  des  «  pommes  de 
terre  ».  Et  c'est  dans  ce  milieu  économique  que  *melarius  s'est 
conservé  ! 

C'est  dans  ce  milieu  que  l'attend  la  géographie  linguistique, 
qui  va  lui  restituer  le  fruit  dont  il  est  démuni. 

Les  mêles  du  mélier  que  seraient-elles,  si  elles  existaient  ?  Elles 
seraient  des  «  nèfles  »  qui  croissent  sur  le  mélier,  lequel  est  un 
a  néflier  ». 

Et  pourquoi  le  «  néflier  »  remplace-t-il  le  «  pommier  »  ? 

Puisque  pommette  vosgien,  quoique  équivoque  —  à  l'égal  de 
pomme  français  — peut  continuer  à  désigner  et  la  «  pomme  »  et  la 
«  pomme  de  terre  »,  pourquoi  \tpommetier  ne  pourrait-il  pas  con- 
tinuer à  désigner  le  «  pommier  »  ?  Il  n'a  pas  à  se  différencier 
d'avec  Y  «  arbre  à  pommes  de  terre  »  qui  n'a  aucune  existence  écono- 
mique et  par  conséquent  aucune  existence  lexicale  possible. 

=  Aussi,  «  néflier  »  ne  remplace-t-il  pas,  du  moins  origi- 
nairement, pommetier,  il  ne  le  remplace  que  dans  l'appellation 
du  fruit,  dans  l'appellation  de  la  «  pomme  »  qui  est  en  vosgien 
pommette,  c'est-à-dire  et  «  pomme  »  et  «  pomme  de  terre  »  et  qui 
exige  un  complément  différenciant  ces  deux  sens.  Pommette  de 
terre  «  pomme  de  terre  »  appelle  fatalement  —  dans  le  même 


FANTASMAGORIE    HTYMOLOGIOJJE  91 

parler  facultativement,  mais  obligatoirement  dans  un  parler  à 
thérapeutique  adverse  —  un  pommette.  .  .  d'autre  nature  que  de 
terre.  Sera-ce  pommette  de  l'air,  pomme-fruit  comme  à  Paris,  où  ils 
sortent  d'une  imagination  citadine,  littéraire,  étymologique  ? 
Evidemment  non  !  Encore  moins  pommette-pommette  qui  n'a  aucune 
vertu  thérapeutique,  pas  plus,  en  réalité,  que  n'en  a  pomme-pomme 
(pomme  familier  >  pomme  -f-  «  pomme  littéraire  »)  à  Paris  :  des 
équivoques  pour  lever  une  équivoque.  Ce  sera  une  «  pomme  »,  un 
fruit  ressemblant  au  fruit  auquel  la  pomme  ressemble  le  plus, 
ressemblant  au  fruit  du  néflier,  ce  sera  une  «  pomme  de  néflier  » 
une  pommette  de  niait,  et  le  «  néflier»,  le  mali,  le  mélier  devien- 
dra lui-même  un  «  pommier  » 

Sans  que  la  «  pomme  »  devienne  une  «  nèfle  »,  sans  que 

la  pomme  devienne  une  mêle  ? 

===  Sans  que  la  «  pomme  devienne  une  «  nèfle  »,  sans  que 
la  pomme  devienne  une  mêle. 

Car  mêle  «  nèfle  »  avait  disparu,  ou  était  en  train  de  disparaître, 
et  cette  mort,  ou  cette  agonie  de  mêle  «  nèfle  »  est  une  condition 
nécessaire  pour  que  le  «  néflier  »  puisse  participer  à  l'évolution 
du  «  pommier  »  en  «  néflier  ». 

Absolument  comme  il  est  nécessaire  que  truffe  «  truffe  »  ait  une 
existence  entre  la  vie  et  la  mort,  pour  que  ce  type  lexical  puisse 
servir  2.  désigner  la  «  pomme  de  terre  »,  comme  c'est  le  cas  dans 
un  immense  territoire  gallo-roman.  A  vitalités  égales,  la  truffe 
«  truffe  »  et  la  truffe  «  pomme  de  terre  »  ne  pouvaient  s'échanger. 
Pas  plus  que  topinambour  «  topinambour  »  et  «  pomme  de  terre  ». 
C'est  une  erreur  grave  que  de  croire  que  truffe  «  pomme  de  terre  » 
est  né  dans  un  pays  de  truffes,  le  contraire  est  plus  rapproché  de 
la  vérité. 

Alors  mêle  aurait  disparu,  et  mélier  se  serait   conservé 

sous  le  couvert  de  la  sémantique  »  pommier  »  !  Comment  com- 
prendre cette  divergence  dans  la  disparition  du  nom  de  l'arbre 
et  de  celui  du  fruit  ?  La  disparition  de  mêle  n'entraîne-t-elle  pas 
immédiatement  celle  de  mélier,  qui  en  vient  lexicalement  comme 
pommier  de  pomme  ?  Enfin,  pourquoi  mêle  disparaît-il  —  et  pour- 
quoi disparaît-il  antérieurement  à  mélier,  laissant  jouer  à  mélier 


92  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

un  rôle  que,  parallèlement,  .il  ne  pourrait  plus  jouer  s'il  y  était 
appelé,  c'est-à-dire  être  une  «  pomme  »,  comme  mélier  est  un 
«  pommier  »,  ou  alors  être  une  «  nèfle  »  alors  que  néflier  serait 
un  «  pommier.  »  ? 

=  Mêle  a  disparu  des  Vosges  (et  d'une  région  avoisinante 
beaucoup  plus  étendue),  parce  qu'il  s'est  télescopé  avec  un  autre 
mot  qui  est  mêle  <C  merula  et  qui  était  féminin  comme  mêle 
<  mespila. 

Nous  vous  arrêtons  :  sur  quoi  vous  basez-vous  pour  éta- 
blir ce  télescopage  ? 

=====  Je  me  base,  d'une  part,  sur  les  formes  de  «  merle  »,  qui 
phonétiquement  sont  absolument  contradictoires,  qui  présentent, 
au  point  de  vue  consonantique  une  r  (merle)  qui  ne  peut  être 
là,  moins  que  dans  tout  autre  pays  gallo-roman,  d'origine  autoch- 
tone, au  point  de  vue  vocalique,  une  inextricable  diversité 
témoignant  d'emprunt,  et,  par  contre,  au  point  de  vue  conso- 
nantique, une  apparence  plus  conforme  à  une  régularité  phoné- 
tique précisément  aux  points  86  et  78  qui  ont  mélier  «  pommier  » 
et  où  l'on  a  mel  «  merle  ».  Je  me  base  aussi  sur  la  nécessité  qu'a 
éprouvée  le  point  57  d'accompagner  du  complément  des  bois  la 
forme  myel  «  merle  »,  sur  la  présence  de  mêlette  au  point  89, 
d'oiseau  à  bec  jaune  au  point  87.. 

Mais,  je  me  base  surtout  et  avant  tout,  sur  le  fait  que  dans 
toute  la  région  où  je  prétends  que  merula  s'est  télescopé  avec 
mespila,  nous  avons  un  substitut  de  mêle  «  nèfle  »,  dont  la  pré- 
sence ne  peut  être  due  à  un  hasard,  car,  ni  ce  substitut,  ni  n'im- 
porte quel  autre  substitut  de  «  nèfle  »  ne  se  présente  ailleurs 
dans  le  domaine  gallo-roman. 

Ce  substitut  qui  ne  se  présente  que  dans  l'Est  de  la  France, 
pénétrant,  il  est  vrai,  jusqu'aux  confins  du  département  de  l'Yonne 
—  la  carte  de  l'Atlas  est  incomplète  au  nord  et  au  nord-est  —  ce 
substitut  est  cul  de  chien  «  nèfle  ».  Il  n'est  naturellement  pas  plus 
latin  que  ne  l'est  gentem  de  armis  ad  caballum  «  gendarme  à 
cheval  ».  Il  se  révèle  donc  comme  une  expression  moderne,  d'une 
allure  quelque  peu  argotique,  susceptible  peut-être  d'expansi- 
vité  géographique,  je  le  concède  ;  mais  il  témoigne  —  évidemment 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  93 

selon  moi  —  que,  dans  l'Est  de  la  France,  il  a  fallu  donner  un 
coup  de  fouet  à  l'imagination  pour  qu'elle  créât  un  mot  nouveau 
pour  «  nèfle  »,  un  coup  de  fouet  consécutif  d'une  équivoque  — 
coup  de  fouet  inutile  ailleurs  et  équivoque  n'existant  pas  ailleurs 
ou  y  étant  traitée  d'autre  façon  (voir  Abeille). 

Milier  «  néflier  »  assistait,  formellement  impassible,  à  l'en- 
terrement de  mêle  a  nèfle  ».  Le  milier ,  qui  portait  des  mêles,  porte 
dorénavant  des  culs  de  chien. 

■  Le  mélier  des  points  86  et  78   ne  porte  pas  des  culs  de 

chien,  il  porte  soit  des  pommettes(86) x,  soit  des  pommettes  de  mélier 
(78),  lesquels  deux  sont  des  «  pommes-fruits  «  et  ne  sont  pas 
des  «  nèfles  ». 

=  En  effet,  dans  la  moitié  orientale  du  département  des 
Vosges,  où  existe  mélier  «  pommier  »,  les  «  néfliers  »  ne  portent 
pas  des  culs  de  chien,  que  l'on  n'y  connaît  pas,  pas  plus  qu'on 
n'y  connaît  le  «  néflier  »,  l'arbre  qui  les  porte  :  cette  moitié  du 
département  des  Vosges  est,  dans  l'Atlas,  occupée  par  des  points 
d'interrogation.  Mélier  est  là  pour  nous  dire  cependant  que  le 
fruit  de  l'arbre  était  connu,  puisque  la  «  pomme  »  y  a  été  trouvée 
semblable  à  la  «  nèfle  »,  et  la  moitié  occidentale  des  Vosges  nous 
dit  que  le  substitut  de  mêle  est  un  cul  de  chien,  que  l'arbre  qui 
porte  ce  fruit  est  lui-même  un  cul  de  chien  et  n'est  plus  un 
mélier,  la  moitié  occidentale  des  Vosges  nous  présente  un  nom 
de  fruit  sans  nom  d'arbre  particulier  —  cul  de  chenier  apparaît 
timidement  plus  au  sud  —  la  moitié  occidentale  des  Vosges 
nous  apporte.  .  .  le  nom  du  fruit,  que  raéf/zW- ne  nous  apportait  pas 
et  elle  n'a  pas  le  nom  de  l'arbre  qui  est  mélier  et  que  la  moitié 
orientale  des  Vosges  (représentée  par  les  points  86,  78)  nous  a 
donné.  L'arbre  qui  était  sans  fruit  nous  fait  rencontrer  le  fruit 
qui  est  sans  arbre. 

Les  points  d'interrogation  qui  occupent  la  moitié  orientale  du 

1.  Je  considère  l'état  de  ce  point  86,  où  d'ailleurs  pommetier  coexiste  avec 
mélier,  comme  étant  sorti  —  ainsi  que  bien  d'autres  sans  doute  —  de  l'état 
lexical  où  se  trouve  actuellement  le  point  78  ;  car  mélier  n'y  a  de  raison  d'être 
que  par  pommette  de  mélier  «  pomme  »  (>  pommette  tout  court  dans  son  ambiance 
géographique). 


94  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

département  des'Vosges  témoignent  que  la  «  nèfle  »  et  le  «  néflier  » 
étaient  autrefois  connus  des  gens  qui  parlaient  alors  patois,  et  ne 
le  sont  plus  actuellement  des  gens  qui  représentent  le  patois 
d'aujourd'hui,  que  le  «  néflier  »,  moins  oublié  que  la  nèfle,  à 
cause  du  rôle  utilitaire  qu'il  jouait  dans  l'histoire  de  la  substitu- 
tion d'un  «  néflier»  comme  complément  d'un  pommette,  qui  était 
une  «  pomme  »  en  même  temps  qu'une  «  pomme  de  terre  »,  a  pu 
survivre  jusqu'à  nos  jours,  mais  uniquement  comme  «  arbre 
portant  des  fruits  semblables  à  la  nèfle  »,  uniquement  comme 
«  pommier  » 

Et  vous  croyez  que  l'histoire  économique  de  la  «  nèfle  » 

vous  autorise  à  traiter  le  nom  de  ce  fruit  et  celui  de  son  arbre 
avec  autant  de  sans-gêne,  d'élasticité,  à  les  faire  paraître  et  dispa- 
raître, eux  et  leurs  noms,  au  gré  de  vos  combinaisons  lexicolo- 
giques  ? 

=  J'en  suis  persuadé.  Pensez  à  la  «  truffe  ». 


La  «  nèfle  »  et  le  «  néflier  »  sont  des  parias  dans  l'arboricul- 
ture. Ils  sont  loin  d'être  connus  partout  dans  la  Gaule  romane. 
J'avoue  que  moi-même  je  n'ai  appris  à  les  connaître  matérielle- 
ment et  lexicalement  —  encore  matériellement  ne  s'agit-il  que 
du  fruit  —  qu'à  Paris.  La  presque  totalité  des  Suisses,  tous  ceux 
qui  n'ont  pas  voyagé,  enltalie  notamment,  répondraient  à  Edmont 
ce  qu'ont  répondu  à  sa  question  les  habitants  de  la  moitié  orien- 
tale des  Vosges  (voir  la  carte). 

Aussi  «  nèfle  »  et  «  néflier  »  sont-ils,  à  n'être  considérés  qu'éco- 
nomiquement, des  mots  voyageurs  par  excellence. 

D'autre  part,  au  même  point  de  vue  économique,  ils  se  scindent 
en  arbres  et  fruits  cultivés  ou  sauvages,  à  telle  enseigne  que  cer- 
tains parlers  (tel  354)  ont  des  formes  qui  remontent  soit  au 
mespilus  latin  de  M.-L.  (les  sauvages)  ou  à  son  *nespilus  (les 
cultivés).  Un  autre  parler  n'a-t-il  dûs  mesplier,  d'une  part,,  et 
nesple  d'autre  part,  et  c'est  un  représentant  plus  véridique  que  bien 
d'autres  de  l'état  économique  où  se  trouvent  la  nèfle  et  le  néflier. 

«  Nèfle  »  et  «  néflier  »,  sont,  en  outre,  des  parias  phonétiques 
en  ce  sens  qu'ils  se  sont  rencontrés  dans  l'une  quelconque  de 
leurs  formes  vagabondes  avec  d'autres  mots,  qui  les  ont  obligés  à 


FANTASMAGORIE   ÉTYMOLOGIQUE  95 

rebrousser  chemin,  ou  avec  lesquels  ils  se  sont  colletés.  N'avons- 
nous  pas  eu  l'occasion  de  signaler  le  télescopage  de  mel  «  nèfle  » 
avec  le  même  mot  mel  «  merle»,  si  bien  que  le  mélier  «  néflier»,  qui, 
dans  les  Vosges,  est  un  «  pommier  »  et  empêche  celui-ci  d'être 
un  «  arbre  à  pomme  de  terre  »,  est  devenu  un  «  merle  »,  ama- 
teur de  nèfles,  au  point  289  {Abeille  p.  301)  ?  N'avons  nous  pas 
vu  se  créer  taon-nèfle  pour  désigner  la  «  guêpe  »  (Abeille  p.  209) 
et,  d'autre  part,  un  merp  «  guêpe  »  (295)  qui,  formellement, 
tient  davantage  de  la  nèfle  que  de  la  mouche  piquante. 

On  pouvait  au  xixe  siècle  excuser  les  savants  qui  établissaient 
des  lois  phonétiques  d'après  des  mots  pareils  à  merle  et  à  nèfle  et 
rechercher  des  étymologies  de  mots  tels  que'mélier  «  pommier  »  ou 
«  merle  »  en  appliquant  des  lois  déduites  des  états  phonétiques 
de  merle  et  de  nèfle.  Au  xxe  siècle  ces  savants  s'exposent  au  ridi- 
cule. 

Ainsi  le  «  néflier  »  ne  serait  pas  devenu  «  pommier  »  en 

Lorraine,  si  à  Paris,  la  «  pomme  de  terre  »  avait  été  dénommée 
autrement  que  la  «  pomme  »... 

=  .  .  .  et  si  le  suffixe  ette  n'était  pas  devenu  atte-otte,  et  si  la 
pomme  de  terre  avait  été  introduite  dans  les  Vosges  un  siècle 
avant  ou  un  siècle  après  l'époque  où  elle  y  a  fait  son  apparition, 
et  si.  .  .,  et  si.  .  .  Comme,  si  clavis  et  clayus  s'étaient  télescopés 
au  nord  de  la  Loire,  ainsi  qu'au  midi,  nous  ne  dirions  pas  fermer 
pour  clore,  ni  affirmer  pour  affermer,  ni  (probablement)  le  clou  de 
la  fête,  ni .  . ,  ni .  .  ;  et  le  provençal  de  Mistral  ne  dirait  pas  afiermà 
«  affirmer  »,  ni  fier  marne  n  «  firmament  »,  ni  Fier  min  «  Firmin  », 
ni.  . ,  ni.  . 


* 
*  * 


J'ai  prétendu  que  mel  «  merle  »  s'était  télescopé  avec  mel 
«  nèfle  »  dans  le  département  des  Vosges,  et  même  en  un  terri- 
toire beaucoup  plus  étendu  que  celui  de  l'aire  atte-otte.  Il  ne  s'en- 
suit nullement  que  ces  deux  mots  aient  été  des  produits  phoné- 
tiques réguliers  de  merula  et  de  mespila. 

Une  étude  attentive  de  la  phonétique  de  cette  région  abouti- 


96  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

rait,  je  crois,  à  constater  que  le  vosgien,  en  particulier,  se  serait 
comporté  comme  le  wallon  à  legard  de  ces  deux  mots,  s'ils 
avaient  été  de  tout  temps  indigènes,  et  que  des  deux  formes  qui 
se  sont  télescopées  dans  le  département  des  Vosges  aucune  n'est 
autochtone.  Les  caractères  phonétiques  qui  apparentaient  les  parlers 
des  Vosges  à  ceux  de  Wallonie  ont  été  en  s'effaçant  peu  à  peu  et 
continuellement  :  la  conservation  de  Vs  devant  consonne,  la 
diphtongaison  de  Ye  entravé,  l'assimilation  de  r  à  /. 

Et  pourquoi,  je  vous  le  demande,  les  collisions  homonymiques 
intolérables  n'auraient-elles  lieu  qu'entre  mots  du  pays  ? 

Parce  que  l'homonymie  est  le  résultat  inconscient  de  lois 
physiologiques,  parce  que  l'inopportunité  delà  collision  prévien- 
drait l'intolérabilité  de  l'homonymie  ? 

Mauvaises  raisons  !  Golfe,  mot  étranger,  n'a  point  obstrué  le  pas- 
sage à  golf  (jeu)  étranger.  Je  ne  dirai  pas  que  la  concomitance 
de  ces  deux  homonymes  provoquera  une  substitution,  mais  mettez 
à  leur  place  mêle  «  merle  »  et  mêle  «  nèfle  »,  qui,  par  leurs  rap- 
ports réciproques, sont  plus  susceptibles  de  contamination  séman- 
tique, et  vous  ne  serez  pas  étonné  qu'il  y  ait  brouille  entre  eux. 
«  Nèfle  »,  apparaissant  dans  les  Vosges  sous  sa  forme  mêle,  trou- 
vera-t-il  en  mêle  «  merle  »  un  obstacle  à  s'infiltrer  économique- 
ment ?  Evidemment  non!  quitte  ensuite  à  se  démêler  d'avec  lui. 

C'est  précisément  ce  démêlement  que  j'ai  tenté  de  retracer 
dans  le  département  des  Vosges.  Et  cette  collision  intolérable  de 
mêle  «  nèfle  »  avec  mêle  «  merle  »  aurait  été  précédée  de  colli- 
sions antérieures  où  «  merle  »,  par  exemple,  serait  l'un  des  adver- 
saires évincés,  puisque  «  merle  »  peut  ne  pas  être  un  produit  pho- 
nétique de  merula  dans  les  Vosges  ?  Je  cherche  vainement  une 
raison  pour  laquelle  ce  fait  ne  pourrait  pas  s'être  produit,  et  je 
n'entends  nullement  avoir  retracé  l'histoire  complète  des  colli- 
sions où  «  merle  »  a  été  engagé  dans  les  Vosges,  l'avoir  retracée 
sans  lacune  depuis  la  latinité. 

La  linguistique  n'est  pas  près  de  pouvoir  fournir  à  la  phoné- 
tique des  matériaux  que  celle-ci  puisse  utiliser  les  yeux  fermés 
pour  établir  sûrement  les  lois  de  la  transformation  phonétique  du 
latin  en  toutes  les  variétés  que  présente  le  français. 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  97 


* 
*  * 


Pommette  «  pomme  »  est  un  mot  français  patoisé. 

Pommetier  «  pommier  »  est  un  mot  français  patoisé. 

Pommette  de  métier  «  pomme  de  néflier»  témoigne  d'une  théra- 
peutique patoisé  appliquée  à  un  pomme  sémantiquement  français 
et  formellement  patois. 

Pommette  a  pomme  »,  pommetier  «  pommier  »,  pommette  de  métier 
«  pomme  de  néflier  »,  méfier  «  pommier  »  différent  des  mots 
français  que  le  patois  adopte  en  leur  faisant  subir  une  simple  con- 
version formelle  adéquate  à  son  état  phonétique  correspondant 
(champignon  >  campignon ,  quintal  >  quintau,  nécessité  >>  nécis- 
sita)  uniquement  par  le  fait  qu'ils  sont  obligés,  pour  être  patoisés, 
de  revêtir  une  forme  morphologique  autre,  ce  qui  est  excep- 
tionnel dans  le  transfert  du  français  au  patois,  ce  qui  est  particu- 
lier a  la  famille  de  pomme.  .  .  grâce  à  la  dénomination  de  pommette 
pour  désigner  la  «  pomme  de  terre  »,  dénomination  déplorable 
pour  des  parlers  qui  allaient  se  transformer,  sémantiquement,  en 
parlers  parisiens,  tout  en  restant,  formellement,  des  patois. 

C'est  la  langue  de  Paris  qui  est  la  cause  directe  et  efficiente  de 
ces  évolutions  lorraines. 

Non,  vraiment,  les  patois  ne  sont  pas  ce  que  l'on  dit  qu'ils  sont. 

le  mélier  a  la  lumière  d'une  documentation 

PLUS    COMPLÈTE. 

Dans  l'étude  qui  précède,  je  ne  me  suis  servi  que  de  mes 'docu- 
ments habituels  qui  sont,  outre  l'Atlas,  les  quatre  dictionnaires 
Littré,  Général,  Godefroy,  Meyer-Liibke. 

Au  moment  où  je  la  termine,  M.  Jud  m'envoie  toute  une 
cargaison  de  matériaux  pouvant  concourir  à  élucider  la  question 
de  mélier —  envoi  que  je  n'attendais  pas  et  que  M.  Jud  m'a  fait  à 
la  suite  d'une  communication  que  je  lui  avais  faite  concernant 
le  mali  wallon,  soi-disant  =  *melarium.  Il  a  bien   voulu  déta- 


98  PATHOLOGIE   ET   THÉRAPEUTIQUE   VERBALES 

cher  ces  matériaux  de  son  immense  répertoire  des  patois  romans 
que  compose  le  relevé  de  tous  les  lexiques  romans  parus. 

Les  matériaux  qu'il  m'envoie,  les  uns  très  vaguement  locali- 
sés, les  autres  bien  déterminés  géographiquement,  montrent  que 
le  mélier,  que  je  dis  être  originairement  un  «  néflier  »  existe  de 
la  Wallonie  jusqu'en  Savoie,  celle-ci  y  comprise. 

Que  signifie  le  mélier  attesté  dans  ces  matériaux  ? 

Mélier  désigne  en  Lorraine  le  «  pommier  (cultivé)  »,  ainsi  que 
le  dit  aussi  l'Atlas.  C'est  ce  qu'il  signifie  aussi  en  Wallonie, 
comme  le  dit  le  dictionnaire  de  Meyer-Lùbke  —  témoignage  de 
la  parenté  du  wallon  avec  le  lorrain. 

Quelle  était  sa  vitalité  en  Wallonie  ?  Le  mot  semble  y  avoir 
été  éphémère,  en  coexistence  avec  pommier,  puisque  Edmont  ne 
l'a  signalé  en  aucun  point  de  ses  relevés.  Le  pommier  sauvage  y 
porte  le  nom  du  pommier  cultivé  :  sauvage  mélier,  et  les  diction- 
naires wallons  qui  renferment  ces  indications,  n'ont  aucun  terme 
se  rattachant  à  mélier  pour  en  désigner  le  fruit. 

En  Suisse  et  en  Savoie,  le  mélier  est  soit  un  «  pommier  sau- 
vage )>  soit  un  «  poirier  sauvage  »,  soit  —  ainsi  dans  le  glossaire 
de  Bridel  —  un  «  pommier  sauvage  »  en  même  temps  qu'un 
«  néflier  ». 

Le  glossaire  de  Bridel  donne  même  à  mélier  Tétymologie  que 
Meyer-Lùbke  donne  à-  mali  wallon,  ce  qui  n'est  pas  pour  en 
confirmer  l'exactitude  :  un  *melarium,  qui  est  en  même  temps  un 
«  néflier  »  et  un  «  pommier  sauvage  »,  et  qui  n  apparaît,  dans 
les  textes  anciens  de  ia  France  qu'avec  la  valeur  de  «  néflier  », 
n'est  pas  un  «  pommier  (cultivé)  »,  devenu  «  néflier  »  et  devenu 
«  pommier  sauvage  ».  Se  trouvera-t-il  un  savant  pour  dire  que 
ce  mélier  n'est  pas  un  mespilarium  ? 

Cette  signification  de  «  pommier  sauvage  »  qu'a  mélier  en 
Suisse  et  en  Savoie  ne  laisse  pas  d'être  troublante  pour  l'étymo- 
logiste.  En  effet  :  si  notre  mélier  «  néflier  »  des  Vosges  a,  comme 
nous  l'avons  dit,  servi  à  spécifier  la  pommette  équivoque,  parce 
que  pouvant  désigner  la  «  pomme-fruit  »  et  en  même  temps  la 
«  pomme  de  terre  »  (>  pommette  de  mélier),  mélier  pourrait  avoir 
désigné    le     «    pommier    sauvage    »,    qui    porte    de    «    petites 


FANTASMAGORIE    ËTYMOLOGIOJOE  99 

pommes  »,  donc  des  pommettes,  et  les  pommettes  de  mélier  seraient 
simplement  des  «  pommes  du  pommier  sauvage  »  qui  seraient 
devenues  des  «  pommes  du  pommier  cultivé  »,  en  même  temps 
que  le  «  pommier  sauvage  »  serait  devenu  «  pommier  cultivé  ». 

Tout  ce  que  j'ai  dit  sur  la  naissance  de  pommette  de  mélier 
(==  «  pomme  qui  est  semblable  au  fruit  du  néflier  »  —  et  non 
«  pomme  de  terre  »  —  «  pomme  qui  est  semblable  au  fruit  du 
néflier  »  et  non  du  «  «  pommetier  »,  parce  que  celui-ci  est  aussi 
équivoque  que  pommette,  le  fruit,  et  que  l'on  veut  précisément 
lever  cette  équivoque),  tout  mon  échafaudage  de  raisonnements 
s'écroulerait  donc. 

La  pommette  du  pommier  sauvage  serait  devenue  celle  du 
pommier  cultivé,  et  le  pommier  sauvage  serait  devenu  le  pom- 
mier cultivé. 

Nous  voilà  en  bonne  posture,  et  l'envoi  de  M.  Jud  nous  meta 
nouveau  sur  la  sellette  ! 

Si  nous  voulons  persister  dans  notre  façon  de  voir,  ne  pas 
nous  incliner  devant  l'éloquence  persuasive  de  cette  déduction 
si  simple  et  si  naturelle  en  apparence,  il  nous  faut  démontrer 
qu'elle  est  trompeuse,  il  nous  faut  démontrer  qu'elle  se  heurte  à 
des  invraisemblances,  sinon  à  des  impossibilités,  et  que,  d'autre 
part,  l'état  lexical  des  parlers  qui  autorisent  cette  déduction  est 
explicable  autrement  et  vraisemblablement. 

Il  est  invraisemblable  que  l'arbre  et  le  fruit  sauvages  donnent 
leur  nom  à  l'arbre  et  au  fruit  cultivés.  C'est  l'inverse  qui  se  pro- 
duit régulièrement  :  le  pommier  sauvage  n  est  pommier  que  parce 
qu'il  est  la  souche  du  pommier  cultivé,  comme  le  prunier  sau- 
vage n'est  prunelier  que  parce  qu'il  a  paru  être  la  souche  du 
prunier,  comme  le  poirier  sauvage  n'est  poirier  que  parce  qu'il 
est  la  souche  du  poirier  cultivé,  et  de  même  la  pomme  du  pom- 
mier sauvage  n'est  pomme  que  parce  que  pomme  est  le  fruit  du 
pommier  cultivé,  etc.,  etc. 

C'est  mélier  qui  existe  en  Wallonie  et  dans  les  Vosges,  et  le 
fruit  de  cet  arbre  y  est  lexicalement  absent.  Or,  c'est  le  fruit  qui 
donne  le  nom  de  l'arbre  fruitier  et  non  l'arbre  qui  donne  le  nom 
du  fruit  :  prunelle  >>  prunelier,  belosse  >  belossier,  pomme  >>  pom- 


100  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

mier,  et  même,  malgré  l'obstacle  de  la  dérivation  que  présente 
ce  composé,  cul-de-chien  >  cul-de-chenier ,  etc.,  etc.  Pourquoi  le 
mélier  «  pommier  sauvage  »  ne  porterait-il  pas  des  mêles  en 
Wallonie  et  en  Lorraine??  Sinon,  parce  que  la  mêle  est  un  fruit 
inconnu,  ou  passant  inaperçu,  et  qui  ne  peut  faire  valoir  ses 
droits  adverses  de  ceux  de  la  pomme. 

Si  la  «  pomme  »  du  pommier  cultivé  est,  dans  les  Vosges  et 
en  Wallonie,  une  pomme  de  mélier,  c'est-à-dire  soit  de  «  néflier  », 
soit  de  «  pommier  sauvage  »,  c'est  que  la  pomme  a  subi  lexica- 
lement  une  avanie  qui  lui  est  particulière,  et  contraire  aux  noms 
des  autres  fruits,  que  le  pommier  a  subi  lexicalement  une  avanie 
qui  lui  est  particulière  et  contraire  aux  noms  des  autres  arbres 
fruitiers. 

C'est  la  misère  lexieologique  passagère  de  pommier  et  de 
pomme  qui  a  fait  la  fortune  momentanée  de  mélier  «  pommier  », 
qui  a  duré  jusqu'au  moment  où  le  français  intervient  et  impose 
à  nouveau  son  état  lexical  et  littéraire. 

Il  est  invraisemblable,  au  plus  haut  point  invraisemblable  que, 
en  Wallonie,  où  l'on  a  mélier  sémantiquement  identique  à  celui 
des  Vosges,  le  «  pommier  sauvage  »  ait  été  un  mélier,  pour  deve- 
nir ensuite  un  «  pommier  cultivé  »,  et  que  celui-ci  qui  est  = 
«  pommier  sauvage  »  devenu  «  pommier  cultivé  »,  devienne 
mélier-sauvage  ==  «  pommier  sauvage  >  pommier  sauvage 
cultivé  >>  pommier  sauvage  cultivé  sauvage  »,  ce  qu'il  est  dans 
tous  les  dictionnaires  wallons  qui  nous  donnent  un  mélier  «  pom- 
mier cultivé  »,  qu'Edmont  n'a  pas  retrouvé  dans  son  enquête. 
J'ai  dit  que  cela  était  invraisemblable,  je  me  reprends  en  disant 
que  cela  est  impossible,  et  parfaitement  démonstratif  de  mélier 
«  pommier  cultivé  »  <  néflier  (=  *mespilarium)  et  de  l'absence, 
en  Wallonie  et  en  Lorraine,  de  mélier  =  «  pommier  sauvage  », 
lequel  pommier  sauvage  —  je  le  rappelle  —  se  caractérise  lexi- 
calement par  le  fait.,  qu'il  ne  porte  pas  de  fruit  du  même  nom 
que  lui. 

Pourquoi  la  Wallonie,  où  pommette  «  pomme  »  n'est  pas 
attesté,  présente-t-elle  le  même  état  lexical  que  les  Vosges  : 
mélier  «  néflier  »  >  «  pommier  cultivé  »  ? 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  10  I 

11  faut  nécessairement  que  «  pomme  »  et  «  pommier  »  y  aient 
présenté  un  état  lexical  équivoque,  semblable  à  celui  que  nous 
avons  constaté  dans  les  Vosges.  Au  lieu  d'être,  comme  celui  des 
Vosges,  pomme  «  fruit  »,  pommette  «  tubercule  »,  il  peut  avoir  été 
pomme  «  fruit  »,  pomme  «  tubercule  ».  Et  cette  dernière  équi- 
voque, wallonne,  n'est-elle  pas  précisément  à  la  base  de  la  pre- 
mière, vosgierme  ? 

L'équivoque  vosgierme  se  traduit  en  patois,  l'équivoque 
wallonne  ne  se  traduit  pas  en  patois,  ne  peut  se  traduire  en 
patois,  parce  que  le  wallon  —  qui  est  en  dehors  de  l'aire  atte- 
otte  —  ne  saurait  avoir  pommette  «  pomme  de  terre  »,  ne  saurait 
avoir  pommette  «  tubercule  ressemblant  à  la  pomme  »,  ne  peut 
avoir  que  pommette  «  petite  pomme  »,  ne  peut  avoir  qu'un  ette 
diminutif. 

Si  donc  le  lorrain  a  pensé  en  français,  mais  parlé  en  patois,  et 
s'il  a  dit  pommette  «  pomme  de  terre  »  et  pommette  «  pomme- 
fruit  »,  le  wallon  pensant  en  français,  mais  ne  parlant  pas  en 
patois  autrement  que  le  parisien,  le  wallon,  dis-je,  a  dit  pomme 
((  pomme  déterre  »  et  pomme  «  pomme-fruit  »,  le  wallon  a  dit 
comme  le  parisien,  le  wallon  et  le  parisien  représentant  la  base 
des  confusions  qui  se  produisent  en  lorrain,  du  fait  que  celui-ci 
possédait  une  variété  de  ette,  dépouillée  de  sa  diminutivité  et 
signifiant  «  tenant  de,  ressemblant  à  »  du  fait  que  le  lorrain 
possédait  un  pommette  parfaitement  apte  à  être  «  pomme  de 
terre  ». 

C'est  en  français  que  le  parler  wallon  a  subi  la  confusion  de 
la  «  pomme  »  avec  la  «  pomme  de  terre  »,  son  mèlier  patois  a  été 
une  nécessité  résultant  de  cette  confusion,  au  même  titre  que 
dans  les  Vosges,  et  il  a  été  remédié  à  cette  confusion,  le  patois 
wallon  se  faisant  l'écho  du  français  wallon,  de  la  même  façon 
bilatérale  {pomme  de  terre  collatéral  de  pomme  de  l'arbre)  et  par  la 
même  voie  (pomme  de  mèlier  remplaçant  l'impossible  pomme  de 
pommier,  donnant  mèlier  =  pommier  cultivé,  comme  dans  les 
Vosges  pommette  de  mèlier  (opposé  à  pommette  de  terré)  donnant 
mèlier  =  pommier  cultivé). 

Pomme  de  mèlier  «  pomme-fruit  »  et  mèlier  «  pommier  »  sont 


102  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

des  témoins  de  la  lutte  du  patois  avec  le  français  pomme  «  pomme- 
fruit  »  et  «  pomme  de  terre  ».  Crompire,  canada,  truffe," cartouche, 
patate  —  tous  termes  excluant  de  Wallonie  celui  de  pomme  de 
terre  —  sont  des  témoins  de  la  lutte  des  patois  contre  un  pomme 
de  terre  envahisseur,  triomphant  en  français  wallon,  mais  ne 
pouvant  pénétrer  dans  les  patois  à  cause  d'équivoques  nées  de  la 
phonétique  (=  «  pomme  tendre  »  ou  «  pomme  de  montagne, 
de  tertre  »  —  Abeille  p.  8). 

Celui  qui  parle  wallon  et  français  —  étape  transitoire  avant 
l'abandon  complet  du  patois  —  peut  dire,  en  un  mélange  incon- 
scient de  ses  deux  idiomes,  qui  réclament  une  thérapeutique 
différente  :  pomme  de  mélier  et  pomme  de  terre. 

En  Wallonie,  plus  que  dans  les  Vosges,  le  terme  de  pomme  de 
mélier  était  indiqué  puisqu'en  patois  pomme  de  terre  ne  peut 
prendre  pied,  ne  peut  réclamer  un  opposé  direct,  ce  que  serait 
le  pomme  de  l'air  parisien,  par  exemple.  C'est  pomme  seul  qui 
existe  pour  le  wallon,  et  l'opposé  direct  de  ce  pomme  «  tuber- 
cule »  (sans  complément  de  terre  sous-entendu)  est  pomme-fruit, 
ou  pomme  d'arbre,  ...pomme  d'arbre  susceptible  de  porter  des 
pommes,  .  .  .non  pas  pommes  de  l'arbre  pommier  (mot  entraîné 
dans  l'équivoque,  complice  de  l'équivoque)  mais  pommes  de 
mélier,  qui  est  le  seul  «  pommier  »  exempt  d'équivoque. 

Aussi,  demandera- t-on  peut-être  :  pourquoi  l'état  différent  de 
pomme  —  «  pomme  de  terre  »  dans  les  Vosges  {pommette  de  terre) 
aboutit-il  au  même  résultat  qu'en  Wallonie,  c'est-à-dire  à  pomme 
de  mélier  ? 

A  cette  question  —  impliquant  comme  possible  une  légère 
modification  au  point  de  vue  exposé  dans  la  première  partie  de 
cet  article  —  je  répondrai  :  qui  nous  dit  que,  avant  d'avoir 
l'équivalent  lexical  de  pomme  de  terre  français,  les  Vosges  n'ont 
pas  présenté  le  même  état  lexical  de  «  pomme  »  que  le  wallon  ? 
Soit  le  caractère  lexical  (tierre  «  montagne  »)  soit  le  caractère 
phonétique  (tenerum  et  terram>  ter).  A  considérer  la  carte  de 
a  tendre  »,  rien  ne  s'oppose  à  admettre  le  caractère  phonétique 
wallon  dans  les  Vosges,  le  seul  caractère  que  nous  pouvons 
soumettre  à  examen  dans  l'état  de  notre  documentation  (voir 
cartes  tendre,  vendredi  etc.). 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  10} 

Et  s'il  en  était  ainsi,  nous  aurions  la  conception  d'un  mot 
pomme  de  terre  ne  pouvant  s'imposer  en  wallon  et  en  lorrain, 
provoquant  en  lorrain  la  greffe  de  atte-otte  sur  pomme,  greffe 
impossible  en  wallon,  évoquant  dans  le  lorrain-français  «  pomme 
ressemblant  au  fruit  du  mélier  »  (>•  mélier  «  pommier  »),  provo- 
quant en  wallon  le  maintien  de  toute  l'équipe  ancienne  qui 
désignait  la  pomme  de  terre,  et  dans  le  wallon-français  «  pomme 
ressemblant  au  fruit  du  mélier  ». 

Historiquement  et  étymologiquement  pommette  de  mélier 
lorrain,  quoiqu'étant  simplement  «  pomme  de  pommier  »  équi- 
vaut donc  à  «  tubercule  ressemblant  à  la  pomme  qui  ressemble 
au  fruit  du  mélier  (lequel  fruit  était  une  nèfle  autrefois  connue 
et  disparue  de  nos  jours,  elle  et  son  nom)  ». 

Et  d'ailleurs,  vu  l'étroite  parenté  qui  existe  entre  le  wallon  et 
le  vosgien,  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  faire  la  part  d'états  incons- 
cients, résultant  de  ces  liens  de  parenté,  autrement  dit  de  faire 
la  part  de  ce  qui  a  été  imitation  non  utilitaire  ? 

Mélier  est  la  réplique  à  un  pomme  français  qui  est  =  «  pomme  » 
et  «  pomme  de  terre  ».  Mali  est  un  mot  patois  que  le  français 
fait  naître,  le  détournant  de  sa  sémantique  étymologique  de 
«  néflier  »  pour  en  faire  un  «  pommier  »  qui  lui  est  nécessaire 
à  lui-même,  et  qui  sans  lui  serait  resté  un  «  néflier  »  (ou 
devenu  «  pommier,  poirier  sauvages  »  —  voir  ci-après).  Crom- 
pire,  canada,  truffe,  cartouche,  patate  sont  les  résistances  patoises 
opposées  à  un  pomme  de  terre  uniquement  (abstraction  faite  de 
l'équivoque  pomme  apportée  par  le  français)  qui  ne  peut  être 
pomme  de  tertre,  ni  pomme  tendre.  Mali  «  pommier  »  appartient  à 
un  autre  langage  que  crompire,  etc.,  le  premier  est  né  d'un  patois 
pensé  en  français,  les  seconds  sont  d'un  patois  uniquement  patois 
et  répliquant  à  l'impossibilité  d'admettre  pomme  de  terre,  qui 
serait  soit  «  pomme  tendre  »,  soit  «  pomme  de  tertre  »\ 

Français  littéraire  et  français  wallon  s'enchevêtrent  l'un  dans 


i.  Cette  répercussion  immédiate  d'un  état  parisien  dans  les  provinces  les 
plus  reculées  de  la  Gaule  romane  confirme  la  répercussion  immédiate  des  mots 
parisiens  qui  désignaient  l'abeille  (mouche-ep,  entre  autres). 


104  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

l'autre.  Le  vosgien  qui  fait  pommette  «  pomme  »  de  pomme 
«  pomme  »  français  ne  démontre-t-il  pas  aussi  cet  enchevêtre- 
ment ?  Le  français  littéraire  s'incarne  sémantiquement  dans  le 
patois,  bien  avant  de  triompher  positivement  et  matériellement 
du  patois. 

La  traduction  de  la  pensée  française  en  patois  s'est  manifestée 
en  Wallonie  comme  dans  les  Vosges,  —  il  serait  même  singu- 
lier qu'il  en  eût  été  autrement,  vu  les  liens  qui  rattachent  les 
parlers  de  ces  deux  régions  —  mais,  ici,  elle  s'est  manifestée  à 
une  étape  lexicologique  plus  lointaine  du  français,  étape  née  de  la 
faculté  qu'avait  le  parler  de  former  de  pomme,  par  le  suffixe 
dédiminutivisé  (>>  atte-otté),  un  dérivé  qui  signifiât  ce  que  seul 
pomme  de  terre  pouvait  signifier  en  Wallonie. 

Le  français  se  greffe  sur  un  patois  comme  le  poirier  cultivé  se 
greffe  sur  un  néflier  :  dans  l'arbre  qui  porte  le  fruit  cultivé,  où 
commence  le  poirier,  où  finit  le  néflier  ;  dans  le  français  triom- 
phant du  patois,  où  commence  le  français,  où  finit  le  patois  ? 

Ainsi  s'affirme,  une  fois  de  plus,  l'étroite  parenté  originaire 
du  wallon  avec  le  vosgien,  aujourd'hui  détachés  l'un  de  l'autre 
par  une  zone  de  parlers  beaucoup  plus  francisés. 

Ainsi  s'explique  la  nature  d'un  métier  wallon  et  vosgien,  qui 
est  un  arbre  fruitier  ne  portant  pas  le  fruit  que  fait  prévoir  son 
nom,  que,  éphémère,  Edmont  n'a  pas  retrouvé  en  Wallonie,  et 
qu'il  n'a  retrouvé  qu'à  l'état  de  relique  dans  les  Vosges,  parce 
que,  en  Wallonie,  Edmont  n'a  eu  affaire  qu'à  des  sujets  repré- 
sentant le  patois  franc  de  conception  parisienne  —  à  moins  que 
mélier  n'y  soit  éteint  actuellement  —  et  dans  les  Vosges  à  cer- 
tains sujets  dont  le  patois  était  lié  à  la  conception  parisienne  — 
à  moins  que  pommette  de  mélier  ne  soit  le  représentant  formé 
parallèlement  à  un  pommette  de  terre  (qui  rendait  pléonastique  et 
inutile  pommette  de  mélier}.  Ces  deux  dernières  possibilités,  la 
première  que  j'ai  exposée  dans  la  première  partie  de  cet  article 
et  la  seconde  dans  celle-ci,  me  paraissent  également  plausibles  : 
seule,  la  connaissance  exacte  de  l'histoire  de  l'adjectif  tendre  et 
celle  de  tierre  dans  les  Vosges  déciderait  laquelle  des  deux  répond 
à  la  réalité. 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  105 

Dans  une  étude  précédente  ÇPath.  et  thér.  verb.  Revue  de 
phil.  fr.  1920,  p.  55),  j'ai  dit  que  l'introduction  de  la  pomme 
de  terre  pouvait  avoir  eu  une  influence  sur  la  place  qu'occupe 
syntactiquement  l'adjectif  «  tendre  »  à  Saint-Pol.  A  cette  asser- 
tion, que  Ton  a  pu  prendre  pour  une  plaisanterie,  j'ajoute  celle- 
ci  :  l'apparition  de  la  pomme  de  terre  en  Wallonie  et  en  Lorraine 
a  conditionné  l'existence  sémantique  de  «  néflier  »,  de 
«  pomme  »,  de  «  pommier  »,  tels  qu'ils  existent  dans  ces 
régions  ;  l'apparition  de  la  pomme  de  terre  nous  explique  seule 
pourquoi  le  néflier  y  porte  des  pommes  et  non  des  nèfles. 

* 
*  * 

Après  avoir  démontré  l'invraisemblance  —  disons  hardiment 
l'impossibilité  —  d'un  métier,  démuni  de  «  mêles  »,  désignant 
dans  la  langue  transmise  par  les  textes  le  «  néflier  »,  et  jamais  le 
«  pommier  »  —  pas  plus  que  la  mêle  n'y  est  une  «  pomme  »  — 
d'un  tnélier  devenu  «  pommier  sauvage  »  pour  être  ensuite 
«  pommier  cultivé  »,  d'une  pomme,  étant  «  pomme  cultivée  »,  et 
venue  de  «  pomme  sauvage  »,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  montrer 
la  vraisemblance  de  tnélier  =  «  pommier  sauvage,  poirier  sau- 
vage »,  de  la  simultanéité  sémantique  de  pommier  sauvage  avec 
néflier,  de  pomme  sauvage  avec  nèfle  (celle-ci  timidement  donnée 
par  Bridel),  en  dehors  de  son  immixtion  dans  l'histoire  lexicale 
du  «  pommier  »  et  de  la  «  pomme  »  cultivés,  en  Wallonie  et  en 
Lorraine. 

Vu  la  rareté  du  néflier  cultivé,  vu  le  peu  d'importance  écono- 
mique du  fruit  du  néflier  sauvage,  vu  que  le  néflier  sauvage 
devient  plus  souvent  un  arbre  fruitier  d'une  autre  espèce  que  le 
néflier,  vu  que  seul  le  «  néflier  »  portait  un  nom  qu'on  n'a  eu 
que  rarement  a  affecter  à  l'espèce  cultivée,  il  présentait  l'avan- 
tage d'un  nom  d'arbre-sauvageon  différant  du  nom  de  l'arbre 
cultivé,  auquel  il  sert  de  père  nourricier. 

On  va  chercher  dans  les  bois,  non  pas  un  «  poirier  »  pour 
greffer  sur  celui-ci  un  «  poirier  »  :  mais  on  y  va  chercher  un 
«  néflier  »,  qui  est  du  fait  qu'il   sera  «  poirier  »    un  «  poirier 


106  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

sauvage  » .  Comme  on  va  chercher  dans  les  bois,  non  pas  un 
«  rosier  »  pour  greffer  sur  celui-ci  un  «  rosier  »,  mais  un  «  églan- 
tier »,  qui  est  du  fait  qu'il  sera  «  rosier  »  un  «  rosier  sauvage  »  I. 
Sur  Y  «  aubépine  »  (qui  est  le  pommier  sauvage)  se  greffe  le 
«  pommier  »  (le  poirier  aussi,  le  cognassier  aussi,  qui  se  prête, 
de  son  côté,  à  la  greffe  des  poiriers  et  des  pommiers)  :  je  ne 
comprendrais  pas  que  la  «  pomme  s'appelât  pomme  d'aubépine, 
comme  je  ne  comprends  pas  que  la  «  pomme  »  s'appelle  pomme 
de  métier  (en  tant  qu'elle  est  nécessairement  «  pomme  sau- 
vage »)  ;  mais  je  comprends  que  Y  aubépine,  le  mèlier  soient  tous 
deux  des  «  pommiers  sauvages  »,  des  «  poiriers  sauvages  »,  voire 
même  des  «  cognassiers  »,  parce  que  la  transformation  du  néflier  en 
poirier,  p.  ex.,  est  plus  fréquente  que  celle  en  néflier,  et  que 
néflier  a,  comme  avantage  lexical  sur  les  autres  sauvageons,  là 
où  son  fruit,  sauvage  ou  cultivé,  n'a  pas  d'importance  écono- 
mique comme  h  pomme  ou  h  poire,  voire  le  coing,  celui  de  ne 
pas  être  déterminant  de  l'espèce  greffée  et,  de  ce  fait,  de  ne  pas 
présenter  d'équivoque  lexicale. 

C'est  ainsi  que  le  mélier  est  «  pommier  sauvage  »,  qu'il  est  — 
les  pommettes  de  l'aubépine  sont  appelées  poirettes  en  Suisse,  p. 
ex.  —  «  poirier  sauvage  »,  qu'il  est,  selon  Bridel,  en  même 
temps  «  néflier  »  et  «  pommier  sauvage  2,  bref,  qu'il  est,  grâce 

i.  Dans  l'état  que  nous  avons  considéré  comme  impossible,  mali  «  pommier 
cultivé  »,  venant  de  mali  «  pommier  sauvage  n>  et  mali  sauvage  «  pommier 
sauvage  »  des  dictionnaires  wallons  seraient  le  pendant  de  :  églantier  (ou  cul-de- 
chien,  ou  gratte-cul  —  Voir  la  carte  églantier)  «  rosier  cultivé  »,  et  églantier  sau- 
vage «  rosier  sauvage  »  (■<  rosier  cultivé  <^  rosier  sauvage). 

2.  Le  glossaire  de  Bridel  donne  pour  le  fruit  du  mêlei  «  pommier  sauvage, 
néflier  »  une  forme  à  l'existence  de  laquelle  il  est  impossible  de  croire,  pour 
des  raisons  phonétiques  et  grammaticales  (mêlé,  s.  f.,  «  pomme  sauvage, 
nèfle  ».  En  ce  dernier  sens,  on  dit  plus  souvent  niblla  »). 

Le  glossaire  de  Blonay  de  Me  Odin,  effectivement,  rétablit  une  réalité  pho- 
nétique et  grammaticale  :  mêlai,  français  vaudois  mêlai,  s.  m.,  «  pommier  sau- 
vage »  et  (6  pages  plus  loin  !)  mêlé,  français  vaudois  melet,  s.  m.  «  pomme 
sauvage  »  (il  n'est  question  ni  de  «  nèfle  »,  ni  de  «  néflier  »). 

L'erreur  de  Bridel  et  le  relevé  de  M«  Odin,  nous  fournissent  la  preuve  que  le 
mélier  ne  porte  pas  de  mêles  «  nèfles  »  —  fruit  que  porterait  nécessairement  le 


FANTASMAGORIE    ETYMOLOGIQUE  107 

à  son  importance  économiquement  et  géographiquement  res- 
treinte et  l'heureuse  condition  lexicale  qui  en  résulte,  le  sauva- 
geon par  excellence  du  pommier  et  du  poirier-,  alors  môme  qu'il 
ne  serait  pas  effectivement  le  sujet  sur  lequel  ceux-ci  se  greffent. 

Il  y  avait  opportunité  à  ne  pas  donner  au  pommier  cultivé  le 
même  nom  qu'à  L'arbre  ou  l'arbrisseau  sur  lequel  on  le  greffe, 
comme  il  v  avait  opportunité  à  ne  pas  donner  le  même  nom 
au  rosier  cultivé  qu'au  rosier  sauvage,  dont  le  nom  le  plus 
répandu  et  originaire  est  églantier,  rosier  sauvage  étant  étymolo- 
giquement  et  chronologiquement  parallèle  à  celui  de  pommier 
sauvage. 

On  voit  que  les  matériaux  que  m'a  envoyés  M.  Jud  sont  de 
natureà  modifier  quelque  peu  les  termes  dans  lesquels  j'ai  exposé 

mélier,  s'il  était  «  néflier  »,  conformément  à  la  formation  du  nom  des  arbres 
fruitiers  d'après  celui  du  fruit  qu'ils  portent  —  ni  de  mêles  «  pommes  sau- 
vage  3  „  —  fruit  que  porterait  nécessairement  le  nieller  «  pommier  sauvage  »  ; 
mais  que  le  niélicr  porte  un  fruit  qui  ne  lui  revient  pas  par  droit  étymologique 
et  ne  peut,  par  conséquent,  ..qu'être  lexicalement  un  dérivé  âe  mélier  «  pomme 
sauvage  ».  C'est  ce  qu'est  le  mêlé  (fr.  vaud.  melet)  de  Me  Odin,  ce  qu'est  sans 
doute  lemêlê,  soi-disant  substantif  féminin  de  Bridel,  et  soi-disant  «  nèfle  ». 
Comment  un  étvmologiste  résisterait-il  à  la  tentation  de  voir  dans  melet 
«  pomme  sauvage  »  un  authentique  *melittum  «  petite  pomme  »  ? 

M.  Jud  constate  lui-même  que,  dans  un  Dictionnaire  des  noms  wallons  des 
plantes  des  environs  de  Spa,  le  «  pommier  cultivé  »  porte,  à  côté  de  son  nom 
régulièrement  phonétique  de  pomi%  celui  de  mêlé,  «  dont  le  suffixe  ê  est  tout-à- 
fait  isolé,  le  suffixe  ariu  aboutissant  toujours  à  i  ».  Preuve  que  métier  est  un 
mot  voyageur  qui  n'a  même  pas  été  assimilé  dans  les  environs  de  Spa  —  il  ne 
produit  pas  de  mêles  !  —  que,  exceptionnel  et  éphémère,  il  est  une  de  ces 
curiosités  particularistes  qui  attirent  l'attention  des  amateurs  patoisants -(cf. 
mardi  dans  abeille  p.  226),  qu'il  devait  presque  nécessairement  échapper  aux 
investigations  d'Edmont  et  devait  presque  infailliblement  induire  en  erreur  les 
savants  étymologistes  ne  s'ofïusquant  pas  de  trouver. ..un  arbre  fruitier  qui  ne 
porte  pas  de   fruits. 

je  cherche  en  vain  dans  tous  les  matériaux  que  m'a  envoyés  M.  Jud  un  seul 
fait  qui  contredise  la  valeur  des  preuves  que  je  fais  valoir  en  faveur  de  mon 
explication,  et,  si  l'on  trouvait  exceptionnellement  mêle  «  pomme  sauvage  », 
je  ne  serais  pas  embarrassé  pour  l'expliquer  exceptionnellement  comme  une 
possibilité  ne  s'opposant  pas  à  mon  explication,  vu  la  nature  particulière  de 
l'existence  économique  de  la  nèfle. 


Io8  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

mon  point  de  vue  dans  la  première  partie  de  cette  étude  :  j'ai 
cru  cependant  ne  devoir  rien  changer  à  celle-ci.  Il  me  semble 
qu'il  serait  téméraire  de  vouloir  faire  les  parts  exactes  du  fac- 
teur économique  et  du  facteur  lexical  dans  la  disparition  de 
mêle  «  nèfle  ». 


APPENDICE 

Pommette  «  pomme  de  terre  »  étant  enclos  dans  l'aire  atte-otte, 
où  il  n'y  a  plus  diminutivité  de  ette,  et  pommette  diminutif  qui 
désigne  la  «  pomme  de  terre  »  étant  une  impossibilité  sémantique, 
il  résulte  que  pommette  est  un  «  tubercule  ressemblant  à  une 
pomme  »,  et  non  une  «  petite  pomme  »,  que  atte-otte  est  un 
suffixe  qui,  entre  autres,  a  la  valeur  de  «  ressemblant  à  »,  «  tenant 
de  »,  que  mouchette,  ne  pouvant  être  «  petite  mouche  »  pas  plus 
que  pommette  «  petite  pomme  »,  signifie  dans  cette  aire  «  insecte 
tenant  de  la  mouche  »  —  de  monche-ep  qu'il  était,  d'espèce  de 
mouche  qu'il  était,  («  espèce  de  mouche  »  >>  «  insecte  tenant  de  la 
mouche  :  telle  est  la  distance  qu'il  y  a  entre  mouche-ep  et  mouchette, 
si  distance  il  y  a). 

Poirette,  également  enclos  dans  l'aire  atte-otte,  devient  «  pomme 
de  terre  »  indépendamment  depoirelte  «  poire  »  ou  «  petite  poire  » 
qui  n'existent  pas.  Donc  poirette  n'est  pas  une  poire,  et  si  la 
«  pomme  de  terre  »  est  une  poirette,  poirette  ne  peut  pas  avoir 
signifié  «  petite  poire  »,  et  signifie  «  tubercule  qui  ressemble  à 
une  poire  »,  comme  pommette  est  un  «  tubercule  qui  ressemble 
à  une  pomme  »,  et  comme  mouchette  est  actuellement  un  «  insecte 
qui  ressemble  à  une  mouche  »,  sans  avoir  été  nécessairement 
mouchette  «  petite  mouche  »,  ni  «  mouche  »  sans  avoir  été 
jamais  nécessairement  un  diminutif,  pas  plus  que  pommette  et  poi- 
rette n'ont  —  certainement  —  jamais  été  des  diminutifs. 

Monchatte-mouchotte  «  abeille  »  est  donc  susceptible  d'une  troi- 
sième interprétation.  Les  deux  premières  sont  : 

i)  Celle  de  M.  Jaberg,  d'après  laquelle  mouchette  serait  un  cari- 


FANTASMAGORIE    BTYMOLOG1Q.U1  109 

tarif,  né  bien  avant  mouche-ep.  Nous  en  avons  longuement  parlé 
et  l'avons  rejetée1. 

2)  La  mienne,  d'après  laquelle  mouchette  «  abeille  »  ne  peut 
être  ne  que  de  mouche-ep,  sans  que  le  fait  puisse,  ailleurs  qu'en 
lorrain,  être  contesté  par  M.  Jaberg,  qui  le  signale  comme  étant 
une  de  mes  trouvailles  heureuses. 

La  troisième  est  celle  qui  fait  naître  spontanément  mouchette  de 
mouche  et  le  tait  signifier  «  insecte  semblable  à  la  mouche  », 
comme  naissent,  de  pomme  et  de  poire,  pommette  et  poirette  «  tuber- 
cules semblables  à  la  pomme  et  à  la  poire  »,  et  qui  n'ont  pu 
naître  que  dans  une  aire  où  ette  n'est  pas  senti  comme  diminutif, 
condition  existant  dans  l'aire  atte-rOtte,  où  se  trouvent  réunis 
pommette,  poirette  et  mouchette. 

A  ne  considérer  mouchette  «  abeille  »  que  dans  son  habitat  lorrain, 
cette  troisième  interprétation  paraît  de  beaucoup  la  plus  naturelle  ; 
mais  elle  soulève  de  graves  objections  : 

Comment  s'expliquerait  Taire  mouchette  «  abeille  »  valaisanne  ? 
Par  une  diminutivité  exclusivement  particulière  à  ces  vallées 
reculées,  situées  à  la  frontière  linguistique  ?  C'est  bien  impro- 
bable. Ou  est-ce  là  le  dernier  refuge,  presque  inaccessible,  que 
les  savants  suisses  réservent  à  mon  mouche-ep,  partout  ailleurs 
rebuté  ? 

Comment  séparer  l'aire  mouchette  «  abeille  »  de  l'aire  essette 
«  abeille  »,  toutes  deux  encloses  dans  la  même  aire  atte-otte  ?  Si 
mouchette  est  «  insecte  ressemblant  à  la  mouche  »,  essette  «  abeille  » 
est-il  un  «  insecte  ressemblant  à  une  es  »,  ce  qu'est  essette  lui- 
même  ?  Impossible  ! 

Enfin  —  s'il  n'est  pas  superflu  de  continuer  un  réquisitoire 
après  cette  dernière  constatation  —  comment  expliquer  la  pré- 
sence â'apier  «  rucher  »  et  d'essette  «  esse  »  dans  Taire  de  mou- 
che!:. : 

Si  essette  a  été  l'objet  d'une  interprétation  dont  la  justesse  ne 
laisse  aucun  doute  dans  mon  esprit,  et,  je  l'espère  du  moins, 
aussi  dans  celui  de  ceux  qui  l'auront  lue  sans  prévention  indéra- 

1.  Essette-mouchette  dans  l'est  du  domaine  gallo-roman. 


110  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

cinable,  si  essette,  au  nom  de  la  phonétique  et  au  nom  de  la  géo- 
graphie linguistique,  ne  peut  être  un  diminutif  de  es  «  abeille  » 
(qui  serait  é%ette-è jette),  et  ne  peut  être  qu'un  es  figé,  paralysé, 
phonétiquement  rigide  +..  disons,  si  l'on  veut,  quelque  chose  qui 
aboutit  par  accident  à  ette,  mouchette,  dans  la  même  aire  atte-otte 
ne  sera-t-il  pas  aussi  un  mouche  +  ..  quelque  chose  qui  a  abouti  à 
ette  ?  Et  ce  quelque  chose  qui  peut  «  s'accrocher  »  à  mouche  aussi 
bien  qu'à  es,  qu'est-ce,  sinon  ep,  lequel  s'est  associé,  dans  l'Ile-de- 
France  même,  à  mouche  et  à  (e)s  et  qui  y  a  produit  mouchette 
(camouflage  parallèle  à  mouche  d'yet  <  mouche-guêpe),  mais  non 
pas  un  essette  qui  serait,  dans  l'Ile-de-France,  une  anomalie 
phonétique  comme  diminutif  â'e(s),  et  qui  l'est  réellement  dans 
le  Jura  bernois  où  apis  se  présente  dans  des  conditions  phoné- 
tiques identiques  à  celles  où  il  est  dans  l'Ile-de-France. 

Pommette  et  poirette  sont  des  «  tubercules  qui  ressemblent 

à  la  pomme  et  à  la  poire  »  et  n'ont  jamais  été  de  «  petites 
pommes  »  et  de  «  petites  poires  »,  nous  vous  le  concédons.  Mou- 
chette est  un  «  insecte  qui  ressemble  à  la  mouche  »,  nous  vous  le 
concédons  encore,  en  tant  qu'il  s'agit  de  mouchette  actuel,  conco- 
mitant de  pommette  et  de  poirette.  Mais,  venant  de  mouche-ep  in- 
compris, mouchatte  lorrain  a  dû  nécessairement  passer  par  une 
forme  mouchette  française,  puisque,  vous  venez  de  le  démontrer 
(^ar  essette),  mouchatte  lorrain  n'est  pas  né  spontanément  pour  être 
«  insecte  ressemblant  à  la  mouche  »,  comme  poirette  est  né  spon- 
tanément pour  être  «  tubercule  ressemblant  à  la  poire  ».  Mou- 
chette est  nécessairement  apparu  comme  «  petite  mouche  ». 

=  Cela  est  parfaitement  vrai,  je  ne  le  conteste  pas.  Mais,  mou- 
chette naissant  de  mouche-ep  était-il  viable,  était-il  propre  à  désigner 
une  (f  abeille  »  ?  Il  ne  l'était  pas,  puisque,  partout  ailleurs  où  il 
est  né,  il  a  dû  disparaître  à  cause  de  son  impropriété  sémantique, 
puisqu'il  s'est  dédiminutivisé  en  mouche  (>-  mouche  à  miel). 

Etant  mouchatte- mouchotte,  de  par  les  lois  phonétiques  —  il  est 
mouchatte  «  jeune  d'abeille  »  dans  le  Psautier  de  Metz  et  non 
«  abeille  »  —  il  a  pu  se  maintenir  en  lorrain,  parce  que  ette,  ai- 
je  dit,  rejoignait  des  suffixes  atte-otte  qui  n'étaient  point  des  suf- 
fixes diminutifs,  et,  par  là,  gagnait  leur  valeur  sémantique  et 
perdait  sa  valeur  diminutive. 


I  .W1ASMAGOK1I-:    ETYMOLOGIQUE  I  1 1 

Quelle  était  la  valeur  qui  remplaçait  la  diminutivité  perdue 

et  que  uous  voyous  aboutir  à  «  tenant  de  »,  ainsi  que  le  prouvent 
pommette,  poirette,  créés  de  toutes  pièces  de  pomme,  et  de  poire  et 
n'ayant  jamais  été  «  petite  pomme,  petite  poire  »,  mais  seulement 
«  tubercules  tenant  de  la  pomme  et  de  la  poire  »  ? 

Ce  ne  sont  pas,  comme  vous  l'avez  prétendu,  les  syllabes 
finales  de  carotte  ou  de  tomate,  plus  récent,  qui  n'étaient  pas  des 
suffixes,  qui  ne  pouvaient  pas  constituer  des  mots  analy- 
sables comme  «  tenant  de  »  car,  «  tenant  de  »,  loin  ;  ce 
ne  sont  pas  des  syllabes  qui  peuvent  avoir  donné  au  suffixe  cite 
>alte,  otte  une  autre  valeur  que  celle  qui  lui  revient  étymologi- 
quement.  D'ailleurs  le  français  n'apportait-il  pas  au  lorrain,  con- 
tinuellement, des  diminutifs  en-ette,  que  celui-ci  accueillait  très 
diversement  :  il  les  accueillait  tels  quels  (clarinette),  les  assimilait 
phonétiquement  à  des  degrés  qui,  selon  les  mots,  varient  d'une 
unité  patoise  à  la  presque  totalité  des  patois  de  l'aire  alte-otte  ? 
Bref,  nous  ne  voyons,  en  aucune  façon,  la  raison  pour  laquelle 
ette  devenant  atte-olte  devait  perdre  sa  valeur  de  suffixe  diminutif 
pour  aboutir  à  un  état  sémantique  que  nous  reconnaissons 
être  incontestablement  celui  de  «  tenant  de  »  dans  pommette  et 
poire 1 te. 

=  J'avoue  mon  erreur  sans  réticence  :  carotte,  tomate,  ou  tel 
autre  mot  avec  lequel  ette  faisait  rencontrer  pommette  et  poirette, 
n'ont  pu,  en  aucune  façon,  faire  dévier  la  valeur  sémantique  de 
ette,  que  l'apport  constant  du  français  dans  des  mots  témoignant 
manifestement  d'une  diminutivité  devait  d'ailleurs  contribuer  à 
maintenir.  Et  cependant,  nous  avons  à  nous  rendre  compte  de 
son  évolution  partielle  de  «  petit  »  (ou  de  «  gentil  »,  si  l'on 
croit  à  la  possibilité  d'une  caritativité  )  à  «  tenant  de  »,  «  de  la 
nature  de  »,  «  ressemblant  à  »,  état  sémantique  de  pommette,  poi- 
rette, si  toutefois  nous  ne  voulons  pas  abandonner  la  partie  et 
déclarer  insoluble  le  problème  qui  se  pose. 

Or,  je  ne  le  crois  point  insoluble,  et  j'y  trouve  une  solution 
que  je  crois  très  plausible,  une  solution  qui  explique  un  suffixe 
atte-otte  ayant  une  valeur  diminutive  (qu'il  tient  plus  particuliè- 
rement du  1  tançais),  ou  ayant  celle  de  «  tenant  de  »,  une  solu- 


I  I  2  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

tion  qui  explique,  par  conséquent,  la  variété  des  produits  de 
*ittum  latin  dans  l'aire  atte-otte  et  dans  les  mots  qui  y  ont  vu  le 
jour  et  dans  ceux  qu'elle  a  empruntés  au  français.  Cette  variabi- 
lité dans  la  création  de  mots  et  dans  l'adoption  de  mots  français 
n'est-elle  pas  le  nœud  du  problème  ? 

Mouche-ep,  interprété  comme  étant  monchette,  lequel  est  une 
impropriété  sémantique  criante  en  tant  que  désignant  l'«  abeille  »  — 
il  a  été  rejeté  partout  ailleurs  —  ne  fait  que  contribuer  en  lorrain, 
où  il  allait  séjourner  et  rester,  à  la  propagation  d'une  évolution 
sémantique  de  «  petit  »  à  «  tenant  de  »,  car  il  n'a  été  maintenu 
lui-même  que  grâce  à  la  possibilité  de  cette  évolution  appliquée 
à  lui-même.  La  mouchette  y  devient,  pour  être  une  expression 
possible  et  adéquate  à  «  abeille  »  un  «  insecte  tenant  de  la 
mouche  »,  de  «  petite  mouche  »  qu'elle  paraissait  être. 

En  désertant,  par  l'adoption  d'une  forme  autre  que  et  te,  la 
grande  communauté  des  parlers  d'oui,  et  relâchant  ainsi  un  lien, 
de  nature  morphologique  aussi  bien  que  phonétique,  qui  l'unis- 
sait à  cette  communauté,  le  lorrain  a  dû  trouver,  dans  la  famille 
même  de  ses  mots  en  etle,  un  élément  qui  l'a  détourné  de  la  dimi- 
nutivité  en  ette,  et  qui  a  fait  triompher  la  valeur  sémantique  de 
«  tenant  de  »  de  celle  —  d'ailleurs  non  éloignée  - —  de  la  dimi- 
nutivité.  Diminutivité,  descendance  >>  parenté. 

En  français,  le  mot  vignette  pourrait  être  l'exemple  typique 
d'un  mot  évocateur  de  simple  parenté,  sortant  de  la  diminutivité 
formelle.  Vignette  ne  pouvant  être  allégué  comme  mot  évocateur 
dans  un  patois,  et  étant  d'ailleurs  presque  isolé,  nous  faudra-t-il 
rechercher  dans  les  textes  lorrains  des  indices  d'une  lexicalité 
propre  à  faire  triompher  de  la  diminutivité  la  sémantique  «  tenant 
de  »  ?  Je  ne  crois  pas  que  cela  soit  nécessaire,  et  je  crois  que 
nous  en  savons  assez. 

Aussi  bien,  ette  n'a-t-il  pas  été  seul  à  évoluer  à  atte-otte.  La 
forme  masculine  de  ittum,  en  particulier,  était  at-ot,  de  sorte  que 
l'adjectif  notamment  présentait,,  à  côté  d'un  masculin  at-ot,  un 
féminin  atte-otte'.  Or  l'adjectif  en  at-ot  comprenait  une  copieuse 

i.  C'est  même,  parfois,  sous  la  forme  masculine  pomat,  pomot  que  se  pré- 
sente notre  pommette.  Dans  notre  longue  discussion,  nous  avons  dû  négliger  ce 

genre  de  détails. 


l  ANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE 


I  M 


collection  de  formes  qui  pouvaient  fort  bien  être  analysées  par 
notre  «  tenant  de  ».  se  réfléchissant  naturellement  sur  la  forme 
féminine  (longuet,  jeunet,  doucet,  follet,  brunet,  suret,  etc.  etc.) 
et  lesubst.  end  est  loin  d'être  toujours  un  diminutif  (onglet,  poi- 
gnet, bracelet,  chevalet,  plumet,  cornet)  et  doit  être  analysé  par 
une  formule  équivalant  à  peu  près  à  «  tenant  de  ». 

Primitivement  concurrent  timide  de  ette  diminutif  —  ce  qu'il 
est  même  en  français  —  ette  «  tenant  de  »,  ette  désignant  une 
parenté  devient,  grâce  à  l'isolement  phonétique,  qui  lui  garantit 
une  certaine  indépendance  dans  l'évolution  sémantique,  l'émule 
de  ette  diminutif,  et  son  essor  est  tel  qu'il  finit  par  triompher  de 
celui-ci,  au  point  que  ses  créations,  autrefois  équivoques  et  into- 
lérables, sont  devenues  non-équivoques  et  légitimes  {pommette, 
poirette,  mouchette)1. 

En  face  d'un  mouchette  impropre  à  désigner  l'abeille,  la  langue 
se  trouvait  devant  deux  alternatives  :  ou  bien,  s'il  s'imposaît  à 
elle  comme  «  petite  mouche  »,  elle  devait  l'écarter,  en  faire  un 
mouche  à  spécifier  (mouche  à  miel),  ou  le  garder  s'il  pouvait  se 
présenter  à  elle  comme  ayant  un  suffixe  ette,  signifiant  «  tenant 
de  »  d'après  des  précédents  tels  que  ceux  que  j'ai  signalés;  car 
bien  qu'essentiellement  diminutif,  ette  ne  l'est  pas  exclusivement, 

i.  Echappé  à  la  surveillance  du  français,  qui  maintient  ette  dans  sa  valeur 
étymologique  de  diminutif,  le  lorrain  vole  de  ses  propres  ailes  vers  un  nouvel 
horizon  sémantique.  Il  y  est  guidé  par  la  valeur  qu'il  trouve  dans  certaines 
des  formations  par  ette,  qui  sont  restées  sans  écho,  ou  du  moins  sans  essor  analo- 
gique appréciable,  dans  le  français  et  dans  les  parlera  fidèles  à  la  nature  dimi- 
nutive  de  ette  et  de  ses  correspondances  phonétiques  ne  détournant  pas  les 
diminutifs  de  leur  valeur  diminutive. 

L'aire  gasconne,  qui,  par  son  état  inverse  {et,  ette  dédiminutivisable)  présente 
une  possibilité  d'indépendance  morphologique  semblable,  est  seule  comparable  à 
notre  aire  atte-otte.  Si  clavet  «  clou  »  (improprement  diminutif)  peut  sous 
1  influence  du  français  y  abouiir  à  clau  -  clou  ,,,  le  français  -  à  moins  que  ce 
ne  soient  les  parlers  voisins  -  lui  interdit  de  faire  de  kastet  «  château  »  un 
kast  «  château  »  ;  mais  le  français  n'a  plus  d'autorité  sur  elle,  s'il  s'agit  d'un 
mot  inconnu  au  lex.que  français  :  aussi  l'aire  gasconne  fera  d'avrillette  «  fleu- 
rette du  mois  d'avril  »,  librement  un  avrille  «  fleur  du  mois  d'avril  »  (ballet 
«  violette  »>  bnulet  »  fleurette  d'avril  »  >  briul  «  fleur  d'avril  »  =  diverses 
fleurs  d'avril). 

8 


114  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

et  ses  deux  parts  ont  été  diversement  dotées  en  gallo-roman. 
Mouchette  est  évacué  dans  un  camp  d'ette  où  il  est  à  sa  place. 

Plus  un  mouchette  «  abeille  »  était  récent  en  Lorraine,  autre- 
ment dit,  plus  un  mouchette  «  abeille  »  était  rapproché  de  l'époque 
où  pommette  zt  poirette  pouvaient  être  conçus  comme  «  pommes  de 
terre  »,  plus  il  avait  de  chances  d'être  toléré  par  la  sémantique, 
car  les  créations  mouchette,  pommette,  poirette  nous  montrent  la 
valeur  d'ette  «  venant  de  »  en  progression.  Ce  qui  revient  à  dire 
qu'un  mouchette  «  abeille  »  né  de  mouche-ep  avait  à  priori  plus  de 
chances  qu'un  mouchette  «  jeune  abeille  d'essaim  »  antérieur  > 
mouchette  «  abeille  »,  de  n'être  pas  en  contradiction,  désastreuse 
pour  lui,  avec  ette  diminutif. 

Si  mouchette  «  abeille  »  n'est  pas  évacué,  c'est  qu'il  a  été  con- 
verti sémantiquement,  qu'il  n'a  pas  voulu,  ou  n'a  pas  pu  se 
convertir  phonétiquement  et  que  les  circonstances  sémantiques 
de  ette  lui  ont  permis  d'esquiver  la  conversion  phonétique. 

N'avons-nous  pas  vu  mouchette  <<  mouche  ep  traqué  par  la  séman- 
tique offensée  être  converti  sémantiquement  en  «  ruche  »,  d'après 
des  mots  du  genre  de  cachette,  coudrette,  et,  seulement  à  cet  état 
sémantique  de  «  ruche  »,  obéir  machinalement  à  l'impulsion 
d'autres  parlers,  qui  faisaient  de  mouchette  «  abeille  »  mouche,  faire 
mouche  «  ruche  »,  comme,  sous  l'impulsion  des  parlers  qui  fai- 
saient de  mouchette  «  abeille  »  mouche,  un  patois  wallon  faisait 
machinalement  de  mouchette  «  moucheron  »  un  mouche  «  mou- 
cheron »  ? 

Mouchette  «  insecte  ressemblant  à  la  mouche  »  et  mouchette 
«  ruche  »  (> même  abeille,  ruche  »)  sont  deux  tangentes  par  où 
s'esquive  mouchette  diminutif  impropre  à  servir  d'«  abeille  »,  et 
doublement  interprétable  selon  le  milieu  lexicologique  où  il  se 
trouve,  selon  que  elte  peut  indiquer  une  parenté  ou  selon  qu'il 
peut  indiquer  un  «  contenant  ». 

Mouchette  changeant  de  camp,  entrant  dans  le  camp  de  ette  — 
«  tenant  de  »,  contribue  à  renforcer  ce  camp,  où,  lors  de  l'intro- 
duction de  la  pomme  de  terre  dans  les  Vosges,  allaient  pénétrer 
pommette  et  poirette  «  pomme  de  terre  »,  sans  que  la  sémantique 
s'en  offusque,  sans  qu'elle  y  oppose  un  veto  qu'elle  a  peut-être 


FANTASMAGORIE    ÉTYMOLOGIQUE  II) 

oppose,  mais  vainement,  au  moiiehette  primitif  qui  s'était  pré- 
sente sous  forme  de  diminutif,  et  qu'elle  n'a  laissé  vivre  qu'en 
lui  imposant  une  condition  sine  qua  non 

Il  v  a  eu,  dans  l'aire  atte-otte,  concurrence  sémantique  de  ette 
—  «  tenant  de  »  avec  ette  diminutif —  basée  sur  d'autres  mots 
que  carotte  et  tomate  (!)  Cette  concurrence  était  assez  accusée  au 
temps  de  mouche-ep  pour  que  le  mouchelte  qui  en  résultait  pût  se 
rattacher  ïette  «  tenant  de  ».  En  patois,  ette  «  tenant  de  »  a  triom- 
phé au  point  que  pommette  et  poirette  patois  —  non  concurrencés 
par  pommette  et  poireUt  français  —  ont  eu  entrée  libre  avec  le  sens 
de  «  pomme  de  terre  »  que  la  sémantique  patoise  ne  leur  inter- 
dit pas,  et  qu'il  est  réservé  au  français  de  leur  interdire  (pomme- 
ticr  redevenant^;;//// ter,  pommette  «  pomme  »  redevenant  pomme). 
Nous  allons  voir,  que,  dans  le  Valais,  pommette  est  né  acciden- 
tellement de  pomme  de  terre  —  accident  semblable  à  celui  de 
mouche-ep  >  moiiehetfe  —  et  que  la  sémantique  offensée  par  ce 
pommette  indûment  diminutif,  puisque  désignant  la  «  pomme  de 
terre  »,  l'a  expulsé. 

Ainsi,  je  m'explique  que  la  diminutivité  existe  encore  dans 
l'aire  atte-otte  —  indéracinable  du  fait  que  le  français  l'y  apporte, 
lui  qui  a  substitué  son  âme  sémantique  à  celle  de  nos  patois,  et 
les  a  obligés  à  créer,  d'après  elle,  pommette  «  pomme  »  et  «  pomme 
de  terre  »,  pommetier  «  pommier  »  — ;  mais  que  cette  diminuti- 
vité y  soit  contrariée  par  une  sémantique  «  tenant  de  »,  d'essence 
toute  patoise. 

Je  m'explique  que  la  diminutivité  produise  une  inextricable 
contusion  phonétique,  selon  les  interprétations  que  les  parlers  et 
les  individus  font  de  ette,  lorsqu'ils  créent  des  mots  nouveaux  et 
lorsqu'ils  les  reçoivent  du  français. 

Je  m'explique  que  Yonglette  puisse  être  l'«  onglon  »  du  porc 
comme  un  terme  signifiant  «  ce  qui  tient  lieu  d'ongle  »  (cf.  onglet 
en  français).  Je  ne  me  l'expliquerais  nulle  part  ailleurs. 

Je  m'explique  que  feuillette  soit  en  lorrain  «  feuille  »,  et  je 
trouve  même  feuillette  plus  approprié  que  feuille  à  désigner  en 
même  temps  la  feuille  de  la  rhubarbe  et  la  feuille  du  rosier.  Je 
ne  me  l'expliquerais   nulle  part  ailleurs. 


lié  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Je  m'explique  que  fourchette  soit  diversement  traité,  selon  qu'on 
la  conçoit  comme  une  «  petite  fourche  »,  ou  comme  un  «  usten- 
sile de  table  ressemblant  à  la  fourche  ». 

Je  m'explique  que  clarinette  ne  soit  conçu  ni  comme  «  petite 
clarine  »,  ni  comme  quoi  que  ce  soit  qui  ressemble  à  une  «  cla- 
rine »,  et  que  le  lorrain,  en  l'acceptant  tel  quel  sans  y  rien  chan- 
ger, laisse  au  français  la  responsabilité  de  l'avoir  créé.  Je  m'explique 
qu'ailleurs  il  ait  pris  des  formes  patoisées  à  croire  que  ce  mot  est 
«  bien  représenté  ». 

Enfin,  je  m'explique  l'étrangeté  que  présente,  au  premier 
abord,  le  tableau  phonétique  de-ittum  latin  dans  l'aire  atte-olle. 


IL   —  POMMETTE  «  POMME   DE   TERRE  »    VALAISAN 

Il  faut  bien  se  garder  de  rattacher,  soit  géographiquement, 
soit  étymologiquement,  la  petite  aire  valaisanne,  où  la  «  pomme 
de  terre  »  affecte  des  formes  qui  aboutissent  réellement  à  pom- 
mette «  pomme  de  terre  »,  à  l'aire  de  pommette  «  pomme  de  terre  » 
du  territoire  où  le  suffixe  ette  est  représenté  par  atte-otte. 

La  transcription  d'Edmont,  grâce  à  sa  sincérité,  nous  met  sur 
une  voie  aboutissant  fatalement  à  un  pommette  qui,  étymologi- 
quement, n'a  rien  de  commun  avec  celui  de  la  Lorraine. 

Au  point  979,  les  «  pommes  de  terre  »  sont  le.pômçtté.  Si  cette 
forme  était  équivalente  de  *pomitta  latin,  elle  serait  conformé- 
ment à  tous  les  autres  mots  en  -itta  :  pomçté  .  C'est  donc  seul  ce 
petit  /,  transcrit  par  Edmont,  révélé  par  son  sujet,  qui  nous 
empêche  d'admettre.  .  .  une  invraisemblance,  je  ne  dirai  pas  une 
impossibilité,  pour  ne  pas  déplaire  à  ceux  qui  disent  que  mes 
déductions  d'ordre  géographique  sont  affirmées  trop  catégorique- 
ment. 

Voici  en  quoi  consiste  l'invraisemblance  géographique  que  con- 
stitue un  pommette  «  pomme  de  terre  »  au  point  979  et  au  point 
989,  qui  a  un  pommette  conforme  à  ses  produits  de  -itta  :  Ces 
points  sont  situés  dans  les  deux  vallées  les  plus  reculées  du  Valais 


FANTASMAGORIE    ETYMOLOGIQUE  H7 

romand,  l'une  sur  la  rive  gauche  du  Rhône,  l'autre  sur  la  rive 
droite,  et  le  patois  y  est  remarquablement  bien  conservé,  régu- 
lièrement parlé  par  tous.  Leur  apparent  pommette  est  encadré  par 
truffe,  terre-truffe  e\,  plus  loin  au  nord,  par  poire  de  terre  —  je  fais 
abstraction  d'un  pomme  de  terre,  isolé,  et  plus  voisin  qui  va  trou- 
ver son  explication.  A  moins  que,  dans  ces  vallées  reculées,  la 
pomme  de  terre  soit  venue  par  aéro,  celles-ci  doivent  la  tenir  de 
la  vallée  du  Rhône.  D'ailleurs,  la  pomme  de  terre  fût-elle  auto- 
chtone dans  ces  vallées  (!)  celles-ci  feraient  la  seule  région  du 
domaine  gallo-roman  —  et  de  la  Suisse  entière  —  où  on  l'au- 
rait dénommée  pommette — spontanément  et  illogiquement.  Les 
habitants  de  Lens  et  de  Vissoie  seraient  les  seuls  Romans  qui 
posséderaient  vraiment  un  terme  leur  appartenant  exclusivement 
pour  désigner  un  produit  d'Amérique. 

Cela  serait  indubitable  pour  les  étymologistes  et  phonéticiens, 
n'était  le  petit  t  d'Edmont. 

Pometté  nous  dit  que  nous  avons  affaire  à  pomme  de  terre  qui, 
dans  le  français  provincial  du  canton  de  Vaud  —  héritier  d'un 
français  disparu  —  où  IV  finale  disparaît  (verre  >>  ^ou  vé1)  et  où 
«  pomme  de  terre  »,  étant  en  quelque  sorte  un  composé  au  lieu 
duquel  sa  sémantique  réclame  un  mot  simple,  devient 

pomme  d'té^pomçtté  (par  assimilation). 

Ce  composé,  devenu  mot  simple,  apparaît  manifestement 
comme  un 

pommette,  que  présente  le  point  voisin  989. 

Mais,  —  nous  sommes  ici  dans  une  région  où  ette  n'a  point 
perdu  sa  valeur  diminutive  comme  il  l'a  perdue  dans  l'aire  alte- 

1.  Ce  caractère  n'est  que  partiellement  patois.  Il  est  patois  dans  les  mots  où 
r  est  réellement  final  selon  les  règles  qui  régissent  le  patois  ;  il  ne  l'est  pas 
dans  les  mots  où  r  est  devenue  finale  en  français  par  la  disparition  de  Ye  fémi- 
nin ;  car  cet  e  féminin  est  représenté  en  patois  par  des  voyelles  persistantes 
qui  font  vivre  r.  Pomme  de  terre  français  devient  donc  en  français  provincial 
pomme  de  te  {te),  mais  est  en  patois  pomme  de  tera  ;  verre  :  fr.  pr.  vé, 
patois  ver  +  voyelle,  tandis  que  fer  est  en  patois  et  en  français  provincial 
fi  (Je) 


Il8  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

otte,  dans  une  région  où  pommette  «  pomme  de  terre  »  est  une 
parodie  intolérable  de  la  diminutivité  —  les  plus  proches  voisins 
de  979  et  989,  ceux  de  Nendaz  (978)  corrigent  ce  pommette  mal- 
venu et  sorti  de  terre,  en  rétablissant  tout  bonnement  ce  dernier 
dans  ses  droits  méconnus,  et  disent  les  terres  («  que  vous  autres 
de  979  et  989  avez  estropié  »)  pour  les  pommes  de  terre  ;  tandis 
que  ceux  d'Évolène  (988)  rétablissent  pommette,  étymologique- 
ment  et  phonétiquement,  le  remettent  sur  pied,  et  disent  pomme 
de  terre. 

Ainsi  pommette  «  pomme  de  terre  »  est  né  dans  une  aire  valai- 
sanne/wr  accident,  et  cette  aire  valaisanne  répare  cet  accident,  en 
écartant  la  diminutivité  d'une  diminutivisation  impropre. 

Or,  par  une  coïncidence  qui  paraîtra  surprenante  à  certains,  et 
qui  ne  l'est  pas  pour  nous,  Taire  où  s'est  produit  un  pommette 
impropre,  et  où  il  a  été  remédié  à  cette  impropriété,  représente, 
point  pour  point,  l'aire  mouchette  «  abeille  »,  mot  qu'acculent 
contre  la  langue  germanique  apis  et  apicula  (celui-ci  sous  sa 
forme  française  abeille  et  sa  forme  franco-provençale  aveille)\ 

Cette  aire  mouchette  n  abeille  »  a  été  tenue  à  l'écart  des  consi- 
dérations de  M.  Jaberg  dans  sa  critique  de  mon  Abeille.  Je  n'avais 
donc  pas  à  en  faire  état  dans  ma  réplique  (p.  29).  Cependant, 
en  le  voyant  échafauder  une  reconstruction  de  mouchette  et  à'essette, 
sans  prendre  en  considération  l'aire  valaisanne  mouchette,  je  n'ai 
pu  me  défendre  de  faire  à  part  moi  la  réflexion  qu'une  solution 
apportée  à  la  moitié  d'un  problème  était  une  solution  non  seu- 
lement incomplète,  mais  bien  caduque,  si  elle  ne  pouvait  être 
appliquée  à  un  mouchette  voisin,  et  de  me  promettre  d'examiner  à 
nouveau  l'état  de  cette  aire  valaisanne. 

C'est  chose  faite  maintenant,  et  faite  par  un  détour  où  j'ai 
été  engagé  également  par  la  critique  de  M.  Jaberg,  par  l'étude  du 
pommette  dans  Taire  atte-otte. 

C'est  donc  un  singulier  hasard,  si  mouchette  de  l'Est  m'a  pro- 
mené dans  Taire  pommette  «  pomme  de  terre  »  qui  y  est  enclose, 
pour  ensuite  m'amener  à  reconnaître  pommette  «  pomme  de  terre  » 
dans  Taire  mouchette  valaisanne,  dont  le  pommette  confirme  mon 
explication  de  mouchette.  Et  cela,  malgré  que  pommette,  dans  ses 


FANTASMAGORIE    ETYMOLOGIQUE  II9 

divagations,  soit  d'une  origine  tout  à  fait  différente,  que  l'un  soit 
un  produit  d'ordre  psychologique,  l'autre  un  produit  d'ordre  pho- 
nétique, tous  deux,  il  est  vrai,  ayant  pour  source  commune 
pomme  de  terre  français. 

Je  dis  que  pommette  valaisan  confirme  mon  explication  de  mon- 
chette  valaisan,  comme  pommette  lorrain  a  confirmé,  je  crois,  mon 
explication  de  mouchette  lorrain.  Et  voici  comment. 

La  désignation  de  la  «  pomme  de  terre  »  n'étant  en  aucun  rap- 
port avec  celle  de  l'«  abeille  »,  si  les  mêmes  points  978,  979, 
988,  989  ont,  tous  quatre,  mouchette  «  abeille  »,  et  que  tous 
quatre  travaillent  de  concert  le  môme  thème  lexical  pomme  de 
terre  dans  une  ambiance  lexicale  de  truffe,  apis  et  apicula,  c'est- 
à-dire  dans  une  ambiance  lexicale  d'où  pomme  de  terre  est  exclus, 
il  est  évident  que  ces  quatre  parlers  ont  entre  eux  une  affinité 
telle  qu'on  peut  les  considérer  comme  formant  un  groupe  à  part, 
et  éventuellement  comme  ne  formant  qu'une  unité,  quels  que 
soient  d'ailleurs  les  caractères  phonétiques  qui  les  distinguent  —  ces 
parlers  passent  pour  être  parmi  les  mieux  conservés  que  l'on  ait 
en  Suisse. 

L'examen  de  pommette  «  pomme  de  terre  »  que  je  viens  de 
faire,  ne  contribue  pas  peu  à  confirmer  ce  que  j'ai  dit  dans 
Abeille  sur  ces  quatre  points  : 

«  La  parenté  des  quatre  points  978,  979,  988,  989  autorise 
des  conclusions  intéressantes,  non  seulement  au  point  de  vue 
linguistique,  mais  aussi  au  point  de  vue  économique.  Une  étude  en 
sera  faite  plus  utilement  lorsque  l'on  sera  en  possession  du  grand 
répertoire  que  préparent  les  rédacteurs  du  Glossaire  de  la  Suisse 
romande  »  (Abeille,  p.  171). 

Si  donc,  de  ces  quatre  points,  979  estropie  pomme  de  terre 
(>  pomme-^),  que  989  tombe  tête  baissée  dans  le  piège 
(pomette),  où  979  est  prêt  à  tomber,  que  978  s'en  éloigne  en 
marquant  naïvement  qu'il  échappe  au  piège  (têrè)  et  que  988 
rétablisse,  phonétiquement  rectifié,  le  point  de  départ  des  trois 
trébuchants,  je  suis  en  droit  de  dire  que,  dans  l'aire  des  quatre 
points  valaisans,  on  se  débarrasse  d'un  diminutif  pommette  que 
Ton  trouve  impropre  à  désigner  la  «  pomme  de  terre  ». 


120  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Ces  quatre  mêmes  points  vont-ils  créer  un  mouchette  «  abeille  », 
qui  est  considéré  en  France  comme  intolérable,  et  d'où  on  Ta 
expulsé,  parce  qu'il  se  présentait  sous  l'aspect  impropre  d'une 
«  petite  mouche  »  ? 

C'est  la  première  des  deux  seules  possibilités  à  examiner  dans 
la  reconstitution  de  mouchette  selon  M.  Jaberg,  reconstitution 
établissant  une  naissance  caritative  (mouchette  —  «  gentille 
mouche  piquante  »).  Il  me  semble  que  le  sort  réservé  à  pommette 
répond  catégoriquement  et  négativement  à  cette  question  ■ —  mou- 
chette doit  être  le  résultat  d'un  accident  phonétique,  comme  pom- 
mette l'a  été.  Des  patois,  qui  ne  veulent  pas  de  pommette  «  pomme 
de  terre  »,  qui  est  équivoque  avec  «  petite  pomme  »  ne  vont 
pas  créer  un  mouchette  «  abeille  »,  qui  est  équivoque  avec  «  petite 
mouche  ».  Ya-t-il  une  personne  de  bon  sens  qui  puisse  admettre 
qu'un  parler,  ou  un  groupe  de  parlers  (ne  formant  qu'un  parler, 
à  la  vérité),  rejette  un  mot  improprement  diminutif,  n'existant 
nulle  part  ailleurs  {pommette),  et  crée  en  même  temps  un  mot 
improprement  diminutif  et  rejeté  partout  ailleurs  (mouchette)  ? 

Ces  quatre  mêmes  points  sont-ils  capables  de  maintenir  un 
mouchette  «  abeille  »,  qui  serait  né  par  accident  phonétique  chez 
eux,  ou  qui  serait  né  ailleurs  ? 

C'est  la  seconde  et  dernière  possibilité  à  examiner  dans  la  recons- 
titution de  mouchette  selon  M.  Jaberg.  Or,  ils  s'en  sont  trouvés 
capables.  Mais  alors,  comme  ils  ne  sauraient  l'avoir  produit  indé- 
pendamment, eux  qui  ont  détruit  pommette  et  qui  sont  les  seuls 
qui  avaient  à  le  détruire,  que,  d'ailleurs,  en  seconde  ligne,  une 
impropriété  telle  que  la  création  d'un  mouchette  «  abeille  »,  si 
elle  se  produit  une  fois,  ne  se  produit  pas  une  seconde  fois,  qu'un 
second  mouchette  (valaisan)  doit  être  connexe  d'un  premier  mou- 
chette (lorrain),  pour  être  tout  au  plus  plausible  —  il  faut  abso- 
lument que  le  mouchette  valaisan  ait  de  qui  tenir  géographiquement. 
Il  le  faut...  puisque  l'aire  des  quatre  points  est  en  même  temps 
une  aire  —  à  l'exception  d'un  point  limitrophe  de  l'aire  atte- 
nante —  qui  seule  rend  phonétiquement  possible  la  conservation 
d'un  mouchette  «  abeille  »  adjacente  à  une  aire  phonétique  où  mou- 
chette «   abeille   »   devient  impossible  par  le  fait  que  mouchette 


FANTASMAGORIE    ETYMOLOGIQUE  121 

signifie  en  même  temps  «  allumette  ».  L'histoire  de  l'allumette 
est-elle  géographiquement  conditionnée  par  l'histoire  de  l'abeille  ?! 

MouchetU  u  abeille  »  a  été  maintenu  par  les  quatre  points  valai- 
sans,  alors  que  le  même  moûchette  «  abeille  »  était  répudié,  à 
côté,  pour  cause  d'homonymie  avec  l'«  allumette  ».  Se  serait-il 
maintenu  à  côté,  si  l'«  allumette  »  n'avait  pas  été  une  moûchette} 

J'affirme  qu'il  ne  se  serait  pas  maintenu  et  aurait  succombé  pour 
la  cause  d'impropriété  qui  l'a  fait  expulser  de  la  France  ;  car 
moûchette  «  allumette  »  est  postérieur  à  l'existence  de  moûchette 
«  abeille  »  «  qu'il  a  balayé,  et  auquel  s'est  substitué  un  aveille, 
soi-disant  dépositaire  fidèle  et  autochtone  de  apicula  latin  » 
(Abeille,  p.  171). 

Or,  pourquoi  «  allumette  »  postérieur  peut-il  balayer  moû- 
chette «  abeille  »  antérieur  ? 

Pourquoi  moûchette  «  abeille  »  laisse-t-il  triompher  moûchette 
«  allumette  »,  nouveau  venu,  nouvelle  formation  ? 

Pourquoi  l'ancien  occupant  ne  maintient-il  par  ses  droits  ? 
N'est-ce  pas  parce  que  ses  droits  sont  usurpés,  qu'il  est  un  terme 
impropre,  n'ayant  pas  la- force  de  lutter  avec  le  nouveau  venu, 
pas  même  celle  de  l'obliger  à  se  chercher  un  substitut,  à  provo- 
quer une  substitution  bilatérale  ? 

L'immixtion  de  moûchette  «  allumette  »  dans  la  querelle  entre 
manchette  «  abeille  »  et  un  moûchette  «  petite  mouche  »  (latent  ou 
existant,  né  ou  pouvant  naître  instantanément)  n'était  nullement 
nécessaire  pour  faire  disparaître  l'impropre  moûchette  «  abeille  ». 
Il  a  bien  fallu  cependant  que  je  l'admette,  cette  immixtion, 
puisque  l'on  voit  le  moûchette  «  abeille  »  valaisan  protégé,  muni 
de  son  permis  de  séjour  par  la  loi  phonétique  valaisanne  qui  traite 
musca  d'une  autre  façon  que  vacca  et  permet  ainsi  une  concomi- 
tance valaisanne  de  moûchette  «  abeille  (>  moseta)  avec  moû- 
chette «  allumette  »  (>  motseta),  concomitance  impossible  en 
dehors  des  quatre  points  de  l'aire  valaisanne  —  il  a  bien  fallu 
que  je  l'admette,  cette  immixtion,  puisque,  d'après  les  matériaux 
du  Glossaire  de  la  Suisse  romande,  mon  moûchette  «  abeille  » 
valaisan  est  signalé  à  la  Brévine  et  à  Noiraigue  (canton  de  Neu- 
châtel,  où  les  patois  sont  éteints),  ..là  où  moûchette  «  allumette  » 


122  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    YERBALES 

n'existe  pas,  là  où  mouchette  «  allumette  »  disparaît  comme  par 
enchantement,  n'entrant,  par  conséquent,  pas  en  conflit  avec 
mouchette  «  abeille  »,  là  où  il  est  à  mi-chemin  de  la  voie  souter- 
raine qui  relie  mouchette  «  abeille  »,  dit  lorrain,  à  mouchette 
«  abeille  »  valaisan. 

Si  je  n'avais  pas  su  mettre  en  valeur  les  informations  précises 
et  catégoriques  que  donnent  à  tout  être  intelligent  la  présence 
intermittente  de  mouchette  «  abeille  »  et  la  destruction  de  celui-ci 
par  mouchette  «  allumette  »,  si  je  n'avais  pas  conclu  à  une  cohé- 
sion ancienne  de  l'aire  mouchette  «  abeille  »  tripartite,  j'avoue  que 
je  changerais  de  métier  pour  cause  d'insuffisance  intellectuelle. 

Et  pourquoi  mouchette  «  abeille  »,  dans  les  quatre  points  valai- 
sans,  ne  se  dédiminutivise-Ml  pas,  semblablement  à  pommette  ? 
Vous  le  lui  demandez?  Je  vous  demande  à  vous-même,  comment 
vous  vous  y  seriez  pris.  Mouche  ?  Et  avec  quelle  spécification  de 
la  mouche  ? 

Si  Paris  a  dû  s'adresser  à  la  province  pour  sortir  d'embarras, 
Nendaz,  Lens,  Evolène,  Vissoie,  à  qui  devaient-ils  s'adresser  ? 
Nous  avons  vu  ce  dont  ils  sont  capables  quand  ils  sont  délaissés  : 
des  terres  «  pommes  déterre  »,  voilà  un  échantillon  de  leur  savoir- 
faire  ! 

S'ils  n'ont  pu  se  débarrasser  de  mouchette  «  abeille  »  et  ont  pu 
le  garder  à  la  rigueur ,  tandis  qu'ils  se  sont  débarrassés  de  pommette 
«  pomme  de  terre  »,  c'est  que  pommette  était  plus  improprement 
diminutif,  par  le  fait  qu'il  y  a  des  pommettes  qui  sont  nécessaire- 
ment de  petites  pommes  u  des  bois  »,  qu'il  y  a  un  pommette  «  de  la 
joue  »,  «  d'Adam  »  peut-être  et  d'autres,  et  que  pommette  est, 
peut-être,  l'unique  diminutivité  possible  de  pomme,  tandis  que 
mouchette  n'est  pas  le  diminutif  uniquement  possible  de  mouche 
—  conformément  à  la  diversité  de  la  finale  du  mot  simple,  on  a 
des  mouchillons,  des  moucherons  ;  on  n'a  pas  de  pommillons,  de 
pommerons  -, —  que,  par  conséquent  mouchette  peut  être  moins  into- 
lérable que  pommette1.   C'est  d'ailleurs  qu'à    eux    quatre    ils  ne 

i.  Si  mouchettes  de  chandelle  a  joué  un  rôle  comme  compétiteur  formel  des 
autres  mouchette,  il  pourrait  coexister  avec  mouchette  «  abeille  »,  dans  l'aire  des 
quatre  points  valaisans,  puisqu'il  serait  mouchettes,  tandis  que  l'«  abeille  »  y  est 


FANTASMAGORIE    ETYMOLOGIQUE  12} 

comptent  que  pour  un,  tellement  ils  sont  unis  entre  eux,  et  que 
la  question  se  change  alors  en  celle-ci  :  comment  un  parler  a-t- 
il  pu  garder  mouchette  «  abeille  »  ?  à  quoi  je  réponds  :  comme  un 
parlera  pu  garder  pommette  «  pomme  de  terre  »,  à  savoir  le  par- 
ler 989. 

Pourquoi  Taire  mouchette  «  abeille  »,  ne  pouvant  trouver  à  se 
défaire  d'un  diminutivité  impropre,  n'emprunte-t-elle  pas  aveille 
d'à  côté  ? 

A-t-elle  emprunté  truffe,  ou  terre-truffe,  ou  poire  de  terre, 
lorsque  Ton  y  sentait  l'impropriété  de  pommette} 

Aveille  y  était  aussi  étranger  que  truffe,  terre-truffe,  poire  de 
terre,  et  le  français  pomme  de  terre,  représenté  par  un  français  pro- 
vincial du  bas  pays  (qu'ils  ne  comprennent  pas  étymologique- 
ment,  à  l'origine  du  moins)  était  déjà  plus  proche,  lorsque  les 
habitants  de  ces  vallées  se  mirent  à  cultiver  la  pomme  de  terre 
et  à  s'en  alimenter. 

Les  vallées  reculées  du  Valais,  par  leur  situation  géographique, 
ne  sont  qu'un  refuge  pour  les  mutilés  des  laboratoires  où  s'éla- 
bore la  langue,  et  non  pas  un  de  ces  laboratoires.  Leur  langue  est 
un  reflet  fidèle  du  milieu  social  où  elle  végète,  tout  en  étant 
un  hôtel  des  Invalides  où  vivent  d'anciennes  gloires. 

moucette.  Il  n'a  pas  joué  de  rôle  destructeur,  ni  dans  cette  aire,  ni  en  dehors, 
où  l'on  n'a  pas  la  loi  phonétique  qui  différencie  les  deux  mots,  puisque  mouchette 
«  allumette  »  y  a  pu  naître  et  coexister  avec  mouchettes  de  chandelle.  Et  si  moïc- 
chettes  de  chandelle  a  coexisté  légitimement,  il  faut  admettre  que  Y  «  allumette  » 
et  les  «  mouchettes  »  étaient  confondus  en  un  même  sens  dans  l'esprit  romand  ; 
la  coexistence  peut  fort  bien  n'être  qu'apparemment  intolérable  :  je  conçois  la 
mouchette  «  allumeuse  »  comme  n'excluant  pas  les  mouchettes  ou  mouchcuses 
«  réallumeuses  »  ou  «  allumeuses  »  («  avivantes  ».  Cf.  avya  «  aviver  »,  «  allu- 
mer »). 


RÉALITÉS     ÉTYMOLOGIQUES 


I.  —  HOTEL,  MAISON  ==,   «   CUISINE  »  ' 

Pour  préciser  l'importance  des  évolutions  sémantiques  dont 
j'ai  à  parler  et  la  singularité  de  l'état  lexical  des  parlers  popu- 
laires de  la  langue  d'oui,  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  situer 
ces  évolutions  et  cet  état  dans  le  cadre  de  notre  langue  nationale, 
tel  que  Littré  se  le  représente . 

Dans  son  article  hôtel,  Littré,  sous  la  rubrique  synonymie  nous 
dit  en  quoi  consistent  les  différences  entre  maison,  hôtel,  palais, 
château.  «  Les  bourgeois  occupent  des  maisons,  les  grands,  les 
riches,  à  la  ville,  occupent  des  hôtels  ;  les  rois,  les  princes,  les 
évêquesyont  des  palais;  les  seigneurs,  les  riches  ont  des  châteaux 
dans  leurs  terres.  » 

Or,  il  se  trouve  que  hôtel  est,  dans  les  parlers  populaires  de 
la  langue  d'oui,  un  mot  qui,  sous  sa  forme  populaire,  n'a  plus 
laissé  que  d'humbles  traces  à  la  veille  de  disparaître,  et  dont  la 
présence  se  raréfie  en  raison  directe  de  l'époque  où  il  a  été 
recueilli  par  les  patoisants.  Il  apparaît,  sous  sa  forme  populaire, 
soit  avec  la  valeur  absolument  synonyme  de  celle  de  notre  mai- 
son français  %  soit  et  le  plus  souvent,  il  a  évolué  au  sens  de 
«  cuisine  ». 

i .  La  présente  enquête  m'a  été  suggérée  par  un  passage  de  mon  travail  sur 
l'abeille.  Je  disais  :  «  on  a  reproché  à  Edmont  de  ne  pas  avoir  obtenu  oto  («  mai- 
son »  —  hospitale)  là  où  certainement  il  serait  encore  vivant.  Or,  il  s'est 
trouvé  qu'on  le  réclamait.,  là  où  oto,  avant  de  disparaître,  a  passé  sûrement  par 
l'étape  «  cuisine  ».  Rien  n'est  plus  facile  que  d'obtenir  la  revivifkation  de 
types  lexicaux  »  {Abeille,  p.   7). 

2.  Qui  nous  dira  l'histoire  de  mansionem  dans  les  nombreuses  représentations 
romanes  que  se  plaît  à  énumérer  le  dictionnaire  de  Meyer-Lùbke  ?  Qui  nous 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  125 

Il  se  trouve,  d'autre  part,  que  maison  se  révèle  phonétique- 
ment comme  étant  un  emprunt  récent  tait  au  français  littéraire, 
que  ce  maison  est  venu  se  greffer  sur  hôtel  patois,  et  que,  tout  en 
restant  «  maison  »  —  sous  sa  forme  phonétique  irrégulière  — , 
tout  en  restant  le  synonyme  parfait  de  hôtel  patois,  il  aboutit, 
comme  hôtel  patois,  à  la  valeur  de  «  cuisine  ».  Ce  glissement 
sémantique,  parallèle  à  celui  d'hôtel  —  nous  aurons  à  examiner 
s'il  est  primaire  ou  secondaire  —  est,  dans  l'Atlas,  représenté  par 
un  nombre  supérieur  de  points  à  celui  de  ceux  qui  ont  hôtel  «  cui- 
sine ». 

Si  le  parallélisme  de  l'évolution  hôtel  >  «  cuisine  »  et  maison  > 
«  cuisine  »  est  réel,  étant  donné  que  cette  identité  d'évolution 
n'est  plus  que  clairsemée  dans  le  domaine  des  parlers  de  la  langue 
d'oui,  après  avoir  été  évidemment  générale,  il  est  naturel  que 
ces  évolutions  soient  géographiquement  cohérentes.  Elles  le  sont  : 
les  aires  hôtel  «  cuisine  »  sont  géographiquement  les  aires  mai- 
son «  cuisine  »  et  vice-versa,  l'une  enchevêtrée  dans  l'autre. 

Il  s'agit  d'une  lutte  de  deux  mots  synonymes,  qui  ne  peut  se 
résoudre,  comme  celle  de  deux  homonymes,  par  la  substitution 
lexicale. 

Et  cependant  homonymie  et  synonymie  sont  synonymes,  sont  le 
même  état  pathologique  :  miel  est  l'homonyme  wallon  de  «  miel  » 
et  «  merle  »  ;  «  miel  »  et  «  merle  »  sont  synonymes  en  miel. 
Télescopage  de  sens  et  télescopage  de  formes  aboutissent  au 
même  état  pathologique.  Si  l'homonymie  peut  se  résoudre  par 

dira  ce  dont  «  chalet  »,  «  bergerie  »,  «  porcherie  »,  «  troupeau  »,  «  pou- 
lailler »,  «  perchoir  »,  etc.  sont  les  scories  ?  «  Il  est  vain  de  montrer  des  déri- 
vations sans  indiquer  où,  quand  et  comment  elles  se  sont  faites,  et  des  chan- 
gements de  sens  sans  en  marquer  les  conditions  historiques.  A  quoi  bon 
ramener  à  un  primitif  unique  le  plus  de  mots  qu'il  est  possible,  si  l'on  ne 
signale  pas  ie  passé  propre  de  chacun  de  ces  mots  ?  La  plupart  du  temps,  il 
s'agit  de  faits  très  divers,  et  l'unité  d'origine  mise  en  évidence  est  de  beau- 
coup ce  qu'il  y  a  de  moins  intéressant  pour  expliquer  la  forme  et  le  sens  des 
mots  considérés  »  (Meillet,  Bull,  de  la  Soc.  de  ling.,  XXI,  191 8,  p.  81  et 
suiv.) 

—  «  Ne  rien  dire  de  plus,  ou  presque,  c'est  éliminer  tout  ce  qui,  dans  l'éty- 
mologie,  a  un  intérêt  »  (ibid.). 


126  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

la  substitution  (en  général  bilatérale),  la  synonymie  doit  se 
résoudre  de  la  même  façon.  Si  notre  synonymie  maison-hôtel  = 
«  cuisine  »  ne  se  résout  pas  par  substitution  (bilatérale,  comme 
en  général)  c'est  parce  que,  récente,  elle  s'est  produite  à  une 
époque  où  le  parler  populaire  n'a  plus  de  puissance  créatrice  et 
s'abandonne  entièrement  au  français  littéraire,  alors  même  qu'il 
garde  son  vêtement  patois. 

L'époque  où  1'  «  abeille  »  (e-%)  et  1'  «  oiseau  »  (fol)  confondus 
en  la  forme  d'  «  oiseau  »  (cf.  oiseleur  «  apiculteur  »)  font  naître 
deux  substituts  à  ces  deux  sémantiques  (ep  «  abeille  »,  moisson 
«  oiseau  »)  est  passée. 

La  solution  à  hôtel-maison  «  cuisine  »  répond,  ou  répondrait,  à 
la  solution  d'é^é  «  oiseau  »  par  l'adoption  de  la  forme  littéraire 
oiseau  —  substitution  qui  a  eu  lieu  réellement  en  Wallonie  — 
et  à  celle  d'éçe  «  abeille  »  par  l'adoption  de  la  forme  littéraire 
abeille  —  substitution  qui  n'a  pu  se  produire  pour  la  bonne  rai- 
son que  la  langue  littéraire  ne  possédait  pas  alors  abeille,  que  la 
langue  littéraire  n'était  d'aucun  secours  aux  patois. 

L'époque  où  miel  =  «  miel  »  et  «  merle  »  se  résout  par  larme 
et  mauvis  est  passée,  et  cette  homonymie,  ou  synonymie,  se 
résoudrait  plus  tard,  se  serait  résolue  plus  tard,  conformément  à 
la  synonymie  de  maison-hôtel  «  cuisine  »  (d'une  époque  plus 
rapprochée  de  nous),  par  miel  «  miel  »,  merle  «  merle  »,  par  la 
substitution  du  français  à  un  état  patois  intolérable. 

Cette  époque  où  les  patois  savaient  s'aider  eux-mêmes  est 
passée,  ai-je  dit.  Pour  appartenir  à  un  état  d'ataxie  formatrice, 
de  paralysie  complète  des  patois,  hôtel  «  cuisine  »  et  maison 
«  cuisine  »  sont-ils  donc  si  récents  ?  La  substitution  par  cuisine, 
le  retour  de  maison  à  «  maison  »,  après  son  escapade  à  «  cui- 
sine »,  sont-ils  donc  si  récents  ? 

Ils  sont  récents,  puisque  les  aires  qui  ont  hôtel,  maison  «  cui- 
sine »  sont  aussi  des  aires  où  hôtel  est  encore  «  maison  »,  et  où 
maison  est,  —  et  n'a  jamais  cessé  d'être  —  «  maison  »  (bien 
qu'il  ait  évolué  aussi  à  «  cuisine»),  ou,  si  l'on  préfère,  puisque 
hôtel  «  maison  »  alterne  avec  hôtel  «  cuisine  »  dans  une  même 
aire,  que  maison  «   maison  »   alterne   avec  maison  «  cuisine    » 


Kl  \i  I  ri  s    il  \  MOLOGIQUBS  127 

dans  une  même  aire  et  que  les  deux  tonnes    lexicales  avec   leurs 
deux  sémantiques  alternent  elles-mêmes  dans  une  même  aire. 

Hôtel  populaire  et  maison  emprunté  du  français,  ayant  tous 
deux  évolué  à  «  cuisine  »,  il  en  résulte  que  les  parlers  popu- 
laires de  la  langue  d'oui,  où  s'est  produite  cette  évolution,  ne 
possèdent  plus  de  terme  indigène  pour  désigner  la  «  maison  ».et 
la  distinguer  de  la  «  cuisine  ». 

Ont-ils  créé  un  nouveau  terme  pour  «  maison  »  ?  Nous  n'en 
voyons  apparaître  aucun. 

A\ant  remplacé  hôtel  par  maison,  qui  est  devenu  «  cuisine  », 
comme  hôtel  Test  devenu,  n'ayant  aucun  terme  indigène  pour 
désigner  la  «  maison  »,  vont-ils  derechef  avoir  recours  au  fran- 
çais pour  en  avoir  un  ?  Les  deux  autres  synonymes  de  Littré, 
palais  et  château,  vont-ils  succéder  à  maison,  devenu  impropre 
à  signifier  «  maison  »  ?  Et  palais,  château  ne  deviendraient-ils 
pas,  eux  aussi,  «  cuisine  »,  à  l'exemple  de  maison,  en  conco- 
mitance avec  hôtel-maison  >>  «  cuisine  »  ?  Il  y  a  d'ailleurs 
d'autres  «  synonymes  »  que  ceux  de  Littré  :  édifice,  bâtiment, 
demeure,  manoir,  logis.  Ceux-ci  ont-ils  aussi  été  menacés  de 
devenir  «  cuisine  »  ? 

Non  !  Car  l'ère  des  patois  vivants  a  été  close  précisément  à 
l'époque  où  maison  était  devenu  «  cuisine  »  :  les  patois  les  plus 
résistants  ont  terminé  leur  carrière,  en  tant  que  parlers  vivants, 
ont  remis  leurs  fonctions  entre  les  mains  du  français  littéraire, 
se  sont  déclarés  vaincus,  incapables  qu'ils  étaient  de  remplir  les 
charges  qui  incombent  à  un  parler  moderne. 

A  la  dernière  question  ci-dessus,  j'ai  répondu  par  un  non  caté- 
gorique. J'y  répondrais  par  un  oui,  tout  aussi  catégorique,  si  les 
patois  étaient  ce  qu'ils  ont  été  autrefois,  ce  qu'ils  ont  été  jus- 
qu'au moment  où  hôtel  et  maison  ont  abouti  à  «  cuisine  »  ;  car, 
pour  la  même  raison  que  ceux-ci  sont  devenus  «  cuisine  »,  tout 
autre  synonyme  de  «  maison  »,  cohabitant  avec  maison  «  cui- 
sine »,  ou  hôtel  «  cuisine  »  serait  alors  devenu,  par  réflexion 
sémantique  «  cuisine  »..  tant  que  le  français  littéraire  n'était  pas 
là  pour  s'y  opposer,  pour  s'imposer  aux  patois  en  pleine  débâcle 
lexicale.  C'est  là  ce  que  nous  allons  tout  à  l'heure  pouvoir  obser- 
ver de  près. 


I2Ô  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

En  effet,  il  est  certain  que  maison  et  hôtel  n'ont  pas  abouti 
indépendamment  l'un  de  l'autre  à  «  cuisine  »,  laissant  ainsi  le 
patois  privé  d'un  terme  indigène  pour  désigner  «  maison  ».  L'un 
a  entraîné  l'autre  dans  son  glissement  sémantique.  Que  ce  soit 
le  mot  patois  hôtel,  que  ce  soit  le  mot  français  maison  qui  soit 
l'entraîneur,  peu  importe  ici  —  nous  en  reparlerons.  Or,  si  un 
nouveau  mot  français  vient  se  substituer  à  maison  qui  a  évolué  à 
«  cuisine  »,  dans  un  patois  ayant  soit  hôtel  «  cuisine  »,  soit  mai- 
son «  cuisine  »,  il  ne  se  préservera  sans  doute  pas,  dans  une 
aire  de  quelque  étendue,  d'un  glissement  à  «  cuisine  »,  pas 
davantage  que  ne  l'a  fait  l'un  des  deux  mots  maison  et  hôtel, 
celui  qui  a  été  entraîné.  Dans  une  ambiance  maison-hôtel  «  cui- 
sine »,  un  mot  français  nouveau,  demeure,  par  exemple,  arrive- 
rait fatalement  à  avoir  la  valeur  «  maison-cuisine  »,  c'est-à-dire 
celle  de  maison-hôtel. 

De  là  un  imbroglio  lexical  et  sémantique  pire  que  celui  qu'à 
créé  maison-hôtel  «  cuisine  »,  et  qui  déjà  a  été  trouvé  inextri- 
cable, puisque  les  patois  «  perdent  la  tête  »  et  se  démettent  de 
leurs  fonctions  en  faveur  du  français. 

D'autre  part,  maison,  le  mot  français  le  plus  familier  au  patois, 
est  resté  aux  patois  avec  sa  valeur  sémantique  précise  de  «  mai- 
son »,  et  c'est  seulement  sur  «  cuisine  »,  représenté  par  un 
terme  prêtant  à  équivoque  x,  cuisine,  et  moins  approprié  à  une 
adoption,  par  conséquent,"  que  maison,  c'est  seulement  sur  «  cui- 
sine »,  dis-je,  que  s'est  porté  l'effort  des  patois,  cherchant  à  sor- 
tir, par  voie  unilatérale,  de  la  confusion  hôtel-maison  «  cui- 
sine ». 

Or  —  les  patois  ne  pouvant  et  ne  sachant  plus  recourir  à  eux- 
mêmes  —  tous  les  termes  français  qui  se  trouvent  à  leur  dispo- 
sition sont  des  mots  qui  pouvaient  aussi  bien  s'appliquer  logique- 
ment à  «  maison  »  qu'à  «  cuisine  ». 

Tel  est  notamment  logis  «  cuisine  ».  Mais  logis  est  tout  aussi 
approprié  à  être  «  maison  »  que  «  cuisine  ».  Littré  ne  définit-il 
pas  maison  de  la  façon  suivante  :  «  bâtiment  servant  de  logis  », 

i.  Voir  plus  loin. 


RÉALITÉS    ETYMOLOGIQUES  129 

et  ne  nous  dit-il  pas  sous  la  rubrique  synonymie  :  «  maison 
marque  plus  particulièrement  l'édifice  ;  logis  est  plus  relatif  à 
l'usage  »  ?  Et  logis,  dans  une  ambiance  de  maison-hôtel  «  cui- 
sine »,  resterait  «  cuisine  »  et  ne  deviendrait  pas  finalement 
«  maison  »  —  ne  Fest-il  pas  déjà  dans  le  français  vivant  côte  à 
côte  avec  le  patois  ! 

Tels  sont  notamment  fat,  foyer  qu'empruntent  les  patois,  pour 
qu'il  leur  fasse  office  de  «  cuisine  »,  à  l'usage  qu'en  fait  le  fran- 
çais dans  des  acceptions  telles  que  celle  de  la  phrase  suivante  : 
le  hameau  compte  15  feux,  ou  15  foyers.  Et  feu,  foyer,  dans  une 
ambiance  de  maison-hôtel-logis  «  cuisine  »,  resteraient  «  cuisine  » 
et  ne  deviendraient  pas  fatalement  «  maison  »  —  ce  qu'ils  sont 
tout  aussi  bien  en  français  ! 

Ajoutez  à  cela  que  chacun  de  ces  mots,  détourné  de  son  sens 
originaire  pour  être  «  cuisine  »  réclamera  ses  droits  à  l'existence 
sémantique  première  \ 

Ajoutez  à  cela  que,  théoriquement,  chaque  point  d'une  aire 
peut  à  la  rigueur  faire  naître  un  substitut  indépendant,  que, 
dans  notre  exemple,  nous  n'avons  admis  qu'une  substitution 
unilatérale,  alors  que,  en  général,  la  substitution  se  fait  bilatéra- 
lement, et,  alors,  vous  vous  rendrez  compte  que  les  patois 
allaient  ressembler  au  langage  qui  fut  la  cause  pour  laquelle  la 
tour  de  Babel  ne  fut  pas  achevée. 

Le  français  littéraire  a  dispersé  toutes  ces  manifestations  d'ef- 
forts vains.  Les  patois  se  suicident  en  présence  du  français  litté- 
raire. Toute  velléité  d'indépendance  échoue  dans  le  désordre  et 
l'anarchie. 

Leur  désagrégation  pourrait  aboutir  à  une  différenciation  à 
l'infini  de  la  matière  lexicale,  si  les  conditions  sociales  actuelles 
n'excluaient  pas  la  possibilité  de  cette  différenciation. 

Les  conditions  sociales  paraissent  d'ailleurs  l'avoir  de  tout 
temps  exclue.  Ce  qu'est  le  français  littéraire  de  nos  jours  à  l'égard 
des   patois   —    je    n'exclus  pas  ceux  du   Midi    —,    les  centres 


1.   Nous  allons  voir  feu  «  cuisine  »  obliger /cm  «  feu  »  à  revêtir  une  forme 
anormale. 


IJO  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

intellectuels,  sociaux,  politiques,  religieux  de  la  vieille  France 
Font  été  vis-à-vis  de  manifestations  d'efforts  vains,  qu'ils  ont 
réduits  au  silence,  et  dont  les  textes  ne  nous  donnent  sans  doute 
qu'une  image  bien  imparfaite. 

Les  nivellements  divers  que  ces  centres  avaient  opérés  et  qui 
avaient  abouti  à  des  dialectes  —  ces  nivellements  étaient  sans 
doute  aussi  bien  de  nature  phonétique  que  lexicale  —  ont  été 
remplacés  par  l'action  unique  d'un  unique  centre  :  c'est  la  marche 
triomphale  du  français  littéraire,  contre  l'envahissement  duquel 
il  n'est  ni  barrage,  ni  digue  qui  puisse  tenir. 

L'état  dans  lequel  nous  allons  trouver  maison,  hôtel,  cuisine 
dans  les  patois,  par  rapport  à  leur  état  littéraire,  ne  nous  mon- 
trera pas  seulement  tout  le  travail  latent,  l'élaboration  souter- 
raine, généralement  éphémère  et  inutile,  auxquels  se  sont  livrés 
les  patois  locaux,  imparfaitement  imprégnés  du  français,  en  un 
mot  leur  agonie  ;  mais  il  nous  montrera  aussi,  je  crois,  l'état  qui, 
autrefois,  a  dû  précéder  l'accès  des  mots  nouveaux  dans  un  dia- 
lecte viable  et  écrit. 

*  * 

Des  parlers  qui  n'ont  pas  de  terme  pour  désigner  la  «  maison  »  ! 
Connaissez-vous  un  langage  de  l'univers  qui  en  soit  démuni  ? 
Que  disent  alors  nos  patois  ?  Nos  patois,  ils  parlent  français  ! 
Le  français  dit  maison  pour  «  maison  »,  cuisine  pour  «  cuisine  », 
hôtel  pour  «  hôtel  »,  et  c'est  ce  que  disent  aussi  nos  patois  sans 
maison  non  équivoque,  nos  patois  sans  hôtel  non  équivoque...  je 
ne  dis  pas  nos  patois  sans  cuisine  non  équivoque  ;  mais  si  ces  par- 
lers n'ont  pas  existé,  à  en  croire  les  matériaux  que  nous  avons, 
qui  osera  prétendre  qu'ils  n'ont  pas  existé  ou  n'existent  pas  ? 
(Hôtel,  maison  ==  «  cuisine  »,  donc  cuisine  =  hôtel,  maison, 
«  cuisine  ».)  Qui  oserait  affirmer  que  le  français  cuisine  —  pareil 
en  cela  au  français  maison  «  maison  »  à  côté  de  «  cuisine  » 
patois  —  a  toujours  été  assez  impératif  pour  qu'aucun  patoisant 
ne  soit  avisé  de  dire  cuisine  «  maison  »  ? 

Ce  qui  va  suivre  nous  éclairera  sur  ce  qu'ont  dit  les  patois  en 


RE  \l  [TÉS    l  rYMOl  OGIQJJES  I  7,  I 

dernier  ressort,  avant  de  parler  français  sous  une  forme  plus  ou 
moins  patoiséc . 

Ce  que  nous  allons  entreprendre,  c'est  une  excursion  dans  les 
ruines  de  hôtel  patois,  qui  a  été  ravagé  par  maison  français,  et  de 
maison  français,  en  tant  que  devenu  «  cuisine  »,  comme  hôtel  l'est 
devenu  aussi  ;  car  il  va  se  trouver  que  ce  maison  français,  appelé 
par  les  patois  originairement  pour  être  —  «  maison  »,  est  devenu 
fatalement  «  cuisine  »,  pour  redevenir  «  maison  »  sous 
la  dictature  du  français.  Il  va  se  trouver  que  les  parlers  popu- 
laires, démunis  —  par  la  chute  à' hôtel  et  de  maison  en  «  cui- 
sine »  —  de  terme  lexical  correspondant  à  «  maison  »,  ont  été, 
d'un  commun  accord,  réduits  à  reconnaître  à  maison  sa  valeur 
sémantique  originale,  française,  étymologique  de  mansionem  ; 
tandis  que  plus  d'un  s'est  révolté  à  adopter  de  prime  abord  le 
français  cuisine  que,  non  sans  raison,  ils  ont  trouvé  équivoque  et 
imparfaitement  représentatif  de  la  cuisine  des  maisons  villa- 
geoises. —  Quand  la  cuisinière  fait  la  cuisine,  la  fait-elle  comme 
la  femme  de  chambre  fait  la  chambre,  ou  cuisine-t-t\\t  les  ali- 
ments ?  Cuisine  «■  préparation  des  mets  »  et  cuisine  «  endroit  où 
se  préparent  les  mets  »  forment  une  équivoque  dangereuse.  Cf. 
die  Kôchin  kocht  et  die  Kôchin  macht  die  Kùche  l.  —  Il  résultera 
de  cette  hésitation  à  adopter  cuisine  français,  d'une  part,  parfois 
une  résistance  plus  accentuée  d'hôtel  «  cuisine  \  et  surtout  des 
tentatives  —  malheureuses  —  pour  trouver  des  substituts  à 
«  cuisine  »  que  l'on  a  crus  plus  appropriés  que  cuisine,  trouvé 
équivoque. 

C'est  l'histoire  de  cette  dernière  révolte  contre  la  suprématie 
du  français  littéraire   qui  attirera   plus    particulièrement   notre 

i .  Je  n'entends  point  dire  par  là  que  l'allemand,  comparé  au  français,  a  su 
se  parer  de  l'équivoque.  Ne  dit-il  pas  aussi  :  sie  macht  eine  gute  Kùche  ? 
Réelle  Weîne,  vortrdtliche  (ausgezeichnete,  feine,  bùrgerliche)  Kùche. 

Jusqu'à  quel  point  les  langues  d'origine  diverse  se  font-elles  des  emprunts 
sémantiques  ? 

2.  Des  formes  phonétiques  anormales  d'hôtel  «  cuisine  »  semblent  trahir  une 
interruption  dans  sa  tradition,  un  retour  après  abandon  ;  car  elles  sont  calquées 
infidèlement  sur  des  patois  voisins. 


132  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

attention,  derniers   liens  qui  rattachent  encore  au  parler  popu- 
laire une  famille  de  mots  qui  va  lui  échapper. 

Mais,  avant  de  retracer  l'histoire  des  ruines  de  hôtel  et  de  mai- 
son dans  le  ressort  du  patois,  il  importe  de  nous  rendre  compte 
de  leur  état  actuel,  là  où  il  en  existe  encore. 


IL  —  MATERIAUX  JUSTIFICATIFS 
1)  Hôtel  «    MAISON    ». 

La  carte  maison  de  l'Atlas  nous  montre  que  ce  mot,  dans  son 
acception  littéraire,  est  usité  dans  tout  le  territoire  gallo-roman, 
à  l'exception  du  midi,  où  il  fait  place  à  hôtel  (type  uslaV). 

L'aire  hôtel  du  Midi  a  à  peu  près  la  même  extension  que  celle 
de  clavel  «  clou  »  :  la  Gascogne  s'en  détache  presque  entière- 
ment, cette  province  a  généralement  maison.  Je  n'ai  pas  à  parler 
du  type  casa  que  Ton  trouve  à  l'extrémité  orientale  des  Alpes 
Maritimes,  et  au  point  699,  dans  les  Pyrénées  —  encore  ce 
point  est-il  déjà  envahi  parla  concurrence  de  maison.  En  bordure 
de  l'aire  méridionale  hôtel,  aux  points  703,  806,  807,  81 6  au 
nord,  et  au  point  657  à  l'ouest,  il  y  a  concurrence  d'hôtel  avec 
maison,  au  point  806  hôtel  est  signalé  comme  vieilli,  et  au  point 
816,  Edmont  ne  signale  son  existence  que  dans  à  l'hôtel  «  chez 
nous  ».  Hôtel  y  a  même  reçu  la  valeur  sémantique  qui  le  dis- 
tingue de  maison  à  Paris  ;  car,  aux  points  678  et  669  (Gers),  où 
il  est  en  concurrence  avec  maison,  il  a  gardé  l'état  sémantique 
respectif  de  Paris,  hôtel  y  étant  la  «  grande  et  belle  maison  ». 

Au  nord  de  son  aire  méridionale,  hôtel  «  maison  »  apparaît  par 
lambeaux. 

1)  En  Suisse,  hôtel  «  maison  »  est  aux  points  52  et  63,  aux- 
quels j'ajoute,  dans  le  voisinage  immédiat  de  63,  Lignières  et 
Diesse,  où  je  l'ai  relevé  personnellement  avant  l'enquête 
d'Edmont.  Au  point  70,  hôtel  désigne  la  «  maison  »,  mais  aussi 
la  «  cuisine  ». 

2)  En  Wallonie,  où  Littré  signale  les  formes  osté,  hostê, 
Edmont  ne  relève  hôtel  qu'au  point    198,  en  concurrence  avec 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  133 

maison,  et  sous  une  forme  estropiée  équivalent  à  tel  (<  (os)teï) — 
mutilé  d'ailleurs  très  compréhensible  à  la  limite  de  la  chute  de 
Vs  devant  consonne  (cf.  la  toa  ==  hôtel  «  cuisine  »  du  point  939, 
slô  de  807,  à  la  limite  entre  maison  et  hôtel),  dans  un  territoire  où 
l'article  défini  masculin  et  féminin  a  abouti  à  l  et  où  la  violente 
contraction  des  mots  amène  la  nécessité  de  redonner  en  certains 
cas  à  cet  /  un  élément  vocalique,  qui  peut  appartenir  à  toute  la 
gamme  des  voyelles  et  se  confond  avec  le  son  initial  du  mot  qui 
suit  (cf.  tombé-je). 

0  En  Bretagne,  entre  les  points  481  et  470,  j'ai  relevé  hôtel 
«  maison  »,  il  y  a  plus  de  30  ans,  à  Plancoët  et  à  Pléboulle  (Côtes- 
du-Xord)  —  dans  le  voisinage  de  points  où  hôtel  et  maison  signi- 
fient «  cuisine  ».  Un  ustal,  soi-disant  vieilli,  au  point  462 
rappelle  Yosteau  «  prison  »  argotique  de  Paris  —  sa  présence, 
quoique  curieuse,  n'a  rien  qui  nous  offusque  dans  l'historique 
que  nous  allons  chercher  à  retracer  r. 

4)  Dans  une  trentaine  de  lexiques  patois,  dont  M.  Jud  m'en- 
voie des  extraits  relatifs  à  maison  et  à  hôtel,  les  uns  m'apprennent 
que  Yhôtel  est  «  maison  »  et  «  cuisine  »  (tous  de  l'Est),  d'autres 
(tous  de  l'Ouest  ou  du  Centre)  que  maison  est  «  cuisine  »  (la 
pièce  principale  d'une  maison  rurale)  —  il  y  a  de  nombreux 
détails  sur  ce  qui  la  compose,  ce  qui  la  caractérise  ;  il  serait  fas- 
tidieux d'en  tenir  compte  ici  2. 

5)  M.  Bloch,  dans  son  Atlas  des  Vosges  méridionales,  nous 
donne  la  carte  complète  de  maison  «  maison  ».  Partout  on  a  la 
forme  équivalant  à  maison  ;  mais,  dans  les  Notes  explicatives  qui 
accompagnant  l'Atlas,  il  nous  dit  qu'à  la  question  «  il  est  à  la 
maison  »,  posée  seulement  dans  la  vallée  de  la  Haute-Moselle, 

1.  Il  ne  peut  être  qu'une  médication  éphémère  (venue  comment  en  ce 
point  ?)  à  maison-hôtel  —  «  maison  »  et  «  cuisine  ». 

2.  Rien,  d'ailleurs,  n'est  plus  variable,  en  province,  que  la  sémantique  des 
mots  importés  qui  désignent  les  parties  d'une  maison,  les  pièces  d'un  apparte- 
ment. Que  l'on  pense  à  chimbre,  par  ex.  (chambre  à  manger  en  Suisse),  à  cabi- 
net, grenier,  etc.,  etc.  Tous  ces  mots  voyageurs  devaient  s'acclimater  économi- 
quement et  linguistiquement  a  l'infini,  combler  des  vides,  se  restreindre,  se 
heurter  à  des  existences  lexicales  particulières. 


134  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

on  lui  a  répondu  parfois  à  l'hôtel  (locution  qui  équivaut  à  «  chez 
nous  »  et  qui  est  le  dernier  refuge  d'hôtel  —  cf.  ci-dessus  le  point 
816). 

6)  M.  Bruneau,  dans  son  Enquête  ling.  sur  les  patois  cTArdenne 
(Bibl.  de  l'Ec.  des  H.  É.,  fasc.  207),  signale  un  point  (sur  93 
explorés,  dont  près  de  20  ont  hôtel  «  cuisine  »)  où  hôtel  signifie 
«  quelquefois  maison  en  général  ». 

2)  hôtel,  maison  «  cuisine  » 
(à  compléter  par  1  et  4  du  chapitre  précédent). 

La  carte  cuisine  de  l'Atlas  nous  montre,  à  l'Est,  hôtel  et  mai- 
son désignant  la  «  cuisine  »,  souvent  concurremment  avec  cuisine. 

Au  point  50,  lin  meunier  sexagénaire  répond  à  la  question 
chambre  soit  par  chambre,  soit  par  hôtel,  soit  par  poêle.  Donc  : 
hôtel  =  «  pièce  d'une  maison  »,  et  non  «  maison  »  (qui  est  mai- 
son). 

Aux  matériaux  de  l'Atlas,  j'ajoute  ce  que  j'ai  moi-même 
recueilli,  il  y  a  près  de  40  ans  : 

En  Haute-Savoie,  au  Biot  cuisine  et  hôtel  «  cuisine  »  ; 

En  Suisse,  à  Evolénaz  et  à  Montana  maison  «  cuisine  »  (con- 
formes aux  matériaux  d'Edmont)  ;  dans  les  alentours  du  point 
64,  à  Orvin,  Péry,  Court  hôtel  «  cuisine  »  ;  à  Tramelan  cuisine 
et  hôtel  «  cuisine  ». 

Le  Glossaire  du  patois  de  Blonay  de  Me  Odin  nous  dit  que  oso 
signifie  «  cuisine  »,  que  ce  mot  figure  dans  le  nom  d'un  lieu-dit 
avec  l'acception  de  «  maison  »,  mais  que  personne  n'a  de  sou- 
venir de  cette  signification  —  rappelons  qu'il  s'agit  d'un  parler 
sorti  de  l'usage.  Si  cela  est,  comment  les  gens  de  Blonay  com- 
prennent-ils le  proverbe  suivant  que  contient  l'article  osç  en  guise 
d'exemple  :  les  femmes  sont  comme  les  chevaux,  elles  ne  savent 
pas  où  est  leur  dernier  osô  ?  Leur  dernière  cuisine  ??  C'est  con- 
trairement aux  autres  glossaires  vaudois  et  à  des  matériaux  que 
j'ai  recueillis  personnellement  à  Brent,  au-dessus  de  Montreux,  que 
ku^èna,  à  Blonay,  ne  signifierait  que  «  préparation  des  aliments  » 
et  non  «  pièce  où  se  fait  la  cuisine  »,  alors  que  cuisinier,  cuisi- 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  M  5 

.  cuisiner  figurent  dans  ce  glossaire.  L'état  signalé  à  Blonay 
serait  d'ailleurs  pour  nous  un  témoignage  unique  favorable  à 
notre  thèse  qui  voit  dans  cuisine  français  un  mot  équivoque 
ayant,  pendant  un  certain  laps  de  temps,  empêché  les  patois  de 
l'adopter,  et  les  ayant  obligés  à  recourir  à  des  substituts  parti- 
culiers. 

La  carte  cuisine  de  l'Atlas  nous  montre  maison  «  cuisine  »  et 
hôtel  «  cuisine  »  côte  à  côte  en  deux  points  wallons  (183,  176). 

En  Picardie  seul  maison  existe  avec  le  sens  de  ('«cuisine  ».  Aux 
points  de  l'Atlas,  je  puis  ajouter  les  points  suivants,  où  j'ai 
recueilli  moi-même  des  matériaux  :  Caix,  Saint-Riquier,  Hallen- 
court,  Liercourt,  Epécamps,  Cramont.  Saint-Pol  étant  en  plein 
centre  de  cette  aire,  je  renvoie  le  lecteur  au  dictionnaire  d'Edmont 
(îm^ô,  càb,  oté,  otel3  osto). 

En  Normandie  seul  maison  existe  dans  le  sens  de  «  cuisine  ». 

En  Bretagne,  non  loin  de  maison  «  cuisine  »,  j'ai  recueilli 
hôtel  «  cuisine  »  à  Collinée  (  Côtes-du-Nord)  '. 

Enfin,  maison  est  «  cuisine  »  en  un  point  (601)  en  plein 
centre  de  la  France. 

On  voit,  par  ces  quelques  indications,  quelle  variété  présente- 
raient les  cartes  linguistiques  de  maison  et  de  cuisine,  si  on  voulait 
les  compléter  d'après  les  indications  que  nous  fournissent  les 
lexiques  régionaux,  et  il  faudrait  un  volume  pour  enregistrer 
toutes  les  définitions  détaillées  que  nous  donnent  ces  lexiques  et 
que  nous  résumons  par  la  formule  qui,  sans  contestation  pos- 
sible, en  résume  la  variété  : 

maison-hôtel  ==  «  maison  »  et  «  cuisine  ». 

Cette  variété  lexicale,  je  la  trouve  concentrée  dans  le  domaine 
qu'a  exploré  en  93  points  M.  Bruneau,  domaine  qui  n'est  pas  la 
200e  partie  de  ta  Gaule  romane. 

M.  Bruneau,  dans  une  zone  comprise  entre  les  points  176  et 
188  de  notre   Atlas,  n'a  pas  relevé  moins   de  quatre  types  dési- 

1.  En  cherchant  cette  indication  dans  mes  notes  prises  à  Collinée,  je  m'aper- 
çois que  «  épervier  »  y  figure  sous  la  forme  espervier,  qui  corrobore  celle  du 
point  voisin  482.  où  Edmont  l'a  également  recueillie  (Abeille,  p.  99). 


I}6  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

gnant  la  «  cuisine  ».  Ce  sont  cuisine,  le  mot  français  actuel, 
maison,  hôtel,  auxquels  vient  s'ajouter  logis  (deux  points),  mot 
qu'Edmont  n'a  relevé  nulle  part.  Si  l'on  ajoute  —  ce  que  nous 
avons  dit  plus  haut  —  que  hôtel,  en  un  point,  est  parfois  «  mai- 
son »  en  général,  que  les  termes  français  correspondant  à  ces 
mots  y  existent  certainement,  on  voit  que  M.  Bruneau  s'est 
trouvé  en  face  d'un  beau  mélange  linguistique,  comme  seule 
l'histoire  dialectologique  peut  en  offrir.  Il  me  rappelle  Cayeux  où 
ruk  signifie  «  abeille  »,  «  ruche  »  et  «  essaim  ». 

Le  tableau  qu'a  eu  sous  les  yeux  M.  Bruneau  n'a,  d'ailleurs, 
rien  d'exceptionnel  :  nous  allons  en  trouver,  dans  notre  Atlas 
même,  un  tout  aussi  bariolé,  en  une  région  tout  aussi  petite 
(voir  IV),  et  nous  serons  obligé  de  les  considérer  comme  nor- 
maux et  représentant  fidèlement  un  état  de  choses  cui  a  existé 
dans  toute  la  France  d'oui,  et  que  le  français  littéraire  a  effacés  — 
s'ils  n'ont  pas  simplement  échappé  à  notre  enquête,  ce  qui  est 
fort  possible  parfois. 

III.  —  HOTEL  >  «  CUISINE  »,  OU 
MAISON  >  «  CUISINE  »  ? 

Maison,  sémantiquement  identique  à  hôtel  patois,  et,  par  con- 
séquent, originairement  superflu  à  côté  de  celui-ci,  est  un  mot 
venu  du  français  littéraire  :  l'état  phonétique  dans  lequel  nous 
le  trouvons  le  démontre  partout.  Hôtel  patois,  par  contre,  est  très 
régulier  phonétiquement,  et  n'a  cessé  de  l'être  qu'à  partir  du 
moment  où  il  s'est  enchevêtré  avec  maison  —  nous  verrons  en 
quoi  maison  a  influencé  son  état. 

Si  maison,  dans  les  patois  de   la  langue    d'oui,   a  une 

signification  absolument  identique  à  celle  de  leur  hôtel,  quel 
besoin  éprouvaient-ils  d'emprunter  au  français  littéraire  son  mai- 
son =  hôtel  patois  ? 

Ils  en  avaient  un  pressant  besoin,  résultant  d'une  équi- 
voque intolérable  que  leur  hôtel  «  maison  »  présentait,  à  un  cer- 
tain moment  de  l'économie  sociale  de  la  France.  A  l'époque  où 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  137 

hôtel  français  prit,  très  communément,  la  valeur  de  «  hôtelle- 
rie »,  le  patois  hôtel  «  maison  »,  dans  le  rapprochement  fatal  qui 
devait  s'établir  du  patois  au  français,  a  réfléchi,  infailliblement, 
cet  état  lexical  nouveau  de  hôtel  «  maison  »  et  «  hôtellerie  ». 
D\ni  résulta  une  équivoque  intolérable,  dont  on  concevra  toute 
la  portée  par  les  exemples  suivants  : 

«  Je  désire  parler  à  votre  mari.  Où  est-il  ?»  —  «  A  l'hô- 
tel »3  répondra  la  femme.  Sera-ce  à  Fhôtel  (sémantique  française)  ? 
Sera-ce  à  l'hôtel  (sémantique  patoise)  ?  Le  mari  est-il  à  l'hôtel  ou 
est-il  à  In  maison  ? 

Quand  il  va  à  X,  il  descend  à  V hôtel.  Où  descend-il  ? 

Intime  enchevêtrement  d'hôtel  «  hôtellerie  »  français  avec  hôtel 
«  maison  »  patois.  Pensée  française  réfléchie  par  la  forme  patoise 
(cf.  pommette  =  «  pomme  »  et  «  pomme  de  terre  »). 

Fort  bien  !  mais,  de  cela  devrait  résulter  l'adoption,  dans 

les   patois,  de  : 

hôtel  «  hôtellerie  »  et  maison  «  maison  ». 
«  Mon  mari  n'est  pas  à  la  maison,  il  est  à  l'hôtel.  » 

=  Oui,  si  le  parler  français  se  substituait  au  parler  patois 
à  la  suite  d'un  vote  qui  aurait  lieu  à  la  maison  de  commune 
ou  d'une  «  Landsgemeinde  »,  si,  du  jour  au  lendemain,  on 
échangeait  sa  langue  (patoise)  contre  une  autre  (française),  si, 
dans  la  maison  voisine  de  celle  où  l'on  dit  «  mon  mari  n'est  pas 
à  la  maison,  il  est  à  l'hôtel  »,  on  ne  disait  pas  «  mon  mari  n'est 
pas  à  «  l'hoté,  il  est  à  Fholé(l)  »,  si  le  patois  n'était  pas  une  langue 
doublée  de  français,  avant  de  faire  place  au  français,  si  l'on  ne 
pensait  pas  en  français,  tout  en  parlant  patois,  si  patois  et 
français  pouvaient  vivre  collatéralement  et  sans  s'incarner  l'un 
dans  l'autre. 

Alors,  de  ce  mélange,  il  résulte 

hôtel  =  «  maison  »  patois  et  «  hôtel  »  français  ; 

maison  =  9  maison  »  français  et  «    hôtel   »  patois,  qui 

est  =  maison  français. 
Donc  :  maison  et  hôtel  —  «  maison  » 

Cela   valait    bien  la   peine  d'emprunter   maison    français   pour 


I38  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

remédier  à  l'équivoque  patoise  hôtel  =  e  hôtellerie  »  et  «  mai- 
son »,  et  pour  retomber  dans  une  nouvelle  équivoque 

maison  et  hôtel  «  maison  »  ! 

=  C'est  généralement  le  sort  de  tout  remède  apporté  à  une 


équivoque  (cf.  abeille). 

Les  parlers  ne  s'échangent  pas  d'un  jour  à  l'autre,  comme  à  la 
suite  d'un  arrêté  promulgué  en  séance  de  conseil  municipal, 
certains  patoisants  continuant  à  patoiser,  à  l'encontre  de  certains 
autres  qui  francisent,  tous,  patoisants  et  francisants,  ayant 
pleine  liberté  dans  leur  parler,  tous  ayant  même  —  selon  les 
circonstances  prêtant  ou  ne  prêtant  pas  à  équivoque  —  légiti- 
mement le  droit  de  dire 

maison  —  «  maison  »  ou  hôtel  =  «  maison  » 

—  fatalement,  maison  et  hôtel  devenaient  d'absolus  synonymes. 
Seul  le  français,  dans  son  omnipotence  officielle,  allait  remettre, 
autoritairement,  dictatorialement,  de  Tordre  dans  le  désordre 
linguistique  que  présentent  les  parlers  patois,  en  imposant  — 
après  avoir  détruit  hôtel  «  maison  »  patois  —  sa  lexicalité  actuelle  : 

maison  =  «  maison  » 

hôtel  =  «  hôtellerie,  maison  somptueuse  ». 

Mais,  ce   n'est   pas  hôtel  «  maison  »  que  le   français  a 


détruit  ;  car,  vous  nous  l'avez  dit,  hôtel  est  arrivé,  en  patois, 
à  la  valeur  de  «  cuisine  »  —  c'est  donc  hôtel  «  cuisine  »  que  le 
français  a  détruit.  Et  c'est  aussi  maison  «  cuisine  »  (et  non  pas 
«  maison  »)  que  le  français  a  eu  à  détruire,  lorsqu'il  est  venu 
supplanter  le  patois,  puisque,  vous  nous  l'avez  dit,  maison  est 
arrivé  à  la  valeur  de  «  cuisine  »  —  preuve  d'ailleurs  que  maison 
et  hôtel  étaient  réellement  des  synonymes  parfaits,  tous  deux 
évoluant  simultanément  à  «  cuisine  »,  à  une  sémantique  que  le 
français  littéraire  n'a  jamais  connue. 

Si  vous  voulez  que  nous  ajoutions  foi  à  votre  explication,  vous 
devez  nous  dire  comment  maison  français  et  hôtel  patois  ont 
pu  aboutir  à  «  cuisine  »,  indépendamment  de  maison  français  = 
«  maison  »,  que  le  français  littéraire  a  prêté  aux  patois,  où  mai- 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  [39 

son  vit  effectivement  avec  sa  valeur  sémantique  française  de 
u  maison  »  (à  côté  de  celle  de  «  cuisine  »,  là  où  l'on  a  maison 
«  cuisine  »),  indépendamment  de  hôtel  «  hôtellerie,  maison 
somptueuse  »,  que  le  français  a  transmis  aux  patois  avec  cette 
seule  sémantique  —  n'est-il  pas,  selon  vous,  et  dans  cette  accep- 
tion, la  cause  de  l'impropriété  d'hôtel  «  maison  »  patois  ?  —  et 
que  les  patois  vont  conserver,  avec  sémantique  intacte,  à  côté 
de  maison  «  maison  ». 

Vu  la  synonymie  de  hôtel  et  de  maison,  «  cuisine  »  tous  deux, 
ainsi  que  vous  l'avez  dûment  constaté,  —  et  dans  des  aires  où 
cet  hôtel  spécial  et  ce  maison  spécial  se  coudoient  —  nous  vous 
tenons  quitte  d'une  explication  double  :  il  suffira,  en  effet,  que 
vous  nous  expliquiez,  dune  façon  plausible,  comment  l'un  ou 
l'autre  de  ces  mots  a  pu  passer  à  la  sémantique  «  cuisine  »,  pour 
que,  nécessairement  et  fatalement,  l'autre  ait  suivi  sémantique- 
ment. 

Donc  le  problème  que  vous  avez  à  résoudre  est  celui-ci  : 
Comment  hôtel  aboutit-il  à  «  cuisine  »,  et,  si  ce  n'est  pas  hôtel 
qui  aboutit  à  «  cuisine  »,  comment  maison  aboutit-il  à  «  cui- 
sine »  ? 

Nous  vous  déclarons  quitte  également  de  nous  démontrer 
comment  des  parlers  qui  —  maison  et  hôtel  défaillant  —  avaient 
perdu  toute  expression  lexicale  désignant  la  «  maison  »  —  absence 
lexicale  unique  dans  les  parlers  de  l'univers  entier  —  n'ont  pas 
eu  pour  tache  d'en  trouver  une  nouvelle  ;  car  nous  savons  que 
ces  parlers  se  sont  suicidés,  ou,  si  vous  préférez,  ont  passé  la 
main  à  la  langue  littéraire  dans  l'état  d'irresponsabilité  et  d'im- 
potence où  ils  étaient,  après  s'être  depuis  longtemps  laissés 
imprégner  de  la  pensée  littéraire  sous  leur  costume  patois. 

=====  Vous  avez  raison  de  réduire  le  double  problème  (hôtel, 
maison  >  «  cuisine  »)à  un  problème  simple  (hôtel  >  «  cuisine  » 
ou  maison  >»  «  cuisine  »). 

En  effet,  cette  évolution  sémantique  de  hôtel-maison  >  «  cui- 
sine »  laissant  à  découvert  «  maison  »,  ne  peut  pas  venir  des 
deux  à  la  fois  indépendamment,  contraire  qu'elle  est  à  celle 
d'hôtel  >   généralement   «   hôtellerie,   demeure   somptueuse   », 


I40  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

contraire  qu'elle  est  à  la  nécessité  éprouvée  par  les  patois  de 
chercher  un  substitut  à  un  «  maison  »  défaillant,  devant  faire 
opposition  à  «  hôtellerie  ». 

Si  l'évolution  sémantique  ne  peut  pas  —  ce  serait  bien  le  plus 
étrange  des  hasards  —  venir  à  la  fois  de  deux  mots  sans  aucune 
parenté  phonétique,  c'est  que,  de  ces  deux  synonymes  séman- 
tiques, il  y  en  a  un  qui  évoluait  à  «  cuisine  »  et  que  l'autre  l'y 
suivait  fatalement.  Est-ce  le  patois  hôtel  qui  a  amené  le  français 
maison  à  «  cuisine  »,  ou,  vice-versa,  le  français  maison  qui  a 
amené  le  patois  hôtel  à  «  cuisine  »  ? 

Hôtel  >  «  cuisine  ».  Le  français  apportant  maison  «  maison  », 
ce  terme,  conformément  à  la  nature  des  parlers  en  présence,  a 
pu  paraître  plus  relevé  que  le  patois  hôtel  «  maison  »  et  faire 
déchoir  ce  dernier  à  «  cuisine  »,  la  «  cuisine-salle  à  manger- 
lieu  de  séjour  de  la  famille-foyer  »  constituant  la  pièce  princi- 
pale de  la  maison  paysanne. 

Non  !  Car  hôtel  est  abandonné,  parce  que  hôtel  français  apporte 
l'idée  d'  «  hôtellerie  »,  contradictoire  de  hôtel  «  maison  »  patois, 
que  le  patois  va  s'abandonnant  au  français,  lequel  maintient  en 
patois  haut  et  ferme  la  valeur  de  «  maison  plus  somptueuse  que 
celle  du  paysan  »,  ne  pouvant,  au  contraire,  que  favoriser  le 
u  relèvement  »  sémantique  de  hôtel  et  non  un  «  abaissement  », 
sa  restriction  à  une  «  pièce  de  la  maison  ». 

Serait-ce  que  hôtel  a  été  en  collision  lexicale  avec  autel  ?  De 
même  que  poêle  «  pensile  »  est  devenu  «  chambre  où  se  trouve 
le  poêle  »  —  on  sait  à  combien  de  glissements  analogues  sont 
sujets  les  termes  désignant  des  pièces  d'appartement  —  autel 
«  tablette  placée  en  avant  d'un  four  de  boulanger  (la  voûte  du 
four  ayant  le  nom  de  chapelle  ».  —  D.  G.)  serait  devenue 
«  cuisine  »,  Y  autel  donnant  effectivement  et  souvent  dans  la 
cuisine,  la  «  chapelle  »  formant  annexe  en  dehors  de  la  maison. 

Non  !  Car  il  faudrait  supposer  que  cette  disposition  de  Y  autel 
(par  rapport  à  la  «  chapelle  »)  était  commune  à  toutes  les  régions 
dispersées  où  l'on  dit  hôtel  «  cuisine  »,  et  cela  est  peu  probable. 
Pour  ma  part,  je  ne  connais  guère  cette  disposition  de  l'autel  du 
four  que  dans  la  contrée  que  j'habite  en  été  (Suisse) —  où  elle 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  1^1 

est  loin  d'être  générale  d'ailleurs  —  et  je  ne  me  souviens  pas  de 
l'avoir  constatée  ailleurs  dans  mes  pérégrinations,  et  dans  des 
régions  où  il  y  a  des  fours  de  ménage. 

Mon  non  catégorique  repose  —  et  cela  me  suffit  —  sur  les 
constatations  phonétiques  que,  d'une  part,  hôtel  «  maison  »  a 
disparu  des  aires  où  le  maintien  de  Ys  devant  consonne  le  main- 
tenait à  l'écart  d'autel  —  cette  disparition  ne  s'expliquant  que  par 
la  même  déchéance  sémantique  qui  a  affecté  hôtel  dans  les  aires 
où  la  collision  peut  s'être  produite  —  que,  d'autre  part,  le  méri- 
dional ustal  «  maison  »  n'est  jamais  devenu  «  cuisine  »  —  dira- 
t-on  que  la  substitution  de  «  hôtel  »  à  «  cuisine  »  s'est  arrêtée 
à...  une  limite  phonétique  ! 

Si  ce  n'est  point  hôtel  qui  a  subi  —  contrairement  à  sa  tradition 
française  —  une  restriction  sémantique  en  devenant  «  cuisine  », 
c'est  donc  maison  français  qui  l'a  subie  et  qui,  fatalement,  l'a 
réfléchie  sur  hôtel,  son  partenaire,  son  synonyme  patois,  de  sorte 
que  tous  deux,  hôtel  et  maison,  devaient  aboutir  à  «  cuisine  »  et 
laisser  ainsi  vide  de  lexicalité  toute  sémantique  «  maison  »,  un 
vide  que  l'autorité  du  français  va  combler. 

Mais   comment  maison  aboutit-il  à  «  cuisine  »  ? 

Quand  un  mot  français  pénètre  dans  le  patois,  appelé  qu'il  est 
par  une  nécessité  lexicale  (telle  hôlel  =  «  hôtel  »  et  «  maison  »), 
il  y  pénètre  de  plain-pied,  est  reçu  à  bras  ouverts  ;  mais,  bien- 
tôt, l'étymologie  populaire  est  là  qui  veille,  fouille  les  mots 
nouveaux  venus  et  les  métamorphose  étymologiquement,  séman- 
tiquement.  Un  mot  est  entré  dans  un  milieu  autre  que  celui 
d'où  il  vient  :  va-t-il  s'accommoder  à  ce  nouveau  milieu  ?  En 
dehors  des  modifications  formelles  qu'il  est  obligé  de  subir  — 
et  qui  peuvent  être  telles  qu'il  n'arrive  que  trop  souvent  à  induire 
en  erreur  les  phonéticiens  manœuvrant  aveuglément  —  sa 
sémantique  variera  presque  infailliblement  dans  une  mesure 
plus  ou  moins  sensible.  Maison,  entré  en  patois  avec  le  sens  pré- 
cis de  «  maison  »  est  devenu  un  blanc-seing  que  l'étymologie 
populaire  et  paysanne  a  rempli  ;  et  elle  a  mis  à  maison  :  «  endroit 
où  est  la  maie  ».  Si  maison  est  «  endroit  où  est  la  maie  »,  hôtel, 
son  synonyme   patois,  le  représentant  de  maison  dans  l'esprit  de 


I42       PATHOLOGIE  ET  THERAPEUTIQUE  VERBALES 

ceux  qui  veulent  parler  patois,  et  non  français,  est,  du  même 
coup  «  endroit  où  est  la  maie  »,  c'est-à-dire  <c  cuisine  ». 

J'ai  d'ailleurs  l'intime  conviction  qu'il  serait  possible  et  facile 
de  démontrer  phonétiquement  (et  non  plus  lexicalement,  comme 
nous  allons  le  faire)  que  maison,  même  là  où  sa  sémantique 
«  cuisine  »  n'est  pas  démontrable  (Dordogne.  par  exemple)  a 
été  interprété  étymologiquement  comme  «  endroit  où  est  la 
maie  »,  autrement  dit,  que  maison,  sans  devenir  «  cuisine  » 
était  trouvé  étymologiquement  —  «  endroit  où  est  la  maie  ». 
Cette  démonstration  exigerait  un  volume. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  vois  d'ici  les  haussements  d'épaules  des 
étymologistes. 

Certes,  je  n'aurais  pas  la  témérité  de  proposer  cette  étymolo- 
gie  —  comme  je  n'aurais  pas  eu  la  témérité  d'intituler  cet  article 
Réalités  étymologiques  —  si  je  n'avais,  à  l'appui  de  mon  explica- 
tion, les  dires  des  patois  eux-mêmes,  qui  se  substituent  aux 
miens,  qui  s'imposent  à  ceux  que  l'on  pourrait  inventer. 

Ces  patois  révèlent  leur  sentiment  étymologique,  en  voulant 
apporter  une  médication  à  l'état  équivoque  de  maison  et  à'hôlel 
=  «  cuisine  ».  Maison  =  «  pièce  où  est  la  maie  »  n'est  pas 
mon  étymologie,  c'est  celle  du  peuple,  et  c'est  pourquoi  j'y 
crois  plus  fermement  qu'à  une  étymologie  de  savant  :  c'est  l'éty- 
mologie  populaire  qui  compte  dans  l'évolution  sémantique  d'un 
mot,  et  elle  fait  fi  de  l'étymologie  des  savants. 

Pour  que  «  cuisine  »  ne  soit  pas  maison,  pour  que  «  cuisine  » 
ne  soit  pas  hôtel,  que  la  cuisine  soit...  une  boulangerie  (411),  et 
non  un  «  endroit  où  est  la  maie  »,  ce  qu'est  l'équivoque  maison- 
hôtel,  que  la  cuisine  soit  un  fournil  (307),  et  non  un  «  endroit 
où  est  la  maie  »,  ce  qu'est  l'équivoque  maison-hôtel. 

Les  sujets  de  M.  Bruneau  ne  nous  ont-ils  pas  dit  :  que  la  cui- 
sine soit  un  logis  plutôt  que  d'être  un  «  endroit  où  est  la  maie  » 
et,  en  même  temps,  un  «  hôtel  »  ou  une  «  maison  »  —  en 
attendant  qu'elle  soit  une  cuisine  ? 

Et  nous  allons  voir  plus  loin  d'autres  créations  sémantiques 
non  moins  démonstratives  de  l'intolérabilité  de  l'équivoque 
maison-hôtel  «  cuisine  ». 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  I43 

Si  maison  «  cuisine  »  est  analysé  par  un  synonyme  boulangerie 
(411),  fait  unique  dans  la  Gaule  romane,  est-ce  que  «  maie  » 
remplace  par  un  synonyme  boulangerie  (450)  r,  fait  unique  dans 
la  Gaule  romane,  et  se  trouvant  dans  l'aire  de  maison-boulangerie 
«  cuisine  »,  peut  s'expliquer  autrement  que  par  la  présence 
d'une  étymologie  populaire  s'exerçant  sur  maison  =  «  cuisine  »  ? 
Maie  >>  boulangerie  !  Pourquoi  cette  évolution  ne  s'opère-t-elle 
pas  ailleurs  que  là  où  maison  >  boulangerie  ?  Est-ce  que  boulan- 
gerie «  maie  »  ne  justifie  pas  maison  «  pièce  où  est  la  maie  », 
et  vice-versa  ? 

Est-ce  que  maie  à  boulanger  (483)  2,  également  dans  la  même 
aire,  également  unique  dans  la  Gaule  romane,  ne  marque  pas 
une  étape  dans  la  pensée  à  l'étymologie  que  l'on  donne  popu- 
lairement à  maison  «  cuisine  »,  et  ne  justifie-t-il  pas  les  deux  pré- 
cédents, comme  il  se  justifie  par  eux  ? 

Ce  n'est  pas  en  un  seul  point  que  l'on  dit  boulangerie  «  cui- 
sine »,  c'est  en  quatre  points,  distants  les  uns  des  autres  (car 
fournil  de  307,  lui  aussi,  est  une  «  boulangerie  »)  ;  et,  dans  l'in- 
tervalle entre  ces  quatre  points  —  jalons  traçant  une  voie  qui 
va  du  Loiret  au  Finistère,  et  témoignant  de  l'étymologie  popu- 
laire de  maison  ou  du  rayonnement  de  cette  étymologie  —  est- 
il  probable,  possible  que  la  pensée  à  cette  étymologie  puisse 
n'avoir  pas  existé  ? 

Je  n'hésite  pas  à  prétendre  que  maison  =  «  pièce  où  est  la 
maie  »  est  une  étymologie  mathématiquement  certaine.  Si  cette 
étymologie  du  peuple  trouve  un  contradicteur,  que  celui-ci 
nous  dise  comment,  dans,  une  aire  maison  a  cuisine  »,  et  là 
seulement,  une  cuisine  et  une  maie  ont  pu  devenir  une  boulan- 
gerie, comment  une  cuisine  :  un  fournil,  comment  une  maie  :  une 

1.  Suivi  d'un  point  d'interrogation,  qui,  dans  la  pensée  d'Edmont,  équivaut, 
sans  doute,  à  un  point  d'exclamation. 

2.  Maie  à  boulanger  est  géographiquement  entre  maie  et  pétrin  :  on  pourrait 
dire  que  maie  y  est  un  mot  qui  s'en  va,  et  a  de  ce  chef  besoin  d'un  complé- 
ment. Soit,  mais  pourquoi,  dans  ce  complément,  recourt-on  à  boulanger  de 
préférence  à  pétrir,  comme  ailleurs  —  et  dans  le  voisinage  immédiat  de 
pétrin  ? 


144  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

maie  à  boulanger  —  et  non  une  maie  à  pétrir,  une  auge  à  pétrir, 
comme  ailleurs  ? 

C'est  le  français  qui,  par  hôtel  «  hôtellerie  »,  a  privé  le  patois 
de  toute  expression  lexicale  propre  à  désigner  la  «  maison  »  et 
lui  a  imposé,  autoritairement,  son  état  lexical.  C'est  le  français 
qui  lui  a  imposé  un  cuisine,  qui  n'est  pas  plus  patois  —  du  moins 
en  tant  que  «  lieu  où  l'on  fait  la  cuisine  »  —  que  maison  ne 
Tétait,  noyant  toutes  ses  velléités  d'accommodation  à  des  états 
transitoires. 

Le  patois,  dans  une  détresse  résultant  d'un  état  équivoque,  a 
appelé  maison  français.  Victime  de  sa  perspicacité  (?)  étymolo- 
gique, il  l'a  détruit  sémantiquement,  et,  par  contre-coup  a 
détruit  aussi  sémantiquement  et  lexicalement  son  propre  hôtel.  Il 
n'a  plus  de  «  maison  »  autre  que  celui  que  lui  offre,  à  nouveau, 
le  français,  et  auquel  il  va  adhérer,  renonçant  à  tout  individua- 
lisme lexical,  en  même  temps  qu'il  adhérera  aveuglément  à  hôtel 
français. 

Son  «  cuisine  »,  lexicalement  intolérable,  à  cause  de  son  équi- 
voque (—  maison-hôtel),  il  ne  peut  se  résoudre  tout  d'abord  à 
l'abandonner,  comme  il  a  fait  pour  hôtel  et  maison]  car  le  fran- 
çais cuisine  lui  paraît  avoir  une  tare  lexicale  —  patois  il  est. 
patois  il  veut  rester  —  ;  et  il  va  tenter  par  ses  propres  moyens, 
ou  par  des  moyens  empruntés  au  français  et  qu'il  croit  suscep- 
tibles de  lui  éviter  son  adhésion  à  un  mot  équivoque,  des  médi- 
cations qui  resteront  sans  efficacité,  avant  —  là  aussi  —  de  pas- 
ser la  main  au  français  cuisine. 

C'est  de  ces  médications  inefficaces  que  nous  allons  parler  dans 
le  chapitre  suivant. 

Que  les  phonéticiens  tablent  sur  les  formes  patoises  de  man- 
sionem,  en  tant  que  signifiant  «  maison  »,  et  de  cocina,  en  tant 
que  signifiant  «  lieu  où  l'on  cuit  »,  pour  nous  montrer  la 
manœuvre  des  lois  phonétiques  dans  l'évolution  des  mots  latins, 
nous  leur  dirons  :  vous  nous  faites  prendre  des... 

Qu'ils  tablent  même  sur  le  malheureux  hôtel  patois,  sur  le 
respectable  hospitale  latin,  nous  allons  voir  que  nous  aurons  à 
leur  opposer  des  fins  de  non-recevoir. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  145 

IV.  —  LE  FEU, 
LE  FOYER,  VA  FEU,  LA  TOA  =  «  CUISINE  ». 


Ces  quatre  mots  complètent  les  informations  que  nous  donne 
1  Atlas  dans  la  carte  cuisine.  Les  deux  derniers  ont  un  aspect  rébar- 
batit.  Si  je  n'avais  pas  trouvé  une  solution  satisfaisante  aux  quatre, 
je  n'aurais  probablement  pas  cru  devoir  écrire  cet  article,  ayant 
perdu  l'habitude  de  couper  en  deux  les  problèmes  que  posent  les 
cartes  de  l'Atlas. 

Le  feu  «  cuisine  »  n'est  pas  autre  chose  que  le  français 


littéraire,  je  dirai  même  officiel,  qui  désignait  et  désigne  encore, 
quoique  moins  habituellement  qu'autrefois,  «  le  foyer,  le  ménage  » 
(un  hameau  de  cinquante  feux.  N'avoir  ni  feu  ni  lieu).  Ce  mot, 
de  luxe  en  français,  a  été  accueilli  en  patois  comme  un  bienvenu, 
pour  trancher  l'équivoque  que  présentaient  hôtel  «  cuisine,  mai- 
son »  et  maison  «  cuisine,  maison  »  —  seul  maison  français 
s'imposant  au  patois  avec  sa  sémantique  «  maison  »,  seul  mai- 
son a  maison  »  étant  admis  sans  contestation  par  les  patois.  Le 
seul  point  où  Edmont  l'a  rencontré  est,  dans  le  département  des 
\  osges,  76  :  lofe  m.,  avec  la  note  «  signifie  bien  la  cuisine.  » 

Et  qui  vous  dit  que  ce  feu  «  cuisine  »  est  te  feu  «  foyer, 

ménage  »  du  français  ?  Ne  peut-il  pas  être  feu  «  feu  »  patois  ? 

=  Je  ne  vois  guère  —  réponse  subsidiaire  et  provisoire  — 
comment  feu  «  feu  »  pourrait  arriver  à  signifier  «  cuisine  ». 

Mais,  si  feu  «  feu  »,  selon  vous,  ne  peut  devenir  en  patois 

feu  «  cuisine  »,  comment  feu  «  cuisine  »  peut-il  supplanter /gw 
«  feu  »  ?  Il  y  a  là  en  somme  un  seul  et  même  fait,  tout  aussi 
peu  plausible  d'une  part  que  de  l'autre. 

=  Pas  du  tout  :feu  «  feu  »,  selon  moi,  ne  peut  devenir  feu 
«  cuisine  »  ;  mais,  si  en  français  feu  «  cuisine  »  («  foyer,  ménage, 
famille  »)  s'impose  au  patois  en  détresse  lexicale,  celui-ci  l'accepte 
sous  la  responsabilité  du  français,  auquel  il  obéit  docilement, 
qui  est  hors  concours,  comme  le  sont  les  membres  d'un  jury. 


I46  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE   VERBALES 

Le  français  a  bien  fait  naître  feu  «  cuisine  »  de  feu  «  feu  ». 

Pourquoi  le  patois  n'en  ferait-il  pas  autant  ? 

=  Feu  «  cuisine  »  a-t-il  une  existence  populaire  en  fran- 
çais ?  Non  !  A-t-il  supplanté  quelque  autre  «  cuisine  »  ?  Non  ! 
Qui  a-t-il  détrôné  ?  Personne  !  Il  n'a  qu'une  existence  littéraire 
officielle,  qui  s'est  trouvée  inutile,  de  luxe,  applicable  seulement 
dans  des  cas  d'urgence  spéciale  où  cuisine  était  impropre  (cf. 
le  hameau  a  trente  cuisines  et  le  hameau  a  trente  feux).  Il  est 
d'ailleurs  .bien  plutôt  un  accessoire  de  ménage  que  de  cuisine,  et 
c'est  le  point  76  qui,  en  réalité,  en  fait  une  «  cuisine  ».  Ce 
qui  a  fait  sa  fortune  au  point  76,  c'est  le  besoin  urgent  qu'en 
avait  ce  point  pour  détruire  la  synonymie  intolérable  de  maison 
et  hôtel,  tous  deux  =  «  cuisine  ».  Objet  de  luxe  ou  accessoire  en 
français,  il  devient,  au  point  76,  objet  de  première  nécessité.  Les 
patois  «  ne  se  payent  pas  »  des  mots  de  luxe.  Seuls  le  font  les 
parlers  littéraires  ou  les  parlers  qui  veulent  les  «  singer  »  (le 
provençal  de  Mistral,  par  exemple). 

Comment  se  comportait-il  alors  vis-à-vis  de  feu  «  feu  » 

patois,  avec  lequel  il  devait  nécessairement  se  confondre  ? 

=  Ils  étaient  absolument  homonymes,  et  si  cette  homo- 
nymie témoigne  bien  du  pressant  besoin  que  l'équivoque  maison- 
hôtel  =  «  cuisine  »  avait  fait  naître,  l'existence  exceptionnelle  de 
feu  «  cuisine  »  témoigne,  de  son  côté,  de  l'imperfection  du 
remède  qu'il  apportait  à  l'équivoque.  Comment  tolérer  leur  con- 
comitance ?  «  Va  au  feu  allumer  le  feu  ».  «  Il  y  a  le  feu  au  feu  ». 
«  Le  feu  a  pris  au  feu  »  '.  L'imperfection  de  cette  substitution  a 
dû  se  manifester  bien  vite,  et  c'est  feu  «  feu  »  qui  dut  céder  la 
place  à  feu  «  cuisine  »  —  en  attendant  que  le  français  cuisine, 
dédaigné  d'abord  à  cause  de  son  équivoque,  vienne  relever  de 
ses  fonctions  l'indésirable  remplaçant.  C'est,  en  effet,  feu  «  feu  » 
patois  qui  apparaît  sous  une  forme  française  à  peine  masquée,/^, 
tandis  que  la  traduction  patoise  de  feu  «  ménage-foyer  »,  le  vrai 
patois  venu  de  focum  latin,  se  prélasse  encore  dans  la  sémantique 

1.  Cette  intolérabilité  était,  à  la  vérité,  moins  accentuée,  mais  cependant 
bien  trop  encore,  à  l'époque  où  nos  foyers  avaient  un  feu  permanent  qu'on 
n'avait  qu'à  «  aviver  ». 


REALITES    ETYMOLOGIQUES  I47 

de  «  cuisine  ».  Il  n'y  a  donc  pas  de  doute  possible  à  avoir  sur 
la  postériorité  chronologique  de/2  «  cuisine  »,  qui  se  comporte, 
au  point  76,  comme  je  < jocum,  et  sur  l'antériorité  défi  «  feu  ». 
FI  0  cuisine  »  est  le  seul  représentant  autochtone  de  focum.  Il 
va  disparaître,  chassé  par  cuisine  «  cuisine  »  français,  ne  laissera 
plus  derrière  lui  qu'un  feu  «  feu  »,  patoisé  du  français  et  faisant 
tache  avec  le  mot  jocum  qui,  dans  ce  môme  point  76,  est  régu- 
lièrement je  ;  car  il  est  bien  improbable,  sinon  impossible,  que 
feu  «  feu  »  patois  puisse  rejoindre  une  tradition  phonétique  per- 
due, cacher  ainsi  aux  yeux  des  phonéticiens,  et  pour  toujours, 
l'escapade  que  feu  «  cuisine  »  lui  a  imposée.  C'est  dans  feu  «  cui- 
sine »  mot  de  sémantique  française  qu'il  faut  aller  chercher  le 
produit  phonétique  de  focum,  et  non  dans  feu  «  feu  »  qui  ne 
représente  qu'une  forme  estropiée  du  français. 

Et  c'est  ainsi  alors  que  se  forment  les  exceptions  phoné- 
tiques dans  un  patois  ? 

- C'est  ainsi,  entre  autres  manières,  que  se  forment  les  excep- 
tions phonétiques,  et  des  exceptions  dont  les  raisons  d'être  échap- 
peront toujours  aux  phonéticiens  non  avertis  par  la  géographie 
linguistique. 

L'éphémère  fe  «  cuisine  »  du  point  76  est  exactement  le  pen- 
dant de  l'éphémère  logis  «  cuisine  »,  relevé  par  M.  Bruneau  :  ce 
logis  est  apparu,  lui  aussi,  comme  moyen  thérapeutique  propre 
à  lever  l'équivoque  que  maison- hôtel  =  «  cuisine  »  avait  fait  naître, 
et  avant  que  le  littéraire  cuisine  «  cuisine  »  ait  été  accepté  par  le 
patois  —  cuisine  d'ailleurs,  ainsi  qu'il  a  été  dit,  équivoque,  lui 
aussi,  puisque  =  «  préparation  des  aliments  »  et  «  lieu  où  on  les 
prépare  »,  mais  accepté  sans  responsabilité  patoise,  sous  la  dicta- 
ture du  français. 

Comme  fe,  logis  «  cuisine  »  disparaîtra,  et  les  phonéticiens, 
ignorant  son  escapade  dans  la  sémantique  «  cuisine  «,  diront, 
sans  doute,  de  M.  Bruneau  :  «  A-t-il  bien  saisi  la  pensée  des  gens 
qu'il  interrogeait  ?  N  a-t-il  pas  enregistré  simplement  une  impro- 
priété individuelle,  dont  il  serait  inconcevable  qu'elle  se  fût  pro- 
pagée et  enracinée  dans  un  groupe  humain  de  quelque  impor- 
tance ?  » 


I48  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Le  terme  littéraire  feu  «  ménage-foyer  »,  terme  particu- 


lièrement officiel,  terme  de  statistique,  de  perception,  est-il  vrai- 
ment de  ceux  qui  parviennent  à  la  connaissance  de  parlers  éloi- 
gnés et  que  ceux-ci  soient  susceptibles  d'adopter,  lorsqu'ils  sont 
en  détresse  lexicale  ? 

=  Ce  terme  officiel,  de  «  perception  »  et  de  statistique,  qui 
conçoit  le  feu  de  la  cuisine  comme  base  propre  à  déterminer  la 
famille,  l'ensemble  de  biens  immobiliers,  la  «  maison  »,  Y  «  hôtel  », 
est  d'un  usage  courant,  actuellement  plus  courant  encore  à  la 
campagne  qu'à  la  ville  :  «  il  y  a  trois  feux  par  maison,  ils  ont 
payé  tant  par  feu  »  (Odin)  ;  et  la  locution  «  il  n'a  ni  feu  ni  lieu  » 
(locution  très  répandue  et  conservée  intacte,  bien  que  lieu  soit 
souvent  inusité  en  dehors  de  cette  locution)  n'est  pas  pour  faire 
oublier/^  «  lieu  où  l'on  cuisine,  où  l'on  mange,  où  l'on  est  en 
famille  »,  opposé  à  «  lieu  où  l'on  couche  ». 

Feu  «  ménage-foyer  »   a  un  synonyme  parfait,    qui  est 

foyer,  et  qui  pouvait  tout  aussi  logiquement  servir  à  lever  l'équi- 
voque de  maison-hôlel  cuisine  ». 

=  Aussi  y  a-t-il  servi,  et  dans  la  même  mesure  :  au  point 
971,  dans  le  voisinage  d'un  point  (992)  qui  a  maison  «  cuisine  », 
la  «  cuisine  »  porte  le  nom  de  foyer.  Cette  dénomination,  prê- 
tant à  équivoque,  remplaçant  une  équivoque  par  une  nouvelle 
équivoque,  a  la  même  origine  que  feu,  logis  «  cuisine  »,  la 
même  situation  géographique  par  rapport  à  maison-hôtel,  le  même 
caractère  éphémère  et  de  relique  dans  une  aire  autrefois  plus 
étendue,  peut-être  illimitée  dans  le  domaine  de  la  langue  d'oui, 
et  elle  aura  aussi  le  même  sort,  «  retournera  dans  ses  foyers  ». 

Et  qu'est  alors  afeu,  qui  semble  être  apparenté  à  votre 

feu  «  ménage,  foyer  »,  et  dont  Va  initial  nous  paraît  alors  bien 
rébarbatif? 

=  Afeu,  en  deux  points  immédiatement  voisins,  =  afu  41, 
ofu  31,  a  une  origine  tout  autre  que  feu  et  foyer ,  mots  littéraires 
ayant  pénétré  dans  le  patois. 

Phonétiquement  correct  (41,  31  :  fu  «  feu  »;  41  :  amodyé 
«  amodier  «,31  :  omudyè  «  amodier  »  ),  il  est  patois,  a  une  origine 
locale,  ne  vient  pas  du  français  —  quoiqu'il  puisse  s'être  inspiré 
de  feu  français  —  qui  ne  possède  pas  afeu,  et  il  est  :  à  feu. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  149 

L'a  feu  ?  Singulière  formation  ! 

=  Pas  singulière  du  tout,  fort  compréhensible  au  contraire, 
et,  avant  tout,  d'origine  absolument  certaine,  bien  en  place  là 
où  elle  est.  Voici  pourquoi  elle  est  certaine  :  à  feu  est  du  genre 
que  Ton  veut,  il  est  masculin  au  point  31,  il  est,  tout  à  côté, 
féminin  au  point  41  —  il  ne  saurait  y  avoir  de  doute  à  cet  égard, 
puisque  «  cuisine  »  figure  dans  la  phrase  «  la  cuisine  est  trop 
étroite  et  obscure  »,  qu'au  point  31  le  sujet  a  répondu  «  trop 
étroit  et  sombre  »  à  quoi  Edmont  ajoute  que  la  forme  féminine 
d'«  étroit  »  est  foret,  et  au  point  41  Fafu  ï  Irû  etreta  e  sabra. 

A  feu  serait-il  féminin  s'il  venait  de  feu  ?.  Serait-il,  en  deux  points 
comtois  immédiatement  voisins,  tantôt  féminin,  tantôt  masculin, 
s'il  s'agissait  d'un  mot  complet  ? 

Et  s'il  n'est  pas  complet,  c'est  qu'il  implique  un  mot  sous- 
entendu,  c'est  que  afeu  est  =  ...  à  feu,  c'est  que  ces  points  dont 
je  fais  précéder  à  feu  représentent  un  mot  tantôt  masculin,  tan- 
tôt féminin. 

Et  ce  mot,  se  peut-il  qu'il  soit  autre  chose  que  hôtel  masculin, 
maison  féminin  ?  Se  peut-il  que  Yà  feu  soit  autre  chose  que  :  hôtel 
à  feu  et  maison  à  feu  ? 

Si  je  disais  en  français  Va  manger  est  faite,  ne  serais-je  pas  assu- 
ré que  à  manger  est  pour  la  salle  à  manger  ?  Si  je  disais  le  toilette, 
ne  serais-je  pas  assuré  que  j'ai  affaire  à  cabinet  de  toilette  ?  Ne 
disons-nous  pas  le  vapeur  pour  le  bateau  à  vapeur  ?  N'hésitons-nous 
pas  entre  la  Tour  aine  est  arrivée  à  New-York  et  le  Touraine  est 
arrivé  à   New- York} 

En  effet,  nos  deux  patois  comtois  se  montrent  plus  habiles 

thérapeutistes  que  le  vosgien  du  point  76,  ou  le  patois  971  des 
Hautes-Alpes.  Ceux-ci  se  suicident,  les  comtois  pouvaient  se 
sauver  et  tout  sauver  :  «  va  faire  le  feu  à  l'afeu  ». 

=  Plus  habiles  thérapeutistes!  Détrompez-vous!  Leur  médi- 
cation, dans  leur  ambiance  géographique  du  moins,  ne  valait 
rien.  L'état  neutre  du  genre  de  ce  mot,  état  qui  a  rendu  indubi- 
table notre  explication  par  ...  à  feu,  va  causer  une  crise  lexicale 
qui  doit  nécessairement  aboutir  à  la  mort. 

L'afeu,  puisqu'il  est  soit  féminin  soit  masculin  dans  la  région, 


150  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

est-il  donc  la  feu  «  le  feu  »  —  l'article  féminin  est  la  aux  points 
31  et  41  ?  Vais-je  transformer  le  feu  en  la  feu,  parce  que  je  dis 
Vafeu  «  la  cuisine  »  ?  Belle  avance  que  ce  barbarisme  :  j'aurais  la 
feu  =  «  le  feu  »  et  «  la  cuisine  »  (chute  de  Cbarybde  en  Scylla, 
évitée  au  point  vosgien  76,  comme  on  Ta  vu).  Qu'il  est  difficile 
de  s'entendre  à  deux  ou  trois  kilomètres  de  distance  ! 

Vofu  sortirait  indemne  de  la  confusion,  si  toutefois,  au 

point  31,  l'article  défini  n'est  pas  lo,  et  si,  en  ce  point,  nous  ne 
tombons  pas  dans  une  confusion  de  lo  fu  «  la  cuisine  »  avec  lo 
fu  «  le  feu  »,  contre-partie  de  lafu  «  feu  »  et  «  cuisine  ». 

=  Le  point  31  n'y  tombe  pas  :  son  article  défini  est  au 
masculin  lu,  ce  qu'il  est  aussi  au  point  41.  On  y  aurait  donc  ht 
fu  «  le  feu  »  et  Vofu  «  la  cuisine  ». 

Mais,  dit  le  point  31,  ne  dit-on  pas  dans  la  région  aussi  Yafu, 
qui  est  pour  moi  la  feu  «  le  feu  »  ?  Et  mon  ..,  à  feu  n'est-il  pas 
«  maison  à  feu  »  aussi  bien  que  «  hôtel  à  feu  »  ? 

Après  avoir  vu  l'ambiance  géographique  au  nord  (41),  où  afu 
est  féminin  conformément  au  genre  de  maison  «  cuisine  »,  voyons- 
la  maintenant  au  sud  immédiat  du  point  31,  où  ofu  est  masculin 
conformément  au  çenre  à' hôtel  «  cuisine  ». 

Vous  allez,  sans  doute,  nous  parler  du  quatrième  des 

mots  qui  figurent  en  tête  de  ce  chapitre,  de  la  toa  «  cuisine  »  ? 

=  Et  vous  dire  que  ce  la  toa  «  cuisine  »  est  de  tout  autre 
nature  quoique  contigu  au  point  31. 

Ce  qui  ne  sera  pas  pour  nous  persuader  de  la  justesse 

de  vos  observations  dans  un  territoire  où  l'Atlas  signale  bien  la 
présence  de  hôtel  «  cuisine  »,  mais  non  pas  celle  de  maison  «  cui- 
sine »,  alors  que  vous  tablez  sur  sa  présence  pour  expliquer  #/W/ 
féminin. 

===  En  effet,  je  vous  concède  que,  dans  la  région  comtoise, 
il  n'y  a,  selon  l'Atlas,  pas  trace  de  maison  «  cuisine  ».  Je  démon- 
trerai qu'il  y  a  existé. 

Vous  doutez  de  sa  présence,  sur  laquelle  je  me  base  cependant 
pour  expliquer  la  neutralité  générique  de  afeu  :  la  toa  «  cuisine  » 
va  prouver  cette  présence  par  son  intime  mélange  de  masculinité, 
qu'il  tient  $  hôtel,  et  de  féminité,  qu'il  tient  de  maison. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  I  5  I 

Mais,  pour  appuyer  mou  explication  de  afeu  «  cuisine  »,  pour 
préparer  à  celle  de  la  toa  que  j'ai  à  donner,  et  qui  pourrait,  par 
sa  singularité  ne  faire  qu'accroître  vos  doutes,  au  lieu  de  les 
détruire  —  quoique  j'aie  en  réserve  d'autres  preuves  plus  pro- 
bantes à  vos  yeux  et  empruntées  à  des  points  voisins  —  per- 
mettez-moi, tout  d'abord,  de  vous  rappeler  les  faits  exposés  au 
chapitre  II,  en  tant  qu'ils  ont  trait  à  la  présence  géographique 
simultanée  de  maison  «  cuisine  »  avec  hôtel  «  cuisine  »,  et  de  cher- 
cher à  vous  montrer  que,  même  là  où  maison  «  cuisine  »  n'est 
pas  attesté  à  côté  de  hôtel  «  cuisine  »,  les  parlers  portent 
encore  des  traces  —  plus  ou  moins  discutables  —  de  leur 
concomitance.  Et  alors,  nous  ne  serons  plus  surpris  de  la  cons- 
tatation que  nous  aurons  à  faire  dans  la  Franche-Comté  et 
qui  est  celle-ci  :  la  Franche-Comté,  où  maison  «  cuisine  »  est 
absent,  selon  l'Atlas,  est  la  région  gallo-romane  où  sa  présence 
est  la  plus  marquée,  la  plus  certaine. 

Dans  la  moitié  orientale  du  gallo-roman,  en  général,  hôtel 
«  cuisine  »  s'est  mieux  conservé  que  dans  la  moitié  occidentale, 
où,  sauf  à  Collinée  (Côtes-du-Nord),  on  ne  trouve  que  maison 
«  cuisine  »  —  rappelons  que  dans  le  voisinage  de  Collinée  on  a 
encore  hôtel  «  maison  »'.  Cependant  —  pour  nous  rapprocher 
de  la  Franche-Comté,  où  maison  «  cuisine  »  est  absent  —  en 
Suisse,  et  dans  les  vallées  italiennes,  nous  avons  maison  «  cuisine  », 
côte  à  côte  avec  hôtel  «  cuisine  ».  En  Wallonie,  nous  avons  un 
hôtel  «  cuisine  »  contigu  à  un  maison  «  cuisine  ». 

Si  l'Ouest  de  la  langue  d'oui,  où  la  cuisine  est  devenue  boulan- 
gerie, ne  nous  offre  qu'exceptionnellement  hôtel  «  cuisine  »,  cette 
exception  est  suffisamment  démonstrative  du  fait  qu'autrefois 
hôtel  a  été  aux  prises  avec  maison  dans  la  valeur  sémantique  de 
«  cuisine  ». 

1.  Encore  dois-je  avertir  le  lecteur  que,  lorsque,  à  Plancoét  et  à  Pléboulle 
je  demandais  maison  et  que  l'on  me  répondait  par  hôtel,  il  se  peut  que  l'on  pen- 
sait me  répondre  à  maison  «  cuisine  »,  et  que  j'aie  ainsi  obtenu  en  réalité 
hôtel  «  cuisine  ».  Le  questionnaire  d'Edmont  ne  l'exposait  pas  à  être  dupe  de 
cette  confusion  ;  car  Edmont  a  posé  la  question  couvrir  une  maison.,  et  l'on  ne 
couvre  pas  une  cuisine. 


152  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIOJJE    VERBALES 

Si  la  sémantique  à  détruire  était  identique  partout  («  cuisine  » 
exprimé  par  maison  et  hôtel),  les  deux  agents  destructeurs  (maison 
et  hôtel')  ont  exercé  diversement  leur  pression  sur  elle.  Il  est  natu- 
rel que  hôtel  «  cuisine  »,  plus  essentiellement  patois  que  maison 
«  cuisine  »  soit  prépondérant  dans  des  parlers  patoisants  (Est), 
bien  que  ce  soit  maison  (et  non  hôtel)  qui  ait  fait  aboutir  étymo- 
logiquement  «  maison  »  à  «  cuisine  ».  «  Cuisine  »  est  revêtu  de 
sa  lexicalité  originaire  maison  dans  les  parlers  les  plus  parents  du 
français,  grâce  à  cette  parenté  même,  s'afflrmant  par  la  forme  du 
mot,  et  non  par  sa  sémantique.  L'Est  garde  le  reflet  étymologique 
de  maison  «  cuisine  »,  en  vertu  de  son  caractère  plus  patoisant. 
L'Ouest  a  l'étymologique  maison  «  cuisine  »  lui-même,  grâce  à 
sa  plus  grande  parenté  formelle  avec  le  français  littéraire  — 
«  appeler  nos  cuisines  maisons,  passe  encore,  mais  hôtels  !  »  — 
Il  n'y  a  nullement  antinomie  entre  l'Ouest  et  l'Est,  pas  plus  qu'il 
n'y  a  antinomie  entre  maison  «  cuisine  »  des  vallées  italiennes 
—  où  il  dénote,  sans  doute,  le  premier  contact  avec  le  français 
maison,  soumis  à  l'examen  étymologique,  et  non,  comme  à  l'Ouest, 
un  maison  «  cuisine  »  résultant  d'une  suprématie  de  maison  sur 
hôtel,  imposée  par  le  français. 

En  Picardie,  comme  maison  «  cuisine  »  en  Franche-Comté, 
hôtel  «  cuisine  »  a  totalement  disparu,  à  en  croire  l'Atlas.  On 
peut  cependant,  avec  beaucoup  de  vraisemblance,  établir  sa  con- 
comitance avec  maison  «  cuisine  »,  concomitance  nécessaire 
pour  expliquer  l'emprunt  de  maison  fait  au  français,  con- 
comitance existant,  en  réalité,  partout  ailleurs,  avec  prédo- 
minance de  hôtel  à  l'est,  avec  prédominance  de  maison  à 
l'ouest  et  au  nord,  et  qu'il  importe  de  démontrer  en  Picar- 
die et  en  Franche-Comté,  si  possible,  quoique,  à  la  rigueur, 
elle  se  laisse  déduire  des  constatations  faites  dans  les  autres 
régions. 

Saint-Pol  est  en  plein  centre  de  l'aire  picarde  maison  «  cui- 
sine »  où  hôtel  n'est  attesté  ni  comme  «  cuisine  »,  ni  comme 
«  maison  ».  Dans  la  banlieue  de  Saint-Pol,  on  dit  otê  pour  «  autel  » 
(comme  on  y  dit  se  pour  «  sel  »  et  té  pour  «  tel  »).  Ce  mot  est 
masculin  ;  mais  sous  sa  forme  concurrente,  française,  otel,...  il 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  I  5  3 

est  féminin.  Hôtels,  dû  y  être  Oté,  et  être  l'homonyme  parfait  de 
oté  «  autei  ».  Tous  deux,  sous  la  forme  française  otel  deviennent 
féminins.  Le  se  «  sel  »,  en  devenant  à  Saint-Pol-ville  sel,  concur- 
remment avec  l'ancienne  forme  se,  ne  devient  pas  féminin  pour 
avoir  subi  la  même  transformation  phonétique  que  autel  et  hôtel. 
C'est,  me  dira-t-on,  que  autel  et  hôtel  commencent  par  une 
voyelle,  et  que,  de  ce  chef,  ils  pouvaient  changer  de  genre  comme 
âge,  orage,  ouvrage,  qui  deviennent  féminins  à  Saint-Pol  — 
remarquez  que  ce  sont  des  mots  présentant  la  même  terminai- 
son. A  cela  je  réplique  :  1)  il  est  singulier  que,  sous  sa  forme 
ancienne  oté,  «  autel  »  n'ait  pas  changé  de  genre,  et,  pour  ce 
faire,  ait  attendu  qu'il  fut  otel  ;  2)  il  est  singulier  que,  contraire- 
ment à  20,  30,  40  autres  mots  masculins  commençant  par  la 
même  voyelle,  et  pouvant,  par  conséquent,  devenir  féminins 
aussi  bien  qu'autel  et  hôtel,  seuls,  ou  à  peu  près  seuls,  ce  sont 
deux  homonymes  qui  changent  simultanément  de  genre,  l'un 
seulement  à  la  condition  qu'il  devienne  réellement  homonyme 
de  l'autre  —  peut-être  même  pourrais-je  y  ajouter  hôpital  que 
e  beaucoup  font  du  féminin  »,  contrairement  au  genre  qu'ont 
habituellement  les  mots  eu-al. 

Il  me  paraît  que  aulê  «  autel  »  est  devenu  autel,  parce  que 
hoté  —  sans  doute,  lors  du  rétablissement  de  maison  exclusive- 
ment «  maison  »  et  parallèlement  à  la  refrancisation  sémantique 
de  celui-ci  —  devenait  hôtel,  que  autê  devenant  autel  n'avait 
aucune  raison  plausible  pour  devenir  féminin,  que,  s'il  est  devenu 
féminin,  c'est  parce  que  hôtel  l'était  ou  le  devenait,  et  que  hôtel 
l'était  ou  le  devenait,  parce  qu'il  était  en  concomitance  avec  mai- 
son féminin. 

Je  crois  que  le  changement  de  genre  provient,  en  majeure  par- 
tie, de  parentages  lexicaux  que  l'étude  historique  des  mots  est 
appelée  à  révéler  (cf.  le  lombre,  le  lierre  de  mon  premier  article). 

Aussi  bien  —  et  ce  qui  précède  était  une  introduction  à  ce 
que  nous  allons  voir  —  ce  qu'est,  selon  moi,  hôtel  «  cuisine  » 
féminin  en  Picardie,  par  rapport  à  maison  «  cuisine  »,  la  toa  «  cui- 
sine »  l'est  par  rapport  à  maison  «  cuisine  »,  en  Franche- 
Comté.   Nous   allons   voir    que   la  vraisemblance    constatée   en 


154  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Picardie  d'un  hôtel  féminin  sous  l'influence  d'un  maison  féminin 
—  mon  argumentation  n'a  pas  été  convaincante,  je  l'avoue,  mais  va 
être  confirmée  par  le  chapitre  VII  —  devient,  en  Franche-Comté  une 
réalité  absolument  certaine  et  démontrée  diversement  par  plu- 
sieurs points. 

La  toa  du  point  939  a  pour  voisins  immédiats  aio  (40)  et  eta 
(30).  Si  ces  formes  de  hospitale  sont  phonétiquement  correctes 
quant  à  leur  syllabe  accentuée  —  elles  sont  conformes  à  so  et  à 
sa  féminins  «  sel  »  — ,  le  phonéticien  le  plus  habile  ne  parvien- 
drait pas  à  faire  remonter  directement  au  latin  hospi  leur  syllabe 
initiale,  qui,  dans  les  formes  de  cette  région,  est  le  produit  faus- 
sement interprétatif  des  formes  de  parlers  voisins  :  c'est  ainsi  que 
hospi  aboutit  à  e  au  point  30  ,  parce  que  sa  forme  leea  «  lait  », 
par  exemple,  correspond  à  celle  de  lasé  du  point  40.  Hospi  ne 
donne  pas  plus  régulièrement  e  ou  a  que  hos  ne  donne  réguliè- 
rement Ye  de epetô vaudois=-  «  hôpital  ».  Atoeteta  ne  représentent, 
en  fait  de  latinité,  que  -taie.  N'avons-nous  pas  vu  que  hospi  et 
hos  sombraient  totalement  dans  les  formes  tœ  du  wallon  et  sto  du 
midi  ?  Ces  formes  anormales  sont  le  prélude  de  son  naufrage.  Il 
ne  fallait  pas  s'attendre  à  une  régularité  phonétique  de  la  part 
d'un  mot  qui  s'en  va,  et  aux  dernières  convulsions  duquel  nous 
assistons.  Cela  d'autant  plus  qu'il  était  isolé,  sans  famille  dans 
les  patois  de  la  langue  d'oui  '   —  ce  qui  n'est  pas  le  cas  à'ostal 

1 .  Grâce  à  ses  dérivés  et  à  la  circonstance  que  ies  parlers  du  Midi  sont 
d'essence  moins  exclusivement  vulgaire,  le  provençal  oustal  a  pu  absorber  la 
sémantique  française  entière  d'hâte],  non  sans  dommage  d'ailleurs  pour  la  clarté 
de  la  langue  (cf.  oustalié  de  Mistral,  qui  est  plus  ou  moins  revêche  a  l'acception 
d'  «  hôtelier  »  —  «  aubergiste)  plus  usité  »  — ,  à  côté  de  «  casanier,  familier  », 
à  quoi  on  peut  ajouter  tous  les  sens  signalés  par  le  dictionnaire  de  Lévy). 

En  1885,  je  recevais  la  communication  suivante,  à  la  suite  d'une  demande 
que  j'avais  adressée  à  un  journal  politique  de  Paris,  pour  obtenir  des  rensei- 
gnements sur  les  journaux  de  province  qui  publiaient  parfois  des  articles  en 
patois.  L'écriture  me  montre  qu'elle  émanait  d'un  vieillard,  et  ce  vieillard 
parlait  sans  doute  en  connaissance  de  cause. 

«  L'un  des  plus  célèbres,  Jasmin,  le  coiffeur  d'Agen,  n'était  même  pas  com- 
pris dans  son  pays,  sous  le  rapport  du  langage.  Son  plus  grand  succès  fut  à 
Paris,  où  les  poètes  célèbres,  entr'autres  Lamartine,  se  figurèrent  qu'ils  le  com- 
prenaient. » 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  155 

méridional  (ostalier  «  casanier  »  p.  ex.)  à  en  croire  Mistral  — 
qu'il  mourait  et  revivait  sous  une  forme  calquée,  plus  ou  moins 
adroitement,  d'après  un  parler  voisin,  à  en  juger  par  la  variabi- 
lité de  son  premier  élément. 

Vu  cet  état  de  hospitale,  la  ton  peut  s'expliquer  de  deux 
manières. 

Si,  au  point  939,  on  a  eu  Vuto  de  hospitale,  comme  on  l'a  au 
point  23,  par  exemple,  et  comme  il  semble  qu'a  été  sa  forme 
régionale,  sa  forme  rapprochée  du  latin,  et  la  plus  phonétique  en 
cette  région,  Yuto  a  été  considéré  comme  étant  =  lu  to,  sépara- 
tion d'une  possibilité  imminente,  puisque  l'article  défini  mas- 
culin est  In  au  point  939.  Alors,  son  partenaire  lexical  maison 
«  cuisine  »  lui  a  imposé  son  genre  —  nous  allons  voir  que  hôtel 
est  féminin  dans  l'entourage  du  point  969  ;  il  est  féminin  au 
point  30  notamment  (età).  Il  en  résulte  la  to  ;  mais  la  to  n'est 
pas  une  forme  féminine  habituelle  au  point  939,  qui  a  la  finale 
a  comme  représentant  de  IV  féminin  français.  Il  prend  la  termi- 
naison féminine  a.  Donc  :  la  toa.  Telle  est  l'explication  qui,  je 
crois,  peut  seule  convenir  à  la  toa  autochtone. 

Mais  —  nous  l'avons  vu  ci-dessus  à  propos  des  formes  qui  sont 
censées  représenter  hospi  —  il  se  peut  que  la  toa  ne  se  rattache 
que  plus  indirectement  à  hospitale,  que  hospitale  ait  disparu 
de  ce  point,  pour  y  revivre  calqué  sur  un  modèle  voisin.  Dans 
ce  cas,  le  point  le  plus  rapproché,  le  point  40,  nous  donne  une 
solution,  en  quelque  sorte  toute  préparée  pour  se  substituer  cà  la 
première,  dont  elle  ne  fait  d'ailleurs  que  confirmer  la  nature. 
L'ato  du  point  40,  et  qui  est  du  genre  masculin,  sous  l'influence 
de  maison  féminin,  est  considéré  par  le  point  939  comme  étant 
la  to  féminin,  et,  comme  au  point  40  le  représentant  de  Ye  fémi- 
nin du  français  est  cà  peine  sensible  (  a  d'Edmont),  mais  qu'il  est 
nettement  perçu  et  transcrit  par  Edmont  au  point  939,  il  en 
résulte  la  toa,  comme  dans  notre  première  explication.  C'est 
ainsi  —  je  prends  intentionnellement  un  exemple  de  mot 
évidemment  savant  —  que  le  point  40  dit  tortu  (—  tortu«  ?), 
mais  le  point  939  tortuva  «  tortue  ».  Quoi  qu'il  en  soit  de  la 
valeur  respective  de  nos  deux  explications,   il   me  paraît  indubi- 


15e  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

table  que  c'est  sous  l'influence  de  maison  a  cuisine  »  qu'est  né  le 
féminin  la  toa  «  cuisine  »,  qui,  autrefois,  a  sûrement  existé,  au 
point  939,  sous  une  forme  moins  tourmentée  de  hospitale. 


V.  —  CULOTTE  >  CULOT.  EXTENSION  DE  L'AIRE 
AT-OT-ATTE-OTTE 

Dans  la  petite  aire  jurassienne  comprenant  les  points  40  et 
939,  hôtel  est  féminin  au  point  939  {la  toa),  comme  il  est  fémi- 
nin au  point  voisin  30  (eta)  ;  il  est  masculin  au  point  40,  dit 
expressément  Edmont.  Hôtel,  avons-nous  dit,  y  est  devenu  fémi- 
nin dans  sa  concomitance  avec  maison,  tous  deux  signifiant 
«  cuisine  ».  Un  mot  y  est  donc  capable  de  changer  de  genre, 
uniquement  parce  que  son  concurrent  sémantique  a  un  autre 
genre  que  lui  !  Ce  cas  spécial  d'un  changement  de  genre,  est-il 
un  fait  isolé  dans  cette  aire  ?  Un  examen  détaillé  de  ces  deux 
points  nous  a  révélé  un  cas  absolument  identique,  un  cas  qui  ne 
se  retrouve  qu'en  ces  deux  points. 

Comme  la  maison  a  succédé  à  Yhôtel  et  lui  impose  son  genre 
féminin,  de  même  le  pantalon,  qui  a  succédé  à  la  culotte  et  est  en 
train  de  l'effacer  de  la  langue,  lui  a  imposé  son  genre  —  et  ici 
il  fallait  une  action  analogique  se  traduisant  par  un  effort  plus 
violent  (un  changement  de  suffixe),  ce  qui  ne  fait  qu'augmenter 
la  valeur  démonstrative  de  notre  pendant  à  la  toa.  Pantalon  a 
fait  de  culotte  un  culot  masculin,  je  dis  un  culot,  quoique  cette 
forme-même  n'existe  pas  ;  mais,  si  elle  n'existe  pas  —  peut-être, 
parce  qu'elle  ne  saurait  coexister  avec  de  nombreuses  acceptions, 
parmi  lesquelles  le  lecteur  n'aura  qu\à  choisir,  vu  qu'elles  sont 
tout  aussi  efficientes  d'intolérabilité  les  unes  que  les  autres  — 
elle  existe  masquée  par  un  état  phonétique,  dans  lequel  on  avait 
indistinctement  soit  at  —  c'est  la  forme  culat  que  l'on  a  aux 
points  40  et  939  — ,  soit  ot  et  dont  les  formes  féminines  étaient 
soit  atte,  soit  otte.  Or,  nous  connaissons,  par  une  étude  précé- 
dente, et  cette  aire  et  sa  nature.  C'est  celle  que  nous  avons  appelée 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  157 

Taire  atte-otte,  et  ces  suffixes  alternent  au  point  qu'ils  pro- 
duisent une  divergence  que  nous  ne  pouvons  mieux  caractériser 
que  par  ce  que  nous  trouvons  au  point  le  plus  rapproché  de 
notre  culat  «  pantalon  ».  C'est  le  point  64,  qui,  tout  en  disant 
essolie  «  abeille  »,  dit  culatte  «  culotte  »  —  pomme  et  pomme  de 
terre,  tandis  que  ses  associés  phonétiques  et  lexicologiques  disent 
pommât  le  «  pomme  de  terre  »  (74,  73,  72). 

Le  point  64  l  montre  d'une  façon  évidente  à  nos  yeux  que 
faire  atte-otte-oi-ot  est  une  aire  en  retrait,  ce  qui  nous  permet  de 
conclure  que  les  points  intermédiaires  entre  40  et  64,  c'est-à-dire 
52  et  51  (qui  ont,  entre  parenthèses,  le  français  abeille 
«  abeille  »  (!)  et  l'intrus  méridional  aveille  «  abeille  »  !)  ne 
peuvent  nous  obliger  à  reconnaître  en  eux  une  barrière  infran- 
chissable entre  l'aire  à  laquelle  appartient  64,  et  où  l'on  a  culatte 
«  culotte  »,  et  l'aire  40,  939,  où  l'on  a  culat  masculin  «  culotte  ». 
Culat  «  culotte  »  est-il  autochtone  ?  J'aurais,  à  priori,  la  plus 
grande  répugnance  à  y  voir  un  emprunt  à  quelque  point,  plus 
ou  moins  éloigné,  ...qui  n'existe  pas,  selon  l'Atlas.  Le  culat  des 
points  40,  939  représente  donc  un  culot,  une  masculinisation  de 
culatte-culotte,  l'équivalence  parfaite  de  ces  formes  culatte  et 
culotte  étant  établie  par  le  fait  de  l'alternance  constante  de  atte  et 
de  otte,  de  at  et  de  ot  masculins  en  patois,  et,  d'autre  part,  par  la 
présence  constante  de  culotte  français  dans  tous  les  alentours.  Les 
points  40  et  939  ont  donc  appartenu  autrefois  à  l'aire  atte-otte-at 
ot. 

Le  point  40,  à  côté  de  son  culat  «  culotte  »,  qui  est  senti 
comme  =  culot,  a  un  ato  «  cuisine  »  masculin,  qui  (vieux  mot 
disparaissant  et  réclamant  un  renouveau),  comme  culot  (mot 
nouveau  et  qui  veut  vivre  comme  hôtel  veut  revivre),  a  un  ato, 
dis-je,  qui  pourrait  être  apparu  comme  étant  =  atot.  Non  :  son 
0  final  est  fermé,  comme  l'est  celui  de  so  «  sel  »,  il  est  masculin, 
comme  afeu  voisin  est  masculin,  donc  il  est  vraisemblablement 
(hospi)tale  et  est  masculin  de  par  son  origine  étymologique. 

1.  Culatte  <<  culotte  »  se  retrouve  aux  points  170,  57,  et,  avec  le  son  inter- 
médiaire a  aux  points  150,  69,  53. 


I58  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Mais,  si  ato  du  point  40  ne  s'authentique  pas  comme  étant 
hôtot,  le  point  10  (Saône-et-Loire)  va  s'authentiquer  comme  étant 
hôtot.  Il  est  uto,  qui  est  masculin.  Ce  genre  nous  surprend  ;  car 
les  trois  points  du  département  du  Jura  qui  ont  hôtel  «  cuisine  » 
l'ont  féminin,  et  le  Jura  sépare  le  point  40  du  point  10  ;  mais  — 
et  ceci  est  bien  plus  grave  pour  un  rattachement  à  hospitale  — 
la  syllabe  accentuée  est  en  contradiction  flagrante  avec  le  produit  de 
salquiest^  (féminin).  Son  0  fermé  s'explique  comme  final  dans 
un  mot  isolé  (pôl,  mais  pot  au  feu),  et  il  est  remplacé  au  point 
voisin  22  par  un  couvert,  en  contradiction  avec  Yo  fermé  de  sal 
du  même  point.  Il  est  hôtot  et  non  hospitale.  Son  genre  mascu- 
lin, le  tient-il  de  hôtot,  ou  le  tient-il  de  hospitale  ?  Il  le  tient 
plus  vraisemblablement  de  hôtot  que  de  hospitale,  les  trois  points 
du  Jura  (y  compris  le  point  22  qui  peut  avoir,  lui  aussi,  hôtot, 
quoique  féminin)  ayant  le  genre  féminin.  Quant  à  sa  syllabe 
initiale  u  —  il  en  est  de  même  de  a  (40),  de  e  (30),  de  œ,  etc.  — 
elle  n'est  qu'un  décalque  primaire,  secondaire  ou  tertiaire  de 
syllabes  initiales,  toniques  ou  protoniques,  ayant  cours  dans  les 
patois  de  la  région . 

Le  point  10  était  autrefois  en  pleine  aire  at-ot-atte-otte,  et  il 
n'a  gardé,  de  cet  état  phonétique,  que  les  témoins  que  son  retour 
à  l'état  français  lui  laissait  pour  compte  :  son  uto  «  cuisine  »  ne 
pouvait  plus  devenir  hôtel  ou  hôtet  «  cuisine  »,  son  pulo  «  coq  » 
ne  pouvait  pas  devenir  poulet  «  coq  »  (!)  ;  son  n^iybt  «  oseille  », 
que  pouvait-il  bien  devenir,  tandis  que  «  omelette  »,  «  allumette  », 
etc.  rentraient  docilement  au  bercail  ? 

Il  s'ensuit  que  : 

1)  Coulât  — il  est  bien  temps  que  je  révèle  la  forme  réelle 
des  points  40  et  939  sous  laquelle  s'est  cachée  jusqu'ici  ma  forme 
schématique  culot  —  est  le  mot  cul  traité  analogiquement  comme 
en  protonique  l  -j-  le  suffixe  at,  qui  n'est  pas  le  suffixe  ittum,  et 
qui  devait  être  ot,  auquel  on  a  préféré   —  probablement  pour 

I.  C'est  ainsi  que  «  cul  »  est  ku-tyit  partout,  mais  qu'il  a  les  dérivés  keulotte, 
kolatte.  Coulât  est  donc  la  masculinisation  de  coulatte.  Insensible  en  français 
moderne  {queue  >  queuter),  l'alternance  de  la  syllabe  protonique  avec  la 
syllabe  tonique  est  parfois  sensible  en  patois. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  I  5  9 

éviter  des  homonymes  —  le  suffixe  at,  ai  et  ot  "alternant  sans 
différence  sémantique. 

2)  uto  du  point  10  n'a  de  hospitale  latin  que  le  son  /.  Sa 
syllabe  initiale  ne  répond  que  secondairement,  tertiairement  ou 
quaternairement  à  hospi  latin  ;  quant  à  sa  syllabe  accentuée, 
elle  est  le  suffixe  patois  ol-at,  dont  les  formes  alternent  sans  diffé- 
rence sémantique  aucune.  Ce  point  10  n'est  sûrement  pas  le  seul 
de  son  espèce.  Le  sort  misérable,  réservé  à  hôtel  «  maison  » 
patois  ne  se  serait  certainement  pas  aussi  facilement  accompli, 
s'il  n'avait  été  un  mot  isolé,  sans  famille . 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  maison  «  cuisine  »  n'avait  pas  existé  dans 
notre  aire  jurassienne,  hôtel  n'y  serait  pas  devenu  un  mot  fémi- 
nin. Ce  n'est  pas  cuisine  qui  a  pu  le  faire  changer  de  genre, 
puisque  les  patois  à  hôtel  «  cuisine  »  ne  connaissent  pas  encore 
ce  mot  (du  moins  dans  son  sens  «  pièce  où  se  fait  la  cuisine  ») 
et  que  les  autres  ont  hésité  à  l'admettre.  Mme  Odin  ne  se  refuse-t- 
elle  pas  à  lui  accorder  droit  de  cité  à  Blonay,  côte  à  côte  avec  oto 
«  cuisine  »  ?  1)  L'aire  jurassienne  serait,  je  crois,  la  seule  région 
des  territoires  observés  où  maison  n'aurait  pas  passé  par  l'accep- 
tion de  «  cuisine  ».  2)  Vafu  féminin  serait-il  =  cuisine  à  feu  (!)? 
3)  Maison  «  cuisine  »  valaisan  serait  inexplicable,  dans  le  voisi- 
nage immédiat  à' hôtel  «  cuisine  ».  D'où  lui  viendrait  son  accep- 
tion, sinon  du  bas  pays  ?  La  situation  géographique  de  maison 
«  cuisine  »  est,  on  le  voit,  bien  conforme  à  celle  de  mouchette 
«  abeille  ». 

Je  ne  crois  pas  que  les  matériaux  mis  en  œuvre  ici  soient  de 
nature  à  entamer  la  confiance  que  nous  avons  mise  dans  les  rele- 
vés d'Edmont.  Je  ne  puis  malheureusement  pas  en  dire  autant 
de  son  copiste  :  par  une  négligence,  que,  fort  heureusement, 
tout  travailleur  sérieux  aurait  réparée,  je  n'ai  pas  fait  moins  de 
quatre  fautes,  en  faisant  suivre  hôtel,  aux  points  30,  42,  23  et  22, 
de  la  mention  m  (=  masculin).  Dans  ces  quatre  points,  hôtel  est 
féminin,  ainsi  que  le  montrent  les  adjectifs  de  la  phrase  la  cui- 
sine est  trop  étroite  et  trop  obscure.  C'est  sur  l'épreuve  de  la  carte,  et 
non  sur  ma  copie,  que  l'erreur  s'est  produite.  Après  avoir,  dans 
mon  manuscrit,  soigneusement  distingué  les  notations  d'Edmont 


léO  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

lu  to  de  l'uto,  et  constatant  sur  l'épreuve  l'absence  du  genre,  j'ai 
donné  à  hôtel  son  genre  ancien,  et  sans  me  souvenir  que  le  mot 
cuisine  figurait  dans  une  phrase  me  permettant  d'en  contrôler  le 
genre.  Je  ne  me  doutais  guère  qu  hôtel  pût  être  féminin,  et  que 
la  toa  était  une  forme  de  hospitale. 

Culat  ne  pourrait-il  pas  avoir  été  emprunté  ? 

=    Emprunté  à  qui  ?  A  des  patois  qui  ne  l'ont  pas  ? 

A  des  patois  qui  l'ont  perdu. 

=  Qui  l'ont  perdu  pour  quel  motif  ?  Culat  ne  pouvait  être 
perçu  comme  =  «  culotte  »  que  dans  des  parlers  où  les  suffixes 
atte-otte,  at-ot sont  vivants,  signifient  «  tenant  de,  ayant  traita  », 
et  ce  culat  aurait  disparu  là  où  il  était  étymologiquement  per- 
ceptible et  perçu,  et  il  serait  resté  là  où  —  seul  de  son  espèce  — 
il  n'est  plus  étymologiquement  perceptible  et  perçu,  alors  que 
culotte  l'est  parfaitement  !  S'il  est  resté  aux  points  40  et  939,  c'est 
précisément  parce  que  tous  les  autres  mots  en  at-ot  et  atte-otte 
faisaient  retour  à  -et  et  à  -ette.  Coulât  seul  ne  pouvait  faire  retour 
à  ..culet  «  culotte  ». 

Le  français  les  autorise  à  retourner 

d'elmat  ou  d'elmot  à  elmette, 
de  subya  ou  de  subyo  à  subyet  («  sifflet  »)  ; 
le  français  les  autorise-t-il  à  retourner 

de  culat  ou  culot  à  ..  culet  «  culotte  », 

diminutif  réel  ou  caritatif  de  cul  ? 

Ni  culet,  ni  culot  :  on  ne  passe  pas  !  Pensée  littéraire  sous  un 
masque  patois.  Le  français  littéraire  a  condamné  à  l'immobilité 
les  points  40  et  939,  et  leur  interdit  l'évolution  vers  lui  en  ce 
mot  culat .  S'ils  le  veulent,  qu'ils  le  gardent  sous  sa  forme  d'au- 
trefois, mais  il  n'y  a  pas  de  place  pour  lui  à  côté  de  subyet 
<  subyat,  à* elmette  <C  elmatte,  d'omulette  <C  omulatte. 

Jetez  un  coup  d'œil  sur  les  cartes  représentant  les  mots  en  et- 
ette  du  français  —  à  défaut  de  tous  ceux  qui  ont  at-atte  en  patois, 
sans  équivalent  d'et-ette  en  français  —  vous  verrez  de  suite  que 
l'aire  actuelle  de  at-atte-ot-otte,  telle  que  nous  la  présente  mou- 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  l6r 

chatte-mouchotte-essatte-essotte  «  abeille  »  \  ne  représente  pas  le 
tiers  de  ce  qu'elle  a  été  autrefois,  qu'elle  est,  de  toutes  parts, 
entourée  d'une  zone,  où  les  suffixes  patois  s'égrènent,  et,  en  géné- 
ral, en  raison  directe  de  leur  aptitude  à  être  convertis  en  leur 
forme  française  correspondante. 

Dans  la  conversion  au  français  qui  se  produit  en  cette  zone  — 
vous  me  pardonnerez  de  prendre  comme  exemple  un  mot  dont 
j'ai  en  longuement  à  parler,  et  sur  la  nature  duquel  cette  zone 
vient  apporter  une  singulière  confirmation  de  ma  thèse  —  mou- 
chatte-mouchotte  «  abeille  »,  qui  y  a  existé  sûrement,  puisque  la 
présence  de  ce  type  lexical  ne  saurait  avoir  été  confinée  à  l'ori-? 
gine  seulement  dans  Taire  atte-otte,  puisque,  d'ailleurs,  tous  les 
pariers  gallo-romans  à  l'est  de  Paris  l'ont  eu,  mouchatte-mouchotte, 
dis-je,  devait  se  convertir  en  mouchette.  Or,  si  ce  mouchette  con- 
verti n'existe  en  aucun  point  de  la  zone  de  conversion,  n'est-il  pas 
mathématiquement  démontré  que  mouchette,  en  tant  que  «  abeille  », 
mais  apparaissant  comme  «  petite  mouche  »,  était  banni  de  tout 
parler  français,  et  qu'il  ne  pouvait  vivre  qu'à  la  condition  d'être 
mouchai  le-mouchotte. 

Exemples  :  Le  point  36  a  mouche  à  miel  «  abeille  ».  Il  a  eu 
mouchotte  «  abeille  »,  puisqu'il  a  encore  uyot  «  oie  »,  bruyot 
«  brouette  »,  huso  «  coq  »  (=  cochet),  fyœto  «  sifflet  »  (  =  flû- 
tet),  ou  il  a  eu  mouchatte  «  abeille  »,  puisqu'il  a  encore  gà\a 
masculin  «  jars  ».  Ses  elmette «  allumette  »,  émolette  «  omelette  », 
etc.,  etc.  sont  des  mirages,  des  mensonges  phonétiques.  Son 
mouchette,  où  est-il  ?  Son  mouchette  est  mouche  à  miel. 

Le  point  22,  pour  les  mêmes  raisons  que  le  point  36,  a  eu 
mouchotte  «  abeille  »  (ou  mouchatte  ?),  puisqu'il  a  luette  «  ivraie  » 
(diminutif  de  lœ  masculin  de  23).  Ses  omoulette  «  omelette  », 
allumette  et  tutti  quanti  sont  des  mirages,  des  mensonges  pho- 


1.  D'où  vient  au  français  populaire  de  la  Suisse  son  suffixe  verbal  —atter, 
de  valeur  diminutivo-fréquentative  correspondant  aux  suffixes  français  -eter  et 
•oter  (lunalter,  couratter,  etc)  ?  Du  Jura  bernois  ?  Exclusivement  de  l'aire 
actuelle  de  at-ot-alle-otte  ?  Quel  est  son  rapport  avec  -otter  {pleuvotter,  jamboler, 
buvoUr,  crachoter,  etc.;  ? 


l6l  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

nétiques.  Son  mouchette,  où  est-il  ?  Son  mouchette  est  mouche  à 
miel. 

Les  points  40  et  939  ont  eu  culatte  «  culotte  »,  puisqu'ils  ont 
culat  «  culotte  »  masculin,  <<  culatte  sous  l'influence  de  pantalon 
masculin.  Et  si  les  points  40  et  939  ont  aveille  «  abeille  »  —  et 
non  mouchatte  qu'ils  pouvaient  avoir  et  ont  eu,  aussi  bien  que  dans 
l'aire  actuelle  de  mouchât te-mouchotte,  où  mouchette  est  à  l'abri  — 
me  dira-t-on  encore  que  aveille  est  le  latin  apicula  indigène  en  ces 
points  ?  Et  leur  mouchatte  n'est-il  pas  un  nouveau  soupirail  de  la 
voie  souterraine  qui  va  de  mouchette  «  abeille  »  valaisan  à  mou- 
chette lorrain  l  ? 

La  zone  de  conversion  de  at  -ot  -atte  -olte  en  et  -ette  nous  fait 
assister  à  la  décomposition  d'une  aire  phonétique,  en  même 
temps  qu'à  la  composition  d'une  nouvelle  aire  phonétique  (et 
-ette).  Il  y  a  là  matière  à  une  étude  pleine  d'avenir.  Mais  cette 
étude  doit  se  baser  sur  une  enquête  préalable  de  chacun  des 
mots  qui  constituent  l'ensemble  de  at  -ot  -atte  -otte.  Ce  travail 
est  trop  vaste  pour  que,  à  mon  âge,  j'aie  le  courage  de  l'entre- 
prendre. 

Tous  ces  mots  sont  l'objet  d'une  révision  plus  ou  moins  con- 
sciente. Si  l'on  reconnaît  dans  violatte-violotte  une  «  petite  fleur 
violette  »,  il  deviendra  violette,  et,  en  réalité,  il  le  devient  ou  ne 

1.  Voilà,  ce  me  semble,  assez  de  preuves  mathématiques  qui  nous  montrent 
à  l'évidence  tous  les  mensonges  phonétiques  que  disent  les  patois  aux  phoné- 
ticiens crédules  ..et  habiles. 

Tous  les  travaux  phonétiques  et  étymologiques  basés  sur  les  patois  sont  ce 
que  M.  Merlo  appelle  de  la  «  letteratura  farraginosa  »  ..en  parlant  des  études 
basées  sur  la  géographie  linguistique. 

Je  ne  crois  pas  que  culat,  signifiant  «  culotte  »,  soit  un  diminutif  réel  ou 
caritatil  de  cul.  Je  crois  que  mes  constatations  obligeront  les  rédacteurs  du 
Glossaire  romand  à  «  reviser  toutes  les  considérations  phonétiques  et  étymo- 
logiques basées  sur  leurs  matériaux  »  —  il  y  a  exactement  25  ans,  je  conseil- 
lais à  M.  Gauchat,  alors  unique  rédacteur  prévu  du  Glossaire,  de  s'abstenir  de 
recherches  étymologiques  dans  l'œuvre  qu'il  allait  entreprendre.  Je  crois  que 
«  toute  la  base  de  leur  travail  a  encore  besoin  de  preuves  historiques  »  avant 
d'être  publié.  Je  crois  qu'il  en  est  d'eux  —  et  plus  particulièrement  d'eux  — 
comme  de  tous  les  romanistes  se  mêlant  de  dialectologie  et  qui  veulent  nous 
faire  prendre  pour  vérités  des  mirages  et  des  mensonges. 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  [63 

le  devient  pas.  Le  poulet,  le  cachet  patois  sont-ils  psychiquement 
des  «  coqs  »  et  non  des  «  cochets  »  ou  «  poulets  »,  ils  pourront 
alors,  et  peut-être,  participer  à  la  loi  du  retour  à  et  ;  dans  le  cas 
contraire,  ils  en  seront  proscrits;  dans  les  deux  cas,  poulet  pourra 
rester  «  robinet  »  (cf.  robin  et  robinet},  il  ne  restera  «  coq  »  que 
dans  le  premier  cas,  et  encore  faudra-t-il  que,  comme  poulet, 
il  soit  assez  puissant  pour  se  dérober  à  la  dictature  du  français, 
qui  fait  de  ces  deux  mots  des  diminutifs  réels1.  Si  mouchatte- 
mouchottt  «  abeille  »  retournait  à  moucheite,  il  serait  une  «  petite 
mouche  » .  Aussi  ne  passe-t-il  pas  !  Et  voilà  pourquoi  on  ne 
trouve  pas  mouchette  «  abeille  »  en  dehors  de  l'aire  atte  -otte. 

Et  alors  ce  coulât  nous  donne  une  date  approximative 

du  retour  de  atte  -otte  -at  -ot  à  ette  et  à  et  aux  points  40  et  939  ? 

=  Evidemment,  ce  retour  à  ette  et  et,  aux  points  40  et  939, 
ne  peut  remonter  au  delà  de  1680,  époque,  où,  selon  le  Dic- 
tionnaire général,  le  pantalon  (qui  a  fait  culatte  >>  culat)  a  été 
introduit  dans  l'usage.  Pour  obtenir  une  date  plus  exacte,  il  y  a 
lieu  d'ajouter  à  1680  le  temps  qu'il  a  fallu  au  pantalon  pour  aller 
détrôner  la  culotte  aux  points  40  et  939,  et  le  temps  qu'il  a 
fallu  à  la  phonétique  pour  que  pantalon  exerçât  une  influence 
masculinisante  sur  culotte  —  ce  qui  d'ailleurs  a  pu  être  instan- 
tané. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  retour  de  subyat  à  subyet,  de  mouchatte  à 
ntouchette  (de  tous  nos  moucheite  français  —  corrélatif  de  celui  de 
elmatte  à  elmettè)  est,  on  le  voit,  bien  récent. 

Votre  culat  «  culotte  »,  masculinisation  sous  l'influence 

de  pantalon,  est  un  fait  bien  isolé,  qui  n'a  pas  son  pareil.  Sa 
nature  lexicale  est,  nous  le  voulons  bien,  appuyée  par  ce  que 
vous  nous  avez  dit  de  hôtel  «  cuisine  »  féminisé  sous  l'influence 
de  maison  «  cuisine  »,  en  est  le  pendant  avec  renversement  des 
genres  —  renversement  conforme  au  rôle  de  maison  et  de  pan- 
talon, tous  deux  triomphant  d'anciens  mots  tombés  en  désuétude. 


1.  On  verra  notamment  que,  dans  le  Jura  bernois,  on  se  trouve  en  face  d'un 
état  lexical  de  «  coq  »  comparé  à  «  robinet  »  qu'il  serait  absurde  de  faire 
remonter  directement  au  latin. 


164  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Peut-être  serions-nous  persuadés  que  votre  explication  est  bonne, 
si  d'autres  faits  identiques  se  présentaient  dans  l'aire  atte  -otte 
-at  -ot. 

==  Qu'à  cela  ne  tienne  ! 


VI.  —  POMMETTE  >  POMMET 


Voici  un  fait  absolument  identique  :  pommette  originai- 


rement =  «  pomme  de  terre  «,  puis  «  pomme  »,  est  devenu 
pomme t  masculin. 

Dans  l'article  précédent  «  Fantasmagorie  étymologique  », 

vous  paraissiez  n'attacher  aucune  importance  à  cette  masculini- 
sation  de  pommette. 

==  En  effet,  sachant  que,  d'une  part,  dans  le  nord  de  la 
France,  pomme  apparaît  et  dans  «  pomme  »  et  dans  «  pomme  de 
terre  »  sous  la  forme  concurrente  pon  masculin,  d'autre  part, 
que  cette  forme  masculine  existait  autrefois  et  existe  encore 
aujourd'hui  dans  le  Midi  —  ainsi  d'ailleurs  que  poire  masculin 
—  je  m'imaginais  avoir  aflaife  à  un  problème  ne  se  rattachant 
pas  exclusivement  à  l'aire  atte  -otte,  par  conséquent,  à  un  pro- 
blème étranger  à  mon  sujet.  Culat  «  culotte  »  m'a  montré  que 
le  problème  qui  se  pose  à  nous  dans  le  Midi,  est  indépendant  de 
celui  de  pommette  ^>  pommet  masculin  —  mais  se  rattache  à  pon 
«  pomme  »  wallon,  ainsi  que  nous  allons  le  voir  dans  le  chapitre 
suivant. 

Pommette  ;>  pommet  est  un  fait  identique  à  culâtte  >>  culat. 
C'est  ce  second  qui  me  fournit  l'explication  du  premier.  L'ar- 
ticle précédent  (Fantasmagorie  étymologique)  n'étant  pas  encore 
entre  les  mains  de  l'imprimeur,  j'aurais  pu  le  modifier  en  con- 
formité avec  la  nouvelle  donnée.  Si  je  ne  le  fais  pas,  c'est  que 
je  ne  vois  aucun  inconvénient  à  ce  que  vous  vous  rendiez  compte 
des  tâtonnements  qui  précèdent...  soit  mes  erreurs,...  soit  mes 
vérités.  Je  crois  ainsi  m'être  excusé  d'avoir  inconsciemment  com- 
mis une  faute  que  j'ai  reprochée  à  mon  ami  Jaberg  en  excluant 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  165 

pommei  «  pomme  »  de  mon  enquête,  comme  il  a  négligé  de 
prendre  en  considération  l'aire  valaisanne  de  manchette  «  abeille  » 
en  expliquant  celle  de  manchette  lorrain.  J'avoue  d'ailleurs  que 
j'ai  trop  souvent  à  rétracter  mes  erreurs.  A  vous  de  juger  si 
je  les  redresse,  ou  si,  au  contraire,  je  m'enferre  dans  de  nou- 
velles. 

Pammet  «  pomme  »  est  né  par  un  accident  phonétique  sur- 
venu à  potnmette  de  terre,  ou  plutôt  est  né  d'une  forme  de  la 
phonétique  syntactique,  et  c'est  sur  la  forme  apprêtée  par  la 
phonétique  qu'un  concurrent  masculin  de  «  pomme  de  terre  » 
a  pu  lui  imposer  son  genre. 

P(am)mat(tc)  d(e)  terre,  so\t  pm  a  tdterre,  mot  composé  tendant 
à  devenir  simple  conformément  à  sa  sémantique  simple,  pré- 
sente trois  dentales  successives  qui  peuvent  se  fondre  en  une 
seule,  quand  le  mot  n'est  pas  contrarié  par  une  résistance  de 
nature  étymologique.  Donc  :  pmaterre  va  pouvoir  apparaître 
comme  un  masculin,  s'il  est  à  la  merci  d'une  influence  mascu- 
line. C'est  ce  qui  pouvait  arriver,  et  ce  qui  est  partiellement 
arrivé  dans  la  région  vosgienne.  Est-ce,  dit  le  Vosgien,  pmadter 
ou  pmatdter  ?  Il  en  est  résulté  le  pommet  de  terre,  forme  qui  peut 
naturellement  amener  pommet  «  pomme  ». 

Que  pommet  «  pomme  »  soit  secondaire  et  non  primaire  dans 
l'évolution  de  pommette  à  pommet,  cela  ne  résulte  pas  seulement 
du  fait  que  seul,  en  la  situation  syntactique  qu'offre  pommette  de 
terre,  se  pouvait  produire  l'apprêt  phonétique  nécessaire  à  la  pos- 
sibilité d'une  masculin isation,  cela  est  mathématiquement  démon- 
tré par  le  fait  que  : 

Le  masculin  pommet,  né  inopinément  dans  pommette  de  terre 
sous  l'influence  masculinisante  d'un  autre  «  pomme  de  terre  » 
—  il  va  se  révéler  qu'il  s'agit  de  canada  — 

1)  existe  en  six  points  (68,  86,  87,  88,  160,  180),  où  il  est 
resté  logiquement  et  fidèlement  limité  à  son  lieu  d'origine 
(«  pomme  de  terre  »)  ; 

2)  n'existe  que  concurremment  avec  le  féminin  au  point  89,  où 
il  ne  prévaut  pas  encore,  ou,  bien  plus  probablement,  il  résulte 
de  sa  situation  géographique  intermédiaire  entre  les  six  points 
qui   ont  pammet  de  terre  et  le  point  suivant  (180)  ; 


l66       PATHOLOGIE  ET  THÉRAPEUTIQUE  VERBALES 

3)  n'a  entraîné  pommette  «  pomme  »  pour  en  faire  pommet 
«  pomme  »...  qu'en  un  seul  point  (180)  et  en  un  point  douteux 
(88),  ce  point  douteux  étant  géographiquement  et  lexicalement  le 
pendant  du  point  89  ci-dessus. 

Quel  est  le  terme  de  «  pomme  de  terre  »  qui  a  provoqué 
certains  Vosgiens  à  opter  pour  kmadter  de  préférence  à  kmatdter, 
à  faire  pommet  de  pommette  ?  Je  vous  prie  de  me  laisser  remettre 
cette  question  au  chapitre  suivant  qui  va  nous  fournir  de  nou- 
velles données. 


VII.  —  MAISON  >  MAISONNE  >  MAISON. 
POMME  >  PON  (masculin). 

Il  en  a  été  de  même  de  pomme  de  terre  au  nord  de  la  France 
(Nord  et  Wallonie).  J'entends  prouver  que  pomme  de  terre  y  a 
produit  un  masculin  pon  de  terre  (comme  pommet  de  terre  dans  les 
Vosges),  et,  par  répercussion  un  masculin  pon  «  pomme  »  (comme 
pommet  &  pomme  »  dans  les  Vosges). 

Ma  démonstration  va  vous  paraître  longue  ;  mais  je  vous  prie 
d'y  prêter  toute  votre  attention.  Car,  si  elle  nécessite  un  long 
préambule  et  une  argumentation  probablement  pénible  à  suivre, 
elle  nous  réserve  une  surprise  :  elle  nous  montrera  jusqu'à  quel 
point  la  géographie  linguistique  peut  faire  approcher  de  la  certi- 
tude absolue  la  solution  d'un  problème  linguistique. 

Un  fait  singulier  s'est  produit  dans  les  départements  du  Pas- 
de-Calais  et  du  Nord  et  en  Wallonie  :  maison,  que  nous  savons 
être  emprunté  au  français,  y  est  devenu  maisonne  en  huit  points 
limitrophes  de  la  langue  flamande,  et  formant  deux  aires  sépa- 
rées (297,  296,  287,  284  —  199,  197,  19e,  194).  Ces  deux  aires 
sont  séparées  par  une  aire  de  treize  points  où  la  pomme  est  le  pon 
(comme  dans  les  Vosges  pommette  >►  pommet). 

A  priori  :  la  séparation  des  deux  aires  maisonne  est  un  fait 
récent,  les  deux  aires  maisonne  se  relient  par  un  souterrain  qui 
passe  sous  pon  «  pomme  »,  ne  formaient  qu'une  aire  autrefois 


■  67 

à  moins  que  la  nature  de  maison  >•  maisonne  soit  telle  que 
l'évolution  subie  puisse  se  produire  indépendamment  en  plusieurs 
points  de  la  Gaule  romane,  ou,  disons  seulement  dans  le 
domaine  où  l'article  féminin  la  est  devenu  le  ;  car  il  se  pourrait 
que  la  neutralisation  de  l'article  défini  joue  un  rôle  dans  la  nais- 
sance de  maisonne. 

Il  importe  donc  de  savoir  comment  a  pu  naître  maisonne,  si 
nous  voulons  être  renseigné  sur  l'importance  de  la  séparation 
actuelle  en  deux  tronçons  d'une  ancienne  aire  maison,  si  elle 
est  un  fait  assez  singulier  dans  l'aire  la  >>  le,  ou  très  singulier, 
improbable,  voire  même  impossible  dans  le  domaine  entier  de  la 
Gaule  romane. 

Comment  donc  s'explique  maisonne  ?  Maisonne  ne  peut  être 
qu'un  des  aspects  sous  lesquels  maison  se  présente  :  je  vais  à  la 
maison  ;  mais  la  maison  n  est  proche  qui  a  pu  s'être  dit,  si  cela  ne 
se  dit  plus  ? 

Une  foule  d'autres  mots  se  présentaient  sous  le  même 

aspect  que  maisonn,  si,  d'ailleurs,  cet  aspect  s'est  réellement 
présenté  dans  les  patois.  Admettons  que  cet  aspect  se  soit  pré- 
senté seulement  dans  les  mots  terminés  en  -on  —  nous  réservant 
de  vous  objecter  pourquoi  pas  dans  des  mots  à  autre  terminai- 
son —  avez-vous  la  moissonne  «  moisson  »,  la  saisonne  «  saison  », 
la  raisonne  «  raison  »,  la  rationne  «  ration  »,  et  cent  autres  ? 

=====  Je  n'ai  à  vous  soumettre  ni  moissonne,  ni  saisonne,  ni 
raisonne,  ni  rationne,  ni  cent  autres  formes.  Je  n'ai  que  la  chan- 
sonne  que  je  trouve  dans  les  lettres  de  Gosseu  de  Vermand 
(point  262),  alors  qu'Edmont,  à  Vermand,  ne  signale  que  maison, 
et  non  maisonne.  Gosseu,  dans  sa  lettre  d'envoi  à  l'imprimeur, 
dit  quatre  fois  maisonne,  à  l'état  de  forme  suivie  de  pause,  jamais 
maison,  trois  fois  chansonne  et  deux  fois  chanson,  indifféremment 
comme  forme  isolée  et  comme  forme  syntactiquement  suivie... 
et  Edmont,  à  ce  point  262  nous  donne  chansonne,  qu'il  signale, 
en  outre,  au  point  274  et  à  Saint-Pol  même  (284).  Chansonne, 
d'après  l'Atlas,  se  trouve  donc  en  deux  points  qui  n'ont  pas  mai- 
sonne et  en  un  point  (262)  où  Gosseu  disait  chanson  et  chansonne. 
Donc    maisonne   avait  une   extension  géographique   plus  grande 


1 68  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

autrefois  et  enclôt  au  sud  l'aire  pon  «  pomme  »,  enclose  à  l'est, 
enclose  à  l'ouest  par  le  même  maisonne.  Quant  à  chansonne, 
qu'Edmont  a  retrouvé  au  point  262  et  relève  aux  points  diver- 
sement distants  274  et  284,  il  est  vraisemblable  que,  comme 
maisonne,  il  formait  une  aire  cohérente,  et  que  tous  deux  ont  subi, 
différemment,  le  retour  à  chanson  et  à  maison,  maisonne  beaucoup 
moins  que  chansonne,  maisonne  restant  en  deux  aires  de  trois 
points  contigus  à  l'est  et  de  cinq  points  contigus  à  l'ouest  (y 
compris  Saint-Pol  où  il  coexiste  avec  maison,  comme  chansonne 
avec  chanson  au  point  262,  selon  Gosseu),  chansonne  ne  présen- 
tant plus  l'aspect  d'une  aire. 

La  cohérence  de  maisonne  est  beaucoup  plus  certaine  que  ne 
l'a  été  celle  de  chansonne,  s'il  se  trouvait  que  chansonne  ne  fût 
qu'une  analogie  de  maisonne,  analogie  pouvant  se  produire  ou  ne 
pas  se  produire  —  remarque  faite  en  prévision  d'une  vraisem- 
blance que  j'aurai  à  vous  soumettre. 

Chansonne  et  maisonne'  étant,  à  ma  connaissance,  les  seuls  cas 
de  la  conversion  de  -on  en  -onne  d'entre  cent  qui  auraient  pu  se 
produire  aussi  bien,  et  ne  se  produisent  pas,  ma  supposition  de 
leur  naissance  par  phonétique  syntactique  est  fausse,  et  cepen- 
dant, si  l'on  ne  veut  pas  admettre  qu'elle  est  due  à  une  analogie 
venant  d'un  mot  qui  leur  est  étranger  de  forme,  il  nous  faut 
trouver  une  solution  particulière  aux  formes  chanson  et  maison. 
En  présence  de  la  foule  de  mots  en  -on  qui  ne  subissent  pas  le 
sort  de  maison  et  de  chanson,  une  solution,  parente  de  celle  que 
nous  inspirait  la  phonétique  syntactique,  va  restreindre  considé- 
rablement le  domaine  des  suppositions  plausibles  :  ne  seraient- 
ce  pas  les  diminutifs  féminins  maisonnette  et  chansonnette  qui 
auraient  naturellement  fait  évoluer  les  primitifs  en  leur  donnant 
une  forme  plus  essentiellement  féminine,  ce  qui  écarterait  la 
possibilité  d'une  production  de  moissonne,  saisonne,  raisonne, 
rationne  et  de  cent  autres,  qui  n'ont  pas  de  diminutifs  suscep- 
tibles de  les  produire  ? 

Ce  n'est  pas  possible  ;  car  toute  la  Gaule  romane  était, 

quant  à  maison  et  chanson  dans  les  mêmes  conditions  de  produc- 
tibilité  lexicale  que  l'extrême  nord,  et  maisonne,  chansonne  se  pro- 
duisent seulement  dans  le  nord. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  I  69 

=====  Je  n'insiste  pas.  Aussi  bien,  si  je  vous  disais  que  le  nord, 
avant  perdu,  par  la  neutralisation  de  l'article,  le  signe  le  plus 
distinct  du  genre  des  substantifs,  aurait  pu  avoir  des  velléités  de 
recouvrer,  par  d'autres  moyens,  une  distinction  de  genre  (mai- 
son, chanson  rejoignant  colonne,  couronne,  personne,  etc.),  vous  me 
répliqueriez  avec  raison  :  pourquoi  le  nord  n'en  aurait-il  pas 
fait  autant  de  toute  autre  catégorie  de  mots  masculins  à  allure 
plutôt  masculine  et,  enfin  et  particulièrement,  pourquoi  n'en 
aurait-il  pas  fait  autant  de  tous  les  mots  en  -on,  dont  maison  et 
chanson  ne  sont  qu'une  infime  partie  ? 

Aussi  bien  suis-je  absolument  de  votre  avis  :  j'ai  simplement 
voulu  écarter  les  possibilités  d'une  explication  de  maisonne  et  de 
chansonnt  par  le  triomphe  d'un  des  aspects  sous  lesquels  ces  mots 
se  présentent  syntactiquement,  ou  par  une  dérivation  de  leurs 
propres  dérivés.  Je  crois  que  vous  avez  écarté  toutes  les  possibi- 
lités d'une  naissance  intrisèque  de  maison  et  de  chanson. 

C'est  donc  une  cause  extrinsèque  qui  a  fait  naître  maisonne  et 
chansonnt. 

Une   cause   extrinsèque,    particulière  à  un   maison,  en 

même  temps  qu'à  un  chanson  ?  Quel  peut  bien  être  le  rapport 
particulier  qui  lie  l'un  de  ces  mots  à  l'autre,  et  les  divorce  de 
toute  la  catégorie  des  mots  féminins  se  terminant  par  -on  ? 

=  Il  n'y  en  a  aucun  qui  soit  bien  apparent  :  tout  au  plus 
retiendrai-je  de  la  discussion  sur  ces  mots  le  fait  qu'ils  ont  en 
commun  une  dérivation  de  diminutifs  {maisonnette,  chansonnette) 
que  ne  partagent  pas  les  types  que  nous  leur  avons  opposés  ci- 
dessus,  moisson,  saison,  raison,  ration,  dérivation  mettant  sous  un 
jour  de  possibilité  plus  grande  maisonne  et  chansonne  que  ne  le 
font  moissonneur,  saisonier  (?),  raisonnable,  rationnement. 

Nous  voyons   où  vous  voulez  en  venir.    Vous  voulez 

réduire  le  double  problème  à  un  problème  simple  :  l'un  de  ces 
mots  n'est  né  que  par  analogie  avec  l'autre 

=  et  ce  mot  né  analogiquement  est  chansonne. 

X'avons-nous  pas  vu  que  chansonne  n'existait  qu'en  trois 
points  (262,  274,  284),  que  ces  trois  points  sont  distants  l'un 
de  l'autre,  ne  forment  pas  une  cohérence  comparable  a  celle  de 


I7O  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

maisonne,  qu'au  point  262  (Vermand)  Gosseu  ne  le  donne  que 
concurremment  avec  chanson,  tandis  que  maison  est,  chez  lui, 
toujours  maisonne  ?  J'en  conclus  que  chansonne  est  une  forme 
analogique,  qui  peut  n'être  née  que  timidement,  qui  peut  n'avoir 
jamais  constitué  une  aire  cohérente,  ou  qui  —  si  elle  a  jamais 
constitué  une  aire  cohérente  —  a,  en  tout  cas,  été  disloquée, 
et  bien  plus  rapidement  et  plus  complètement  disloquée,  que 
celle  de  maisonne.  Précisément  —  dans  le  cas  d'une  apparition 
secondaire,-  analogique  et  originairement  isolée,  aussi  bien  que 
dans  le  cas  d'un  reliquat  d'une  aire  plus  étendue  et  cohérente 
—  en  raison  de  sa  nature  analogique  lui  venant  de  maisonne,  lui 
venant  de  maisonne  par  lequel  elle  est  entraînée  en  raison  d'une 
affinité  que  ne  présentent  pas  moisson  et  cent  autres  mots  en  -on. 

Le  problème  à  résoudre  est  un,  à  mon  sens  :  comment  mai- 
sonne est-il  né  ? 

Et  la  solution  en  est  bien  simple  :  maisonne  est  né  de  maison, 
parce  que  maison  est,  ou  a  été,  «  cuisine  »,  et  que  c'est  cuisine 
qui  est  appelé  à  remplacer  maison-maisonne  «  cuisine  »  —  on  va 
voir  plus  loin  que  les  aires  maisonne  «  cuisine  »  de  l'est  et  de 
l'ouest  se  relient  par  un  souterrain  qui  passe  sous  maison  «  mai- 
son »  (constituant  en  même  temps  l'aire  pon  <C  pomme)  qui 
était  une  aire  maisonne  «  cuisine  »,  mathématiquement  démon- 
trée. 

Maisonne  est  né  de  maison,  parce  que  -onne  constitue  à  maison 
un  uniforme  qu'il  a  revêtu  pour  combattre  cuisine  —  -onne 
n'étant  que  la  réplique  à  -hic  —  ce  qui  distingue  formellement 
les  combattants  des  civils  indifférents,  n'est-ce  pas  l'uniforme  ? 

Chanson  >>  chansonne  n'a  pas  de  raison  d'être  autre  qu'une 
consonance  et  une  aptitude  dérivatrice,  une  transparence,  com- 
munes avec  maison  >>  maisonne. 

Maisonne  a  pour  excuse  d'avoir  été  provoqué  par  un  mot  dont 
il  est  ou  a  été  le  synonyme  et  avec  lequel  il  s'est  battu. 

L'alignement  sur  cuisine  est  la  seule  raison  pour  laquelle  mai- 
sonne est  né,  et  c'est  aussi  son  excuse,  sa  raison  d'être,  tant  qu'il 
sera  en  concomitance  avec  cuisine.  Chansonne  n'est  qu'un  cauda- 
taire,  et  le  lien  qui  le  lie  à  maisonne  n'est  qu'un  fil  d'araignée. 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  17I 

Quand  cuisine  aura  cessé  d'être  en  compétition  avec  maison  dans 
le  sens  de  «  cuisine  »,  maisonne  reprendra  sa  forme  française, 
qu'il  n'a  d'ailleurs  peut-être  jamais  entièrement  perdue  dans  la 
région  pour  signifier  «  maison  »  par  opposition  à  «  cuisine  ». 
Aussi  maisonne  a-t-il  eu  la  vie  plus  dure  que  chansonne,  et  cons- 
titue-t-il  des  aires,  tandis  que  chansonne  se  révèle  dans  notre  carte 
comme  une  scorie  de  maisonne. 

Le  point  262  qui  dit  maison  et  chansonne  n'est  qu'une  de  ces 
exceptions  dont  on  dit  avec  raison  qu'elles  confirment  la  règle. 

Et,  au  point  287,  on  a  dit  à  Edmont  que  la  maison  était  une 
maisonne,  et  que  la  cuisine  était  une  maison  —  ce  témoignage  ne 
serait  pas  plus  véridique  qu'il  est,  s'il  disait  le  contraire  :  mai- 
sonne «  cuisine  »,  maison  «  maison  »  —  tandis  que,  au  point  284, 
Edmont  s'est  dit  à  lui-même  maison  et  maisonne  =  «  cuisine  » 
et  «  maison  »  (cf.  Gosseu  :  chansonne  et  chanson). 

Maison  en  face  de  cuisine  s'est  comporté  comme  à  Paris  mou- 
che-avette  en  face  de  mouche  a  miel  et  cédant  la  place  à  mouche- 
abeille. 

Ainsi,   dans  la    même  région    picarde,  à  Saint-Pol,  par 

exemple,  où  d'après  vous,  maison,  venu  du  français,  que  le  picard 
a  appelé  à  son  secours  pour  différencier  son  hôtel  «  maison  »  de 
hôtel  «  hôtellerie  »,  a  féminisé  hôtel,  patois  d'abord  «  maison  », 
puis  «  cuisine  »,  et  le  maintient  féminin,  entraînant  dans  son 
genre  autel  (d'église),  quand  hôtel  ne  désigne  plus  que  ce  qu'il 
signifie  en  français  actuel  (voir  ci-dessus),  dans  cette  même 
région  picarde,  a  Saint-Pol,  par  exemple,  cuisine  français,  appelé 
pour  divorcer  maison  et  hôtel  patois  signifiant  tous  deux  «  cui- 
sine »,  a 

aligné  formellement  maison  sur  cuisine,  en  en  faisant  maisonne 
=  aussi  bien  «  cuisine  »  que  «  maison  »  ! 

===  Si  maison  féminin  a  fait  hôtel  féminin  (comme  ailleurs, 
en  Franche-Comté,  par  exemple,  il  l'a  fait  féminin,  et,  en  Suisse, 
l'a  rudoyé  au  point  qu'il  y  est  devenu  la  toa)  cuisine  n'a  pas  à 
opérer  génériquement  sur  maison  «  cuisine  »,  ce  dernier  étant 
du  même  genre  que  cuisine  ;  mais  pourquoi  son  influence  latente 
de  belligérant  ne  se  manifesterait-elle  pas  en  transformant  for- 


172        PATHOLOGIE  ET  THERAPEUTIQUE  VERBALES 

mellement  le  mot  ?  Ce  n'est  qu'un  juste  retour  des  choses  : 
transformant  génériquement  hôtel  qu'il  supplante,  maison  est 
transformé  dans  ce  qu'il  a  de  transformable  par  cuisine  qui  le  sup- 
plante . 

Et  cette  dernière  transformation  témoigne-t-elle  d'une  puis- 
sance analogique  supérieure  émanant  de  cuisine  et  s'exerçant  sur 
maison  à  celle  émanant  de  maison  et  s'exerçant  sur  hôtel  ? 

Impossible  de  le  dire,  ces  transformations  étant  de  nature 
toute  diverse.  Si  vous  penchiez  en  faveur  de  la  première  supé- 
riorité, je  vous  rendrai  attentif  à  la  puissance  de  la  seconde  par 
un  exemple  bien  représentatif  :  le  mot  espèce  devient  masculin, 
dans  la  langue  populaire,  sous  l'effet  de  tout  substantif  masculin 
(un  espèce  d'ivrogne;  par  contre,  non  pas  une  type  de  mégère,  mais 
une  types  se  (!)  de  mégère)  l. 

Comme  cette  influence  de  cuisine  sur  maison  ne  s'est  pas 

manifestée  ailleurs,  ne  s'est  pas  manifestée  dans  les  aires  de  mai- 
son «  cuidne  »,  ni  dans  celle  de  l'est,  ni  dans  celle  de  l'ouest, 
il  faut  que,  dans  celle  du  nord,  elle  ait  trouvé  un  terrain  favo- 
rable à  sa  manifestation,  bien  que  vous  n'y  ayez  pas  admis  la 
présence  d'un  terrain  autre  qu'ailleurs. 

=  Pas  le  moins  du  monde  !  Si  j'en  crois  mes  matériaux, 
dans  l'est,  la  lutte  de  maison-hôtel  avec  cuisine  français  a  eu  lieu 
dans  des  conditions  particulières,  différentes  de  celles  où  elle  se 
présente  dans  le  nord  :  avant  d'adopter  cuisine,  qui,  je  vous  le 
rappelle,  a  été  dédaigné  tout  d'abord  à  cause,  sans  doute,  de  son 
équivoque,  les  parlers  ont  tenté  de  lui  opposer  des  substituts 
(Jeu,  foyer,  afeu,  la  ton).  Tant  qu'ils  opposaient  à  cuisine  des 
substituts  de  leur  crû,  cuisine  n'était  en  lutte  ni  avec  maison,  ni 
avec  hôtel,  et  la  concomitance  de  cuisine,   concomitance  qui  ne 

i.  C'est  ainsi  qu'à  Saint-Pol  maison  est  étymologiquement  et  sémantique- 
ment  =  mansionem  ;  maison  =  pièce  où  est  la  maie,  «  cuisine  »  ;  maisonne 
étymologiquement  et  sémantiquement  =  mansionem,  influencé  par  cuisine 
français  ;  maisonne  ==  pièce  où  est  la  maie  «  cuisine  »,  influencé  par  cuisine 
français  ;  hôtel  =  hospitale  perdu,  après  être  devenu  «  cuisine  »,  réadopté  du 
français,  et  devenu  féminin  sous  l'influence  de  maison  (entraînant  avec  lui  autel 
qu'il  fait  féminin). 


RÉALITÉS    ETYMOLOGIQUES  I  73 

s'établit  qu'après  la  lutte  «  régionaliste  »,  y  a  donc  été  de  plus 
brève  durée,  et  probablement  même  date  d'une  époque  où  le 
patois  ne  lutte  plus  avec  le  français.  Maison  n'y  pouvait  devenir 
maisontte  —  alors  que  hôtel  devenait  la  toa  ! 

Dans  Faire  ouest,  il  en  a  été  de  même. 

Les  termes  boulangerie,  fournil  «  cuisine  »  y  représentent  feu 
foyer,  afeu,  la  toa  de  l'est.  J'ajouterai  à  ces  deux  substituts 
régionaux  la  salle  «  cuisine  »  de  Thaon  (Calvados)  que  me 
fournissent  les  matériaux  de  M.  Jud.  Et  combien  d'autres 
encore  y  pourrait-on  ajouter,  si  une  enquête  était  poussée  à 
fond  dans  le  sens  de  nos  desiderata  (rappelez- vous  celle  de 
M.  Bruneau,  en  Ardenne)  ?  Si  les  patois  devaient  poursuivre 
leur  vie  d'il  y  a  un  siècle  (ou  moins  même),  rien  ne  s'oppose- 
rait à  ce  que,  à  Thaon  ou  dans  la  région,  une  salle  de  danse  ne 
pût  devenir  une  cuisine  de  danse,  voire  un  hôtel  de  danse,  voire 
une  maison  de  danse. 

Dans  notre  aire  du  nord,  par  contre,  où  cependant  les  points 
d'enquête  sont  plus  rapprochés  qu'à  l'ouest,  il  n'y  a  pas  trace 
d'un  substitut  de  «  cuisine  »,  et  c'est  à  cuisine  français  que  hôtel 
et  maison  ont  eu  affaire  sans  un  intermédiaire  pour  former 
tampon  et  différer  le  heurt  —  étant  admis  naturellement  que  le 
besoin  d'un  substitut  à  maison-hôtel,  «  cuisine  »  soit  apparu 
dans  les  trois  régions  à  la  même  époque.  Dans  l'aire  du  nord, 
maison  a  été  plus  longtemps  en  tête  à  tête  avec  cuisine  que  dans 
les  autres  aires,  et  cette  circonstance  a  dû  favoriser  l'emprise  de 
cuisine  sur  maison. 

Jusqu'ici,  nous  ne  tenons  pas  la  preuve  que  vous  vouliez 

nous  fournir  de  l'impeccabilité  de  vos  déductions  géographiques. 

=  Cela  est  vrai  ;  mais  attendez  un  peu  ;  laissez-moi,  tout 
d'abord,  rassembler  toutes  les  données  du  problème  :  plus  les 
éléments  en  seront  nombreux,  plus  la  certitude  sera  parfaite. 
Nous  les  aurons  en  mains,  quand  je  vous  aurai  exposé  la  genèse 
de  pon  <  pomme  «  pomme  »,  et  que  vous  saurez  que  l'aire 
constituée  par  ce  pon  «  pomme  »  sépare  les  deux  aires  maisonne 
dont  il  vient  d'être  question. 

Je  dis  que  pomme  est  devenu  pon  masculin.  Comment  et  sous 
quelle  influence  ? 


174  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Je  ne  vois  aucun  nom  de  fruit  qui  puisse  influencer  pomme  et 
en  faire  un  masculin.  Bien  au  contraire. 

Pomme  a  une  seconde  existence  dans  un  composé  dont  il  est 
souvent  le  synonyme,  c'est  pomme  de  terre.  Ils  sont  parfois 
synonymes  à  Paris.  Ils  sont  synonymes  dans  les  Vosges.  A 
Evolénaz  (Valais)  Edmont  a  relevé  pomme  de  terre,  le  Glossaire 
romand  pomme  tout  court  \ 

Dans  ce  composé  la  préposition  de  a  été  absorbée  par  le  /  de 
terre  :  on  a,  au  point  273  pèm  ter,  au  point  296  pœm  1er,  points 
qui  sont  dans  le  voisinage  immédiat  de  pon  masculin.  Il  a  le 
même  sort  aux  points  10,  21,  505,  et  dans  les  formes  plus 
estropiées  qui  remontent  à  celles  des  points  précédents,  aux 
points  510,  609,  etc. 

La  forme  pomterre  (273,  296)  n'est  pas  appropriée  à  une 
double  conception  générique.  C'est  une  forme  pônterre  qu'il  me 
faut  pour  faire  évoluer  pon  à  pô.  Or,  cette  forme  est  bien 
suffisamment  authentiquée  par  le  point  293,  qui  fait  partie  de 
l'aire  pon  «  pomme  »,  qui  est  dans  un  territoire  où  et  vendre  les.., 
devient  et  vin  les,  qui  a  pœn  ter,  reproduisant  une  seconde  fois 
le  fait  pômter  >  pônter,  qui  s'est  produit  déjà  en  ce  même  point. 
Elle  est  authentiquée  par  pon  ter  (65),  par  pômne  ter  (128),  où 
nous  avons  une  forme  hybride  de  pométer  et  de  ponéter,  etc. 

Comme  maisonne  est  rappelé  à  maison,  après  avoir  cessé  d'être 
«  cuisine  »,  (le  mot  qui  l'avait  produit),  pon  est  rappelé  à  pô,  qui 
peut  apparaître  ainsi  sous  une  forme  masculine  {pô  de  terre)  et 
évoquer  naturellement  pô  masculin  =  «  pomme  »,  comme 
pommet  de  terre  a  évoqué  pommet  «  pomme  ».  Pônterre  évoque 
d'autant  plus  facilement  pô  que  sa  présence  en  «  pomme  de 
terre  »  était  constante,  tandis  que  maison  et  chanson  étaient  dans 
des  conditions  moins  favorables  à  une  évolution,  puisque  ces 
deux  derniers  apparaissent  souvent  isolés  et  non  pas  seulement 
en  combinaison  syntactique,  comme  l'est  pô  en  «  pomme  de 
terre  ».  C'est  ce  qui  cause,  du  côté  de  pô  «  pomme  »  masculin 


1 .  Indication  que  donne  M.  Spitzer  dans  l'appendice  à  son  travail  sur  la 
pomme  de  terre. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  I  75 

une  prépondérance  absolue  —  s'affirmant  par  une  plus  grande 
extension  —  comparée  à  l'éphémère  chausoune,  réduit  géogra- 
phiquement  à  trois  points,  et  une  prépondérance  relative,  com- 
parée à  ma  1 son ne  dont  l'aire  géographique  est  plus  restreinte. 
Mais  cette  prépondérance  lui  était  avant  tout  assurée  par  le  fait 
que  pomme  avait  pris  un  autre  genre  (masculin),  et  qu'un  genre 
ne  s'échange  pas  aussi  facilement  qu'une  forme  —  d'ailleurs 
coexistante  peut-être  —  contre  une  autre  légèrement  autre  et 
du  même  genre.  Maisonne  redevenait  facilement  maison,  chan- 
sonne  facilement  chanson  ■—  d'ailleurs  encore  coexistant,  selon 
Gosseu;   mais  le  pon  ne  pouvait  redevenir  la  pomme. 

C'est  donc  dans  pomme  de  terre  que  se  serait  effectué  le 

changement  de  genre  de  pomme,  qui,  disiez-vous,  ne  pouvait 
s'être  effectué  dans  pomme  lui-même  —  du  moins  vous  ne 
reconnaissiez  dans  le  rayon  de  pomme  «  pomme  »  aucun  élé- 
ment sémantique  ou  formel  qui  pût  l'inviter  à  changer  de  genre. 
Vous  nous  dites  comment  pomme  dans  pomme  de  terre  est,  par  la 
forme  qu'il  y  prend,  plus  susceptible  d'être  considéré  comme  un 
masculin.  Mais  quel  est  l'agent  qui  —  primitivement  étranger  à 
pomme  —  agit  sur  pomme  de  terre  pour  en  faire  un  mot  masculin  ? 
Nous  vous  tiendrons  quitte  de  nous  expliquer  la  répercussion 
de  pomme  de  terre  masculin  sur  pomme  «  pomme  »  masculin, 
après  ce  que  vous  nous  avez  dit  de  pommet  «  pomme  »  masculin 
dans  les  Vosges  <  pommet  de  terre. 

=  De  même  qu'il  a  fallu  à  hôtel  la  présence  d'un  synonyme 
maison  pour  faire  de  lui  un  féminin  (la  ioa),  de  même  qu'il  a 
fallu  à  culotte  la  présence  d'un  synonyme  pantalon  pour  faire  de 
lui  un  masculin  (le  culot),  de  même  qu'il  a  fallu  à  maison  la 
présence  d'un  synonyme  féminin  cuisine  pour  faire  de  lui  un 
maisonne,  il  a  fallu  à  ponne  de  terre  un  synonyme  pour  faire  de 
lui  tin  masculin  pon  de  terre,  et,  par  répercussion  pon  «  pomme  », 
et  il  a  fallu  au  vosgien  pommatte  de  terre  un  synonyme  pour 
taire  de  lui  un  pommai  de  terre,  et  par  répercussion,  un  pommât 
«  pomme  ». 

Le  synonyme  propre  à  agir  sur  la  forme  ponne  de  terre,  prête 
à  échanger  son  genre,  ce  synonyme  prêt  à  agir  comme  maison 


Ij6  PATHOLOGIE    ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

sur  maisonnc  et  chanson  sur  chansonne.  .  .  est  contigu  à  pon 
«  pomme  »  :  c'est  canada,  le  seul  mot  masculin  qui  désigne  le 
tubercule  «  pomme  de  terre  »  '. 

La  contiguité  de  pon  «  pomme  »,  maisonne  «  maison  »  et 
canada  fait  toute  la  force  persuasive  de  mon  explication.  C'est  ce 
que  j'appelle  une  démonstration  mathématique,  n'en  déplaise  à 
mes  contradicteurs,  et  une  démonstration  mathématique  telle 
que  seule  la  géographie  linguistique  peut  en  fournir  à  l'histoire 
de  la  langue  : 

8/63 8e  de  la  Gaule  romane  nous  présentent  —  fait  exceptionnel 
et  pouvant  apparemment  se  produire  partout  ailleurs  —  mai- 
sonne en  contiguïté  géographique  des  points  ; 

13/638° 2  de  la  Gaule  romane  nous  présentent —  fait  excep- 
tionnel et  pouvant  apparemment  se  produire  partout  ailleurs  — 
pon  «  pomme  »  en  contiguïté  géographique  des  points  ; 

8  à  10/63 8e  de  la  Gaule  romane  nous  présentent  —  fait 
exceptionnel  et  pouvant  apparemment  exister  partout  ailleurs  — 
canada  «  pomme  de  terre  »  en  contiguïté  géographique  des 
points. 

Ces  trois  fractions  représentent  trois  faits  qui  sont  sans  aucune 
connexion  apparente  entre  eux,  et.  .  .  je  les  mets  en  fonction  les 
uns  des  autres.  Si  vous  trouvez  leurs  rapports  plausibles,  tels  que 
je  les  établis,  allez  demander  à  un  mathématicien  si  leur  conti- 
guïté est  un  effet  du  hasard,  et  quelle  somme  de  probabilités 
représente  mon  explication,  en  y  ajoutant  encore  le  parallélisme 
parfait  de  pommette  de  terre  vosgien  >  pommet  de  terre  >  pommet 
«  pomme  »  5. 

1.  Cbervis,  qui  a  servi  aussi  à  désigner  la  «  pomme  de  terre  »,  est  en  un 
point  du  département  delà  Meuse,  et  n'entre  pas  en  ligne  de  compte.  D'ailleurs, 
les  glossaires  meusiens  en  donnent  des  formes  féminines,  conformément  au 
genre  de  pomme  de  terre.  Cf.  la  tupi  «  pomme  de  terre  »,  originairement 
«  topinambour  »,  dans  l'Atlas  de  M.  O.  Bloch. 

2.  Je  devrais,  à  la  vérité,  déduire  les  points  qui,  dans  le  Midi,  ont  un  pon 
«  pomme  »  non  étudié. 

3.  Mon  interprétation  de  commenquer  «  commencer  »  (Path.  et  thér.  ver- 
bales II)  reposait  sur  une  explication  du  même  genre.  Ce  qui  n'a  pas  empêché, 
plus  tard,  les  lexicographes  de  voir  dans  commenquer  un  mélange  apocalyptique 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  177 

Il  n'y  a  pas  que  la  cohérence  géographique  des  trois  faits  qui 
soit  démonstrative  de  leur  fonction.  Leur  situation  géogra- 
phique, relative  de  L'un  à  l'autre  fait,  est  elle-même  représentative 
de  leurs  rapports  historiques,  chronologiques,  de  dérivation. 
Essayons  de  suppléer  à  l'impossibilité  où  nous  nous  trouvons 
de  publier  des  cartes,  par  un  exposé  avec  chiffres  à  l'appui. 

Soit  13  points  ayant  pon  «  pomme  »  masculin,  8  points  ayant 
maisonne,  en  tout  21  points  qui  longent  bien  exactement  le  front 
germanique,  et  vont  de  la  Manche  à  la  limite  orientale  de  Bel- 
gique. Or,  de  ces  20  points,  4  maisonne  (Nord  et  Pas-de-Calais) 
ouvrent  la  marche  à  l'Ouest,  sont  suivis,  en  allant  vers  l'est,  de 
la  totalité  des  points  à  pon  «  pomme  »  masculin,  puis  les  4  points 
restants  maisonne  terminent  le  cortège.  Pon  «  pomme  »  est  enclos 
entre  la  frontière  germanique  au  nord,  à  l'est  par  maisonne,  à 
l'ouest  par  maisonne,  et,  j'ajoute,  au  sud  par  maisonne,  si  j'adjoins 
aux  matériaux  de  l'Atlas  ceux  de  Vermand  (voir  ci-dessus). 
Canada  «  pomme  de  terre  »  est,  au  sud-est,  contigu,  et  même 
inhérent  aux  points  270,  197  (concurremment  avec  patate  au 
point  270). 

Pon  «  pomme  »  forme  donc  le  fond  d'une  cuvette  dont  tous 
les  rebords  sont  soit  la  langue  flamande,  soit  maisonne. 

Sauf  au  point  limitrophe  197,  où  l'on  a  pon  et  maisonne, 
maisonne  exclut  pon  ;  c'est  donc  —  comment  s'expliquerait  un 
maisonne  né  indépendamment  à  l'est  et  à  l'ouest  ?  —  que  mai- 
sonne a  fait  retour  à  maison  dans  l'aire  pon.  Et  il  est  nécessaire 
que  maisonne  (et  chansonnè)  fasse  retour  à  maison  (et  chanson), 
si  l'on  veut  que  ponne  (de  terre)  puisse  simuler  un  retour  à  pon, 
en  réalité  puisse  être  traité  formellement  comme  maisonne  et 
devenir  génériquement  ce  qu'est  canada,  il  faut  que  ponne  >  pon 
ait  eu  un  modèle. 

de  commencer  avec  un  inchoare,  mot  qui  a,  en  effet,  existé  dans  l'ancienne 
langue  provençale  ;  mais  ce  commenquer,  ainsi  interprété.,  ne  se  rencontrerait 
plus  que  dans  une  zone  intermédiaire  entre  le  français  et  le  provençal,  ou  l'on 
fabrique  des  k  avec  des  c  français  ! 

Et  puis,  un  de  mes  auditeurs  de  cette  année  ne  prétendait-il  pas  qu'il  y  a 
deux  sortes  de  mathématiques,  celle  de  la  linguistique,  et.,  l'autre? 


I78  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE   VERBALES 

Il  a  fallu  que  maisonne  devînt  maison,  pour  que  pomme  devînt 
pon.  Dans  l'aire  pon  «  pomme  »,  maison  français  a  été  d'abord 
maison,  est  devenu  maisonne  et  est  redevenu  maison.  Bien  entendu, 
il  ne  s'ensuit  pas  que  maisonne  n'est  redevenu  maison  que  dans 
l'aire  actuelle  pon  (  <  ponne  (de  terre)  ;  car,  pour  que  résultât 
pon,  il  fallait  à  «  pomme  de  terre  »  une  vie  lexicale  et  phonétique 
particulière.  Il  résulte,  au  contraire,  des  renseignements  ci-dessus 
exposés,  que  maisonne  est,  dans  le  pourtour  de  pon  «  pomme  » 
masculin,  redevenu  maison,  sans  qu'il  y  eût  de  «  pomme  »  qu'il 
pût  entraîner  dans  son  évolution  de  retour,  et,  à  plus  forte 
raison,  sans  que  canada  —  dont  nous  pourrions  admettre  la 
présence  (cf.  le  point  26e)  dans  toute  la  zone  —  ait  eu  à  faire 
valoir  analogiquement  sa  puissance  générique. 

De  cet  examen,  je  conclus  en  passant  : 

Les  patois  actuels  ne  présentent  point  la  totalité  des  produits 
qui  y  sont  nés. 

Si  le  patois  peut  retourner  de  la  maisonne  à  la  maison  sans 
cesser  d'être  patois,  il  ne  peut  retourner  de  pon  à  pomme  sans 
abdiquer  sa  nature  et  son  nom  de  patois. 

N'était  la  géographie  linguistique,  qui  nous  dirait  que  mai- 
sonne a  précédé  maison  ? 

N'était  la  géographie  linguistique,  qui  nous  dirait  comment 
pon  est  né  de  pomme  ? 

Mais,  est-il  bien  sûr  que  pon  «  pomme  »,  qui  a  existé 

en  provençal,  n'ait  pas  aussi  existé  en  français,  ou  dans  l'un  de 
ses  dialectes  ? 

.  Littré  en  donne  un  exemple  du  xme  siècle  :  «  De  le 
navée  de  puns,  [on  payera]  une  coupe  [sorte  de  mesure]  de  puns, 
Tailliar,  Recueil  p.  475  ». 

Et  quel   cas  faites-vous  de  ce  masculin,   qui  est  de  la 

région  septentrionale  de  la  France  où  se  trouve  encore  pon  mas- 
culin, pon  devenu  masculin,  selon  vous,  après  l'importation  de 
la  pomme  de  terre,  donc  bien  après  le  xme  siècle  ? 

=  Celui  qu'en  fait  le  Dictionnaire  Général,  qui  ne  s'en 
prévaut  pas  pour  donner  au  français  pomme  une  autre  origine  que 
«  du  latin  pçma,  pluriel  de  pomnni,  employé  comme  féminin 
singulier  ». 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  1 79 

Littré  rattache  le  français  à  pomum,  Meyer-Lùbke  rattache 
pomme  français  à  pomum,  et  ne  parle  pas  d'un  pon  masculin  de 
langue  d'oui.  Je  suis  enchanté  de  voir  qu'il  y  a,  pour  les  lexi- 
cographes, des  accommodements  avec  la  rigueur  des  textes.  Vous 
ne  supposez  pas  que  j'aille  faire  valoir  les  droits  de  ce  pon  du 
\mc  siècle,  tout-à-fait  isolé,  que  les  historiens  lexicographes 
dédaignent,  et  qui  est  absolument  contradictoire  de  ce  que  me 
dit  la  géographie  linguistique.  Pour  ce  faire  —  si  je  doutais  de 
mon  explication  —  j'attendrais  que  les  dits  lexicographes  m'aient 
tout  d'abord  renseigné  sur  les  rapports  de  pomme  «  pomme  » 
avec  un  ancien  mot,  dont  l'étude  n'est  pas  de  mon  ressort, 
avec  pom  «  pommeau  ».  Le  Dictionnaire  général,  à  pommeau, 
dit  :  «  dérivé  de  l'ancien  français  pom,  forme  masculine  de 
pomme,  latin  pomum  »  l.  Tiens!  il  y  avait  donc  un  pom 
«  pomme  »  masculin  en  ancien  français  —  que  je  ne  trouve  pas 
dans  Godefroy  —  et  le  français  moderne  pomme  «  est  du  latin 
poma,  pluriel  de  pomum,  employé  comme  féminin  singulier  »  ! 
Mais,  pas  de  digression  !  Y  eût-il  un  pom  «  pomme  »  en  ancien 
français  et  dans  la  région  du  pon  actuel,  que  je  persisterais  à 
croire  que  ce  pom  n'a  rien  à  faire  avec  notre  pon  «  pomme  »,  et 
que  je  réclamerais  un  pommet  «  pomme  »  tiré  de  textes  vosgiens 
antérieurs  à  l'importation  de  la  pomme  de  terre  2. 

Si,  d'ailleurs,  ce  texte  avait  une  importance  telle  qu'il  pût 
contre-balancer  celle  de  tous  les  témoignages  postérieurs  sur  la 
forme  féminine  de  «  pomme  »  —  sans  parler  de  ceux  de  la 
géographie  linguistique  —  il  y  aurait  lieu  d'examiner  si  une  con- 
fusion de  pom  «  pommeau  »  (cf.  le  français  pomme  d'arrosoir, 
pommé  de  l'arçoti)  avec  pome  «  pomme  »,  tous  deux  sentis  étymo- 
logiquement  comme  équivalant  à  pomum  latin,  ne  pouvait  pas 
hanter  l'esprit  d'un  auteur  et  lui  faire  dire  pom  «  pomme  ».  Ce 
pon  du  xme  siècle  n'a  eu  aucun  écho  dans  la  langue  parlée. 

Question  :  pon  provençal  n'est-il  pas  de  la  nature  de  notre  pon 
français  du  xme  siècle  ? 

i.  En  supprimant  forme  masculine  de  pomme  on  établirait  la  vérité,  je  pense. 
2.  Un  pommet  plus  authentique  et  plus   significatif  que  celui  de  Godefroy, 
qui  est  tiré  de  la  chronique  de  Monstrelct. 


l80  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

C'est  donc  par  canada,  mot  masculin,  que  pomme  de  terre 


aurait  été  masculinisé,  et  à  sa  suite  pomme  «  pomme  »  ;  mais, 
est-ce  le  même  mot  qui  a  masculinisé  pommette  de  terre  dans  les 
Vosges,  et  à  sa  suite  pommette  ? 

==  Ma  réponse  va  vous  surprendre  :  je  prétends  que  c'est 
également  canada,  quoique  la  présence  de  ce  mot  ne  soit  attestée 
ni  par  l'Atlas,  ni  par  M.  Oscar  Bloch,  qui,  outre  pommette  et 
poirette  n'a  relevé  dans  sa  région  que  le  mot  féminin  tupi  (<  topi- 
nambour).. A  défaut  de  tout  autre  mot  masculin,  il  faut  bien 
croire  à  canada.  Deux  raisons  militent  en  sa  faveur  :  i)  canada 
«  pomme  de  terre  »  existe  encore  au  point  266,  où  il  est  isolé, 
je  l'ai  signalé,  isolé  aussi,  dans  l'Oise  —  c'est  pourquoi,  dans  le 
calcul  ci-dessus,  j'ai  fait  varier  le  numérateur  de  ma  fraction  de 
8  à  10  —  on  le  relèverait  sans  doute  ailleurs  encore,  mais 
évidemment  isolé,  et  non  en  une  aire  pareille  à  celle  de  Wal- 
lonie ;  2)  nous  l'avons  dit  plus  d'une  fois,  les  patois  vosgiens 
étaient  autrefois  beaucoup  plus  apparentés  avec  les  parlers  wallons 
qu'ils  ne  le  sont  actuellement,  ne  servant  plus  qu'un  maître  :  le 
français. 

Une  troisième  allégation,  plus  démonstrative  que  ces  deux, 
va  suivre;  mais  permettez-moi  auparavant  de  me  résumer  et  de 
vous  préparer  à  prendre  en  considération  la  valeur  de  cette  troi- 
sième allégation. 

Je  prétends  que  la  situation  géographique  de  pon  a  pomme  » 
entre  maisonne  à  l'est,  maisonne  au  sud,  et  maisonne  à  l'ouest,  le 
tout  formant  une  aire  où  maisonne  —  né  sous  l'influence  de  cui- 
sine, son  compétiteur  sémantique  en  «  cuisine  »  exceptionnelle- 
ment favorisé  ici  par  une  plus  longue  concomitance  qu'ailleurs 
avec  maison  «  cuisine  »  —  retourne,  en  grande  partie,  à  maison 
français1  ,  fait  de  pô  <  pônterre  une   vérité  relative,  devenant 

1.  Qu'il  s'agisse  de  maison  «  cuisine  »  ou  de  maison  «  maison  »,  peu  im- 
porte, il  n'y  a  aucune  différence  sémantique  entre  maison  et  maisonne  :  à  Saint- 
Pol  (284)  tous  deux  signifient  «  maison  »  et  «  cuisine  »  ;  au  point  287,  on 
répond  maisonne  «  maison  »  et  maison  «  cuisine  »  (!)  ;  au  point  275,  on  répond 
maison  «  cuisine  »,  et  ajoute  que  cuisine  ne  se  dit  que  de  la  cuisine  des  châ- 
teaux et  des  maisons  à  la  ville. 


REALITES    ÉTYMOLOGIQUES  l8l 

mathématique  par  la  présence  de  le  canada  («  pomme  de  terre  » 
masculin),  constituant,  en  cette  partie  du  gallo-roman  seulement 
et  exceptionnellement  une  aire  (et  non  une  apparition  isolée). 

Le  retour  de  maisonne  à  maison  —  retour  qui  s'est  effectué  en 
tous  les  points  de  l'aire  pô  «pomme»,  sauf  en  197,  point 
limitrophe  —  négligeable  —  où  l'on  a  maisonne,  pô  (et  canada 
a  pomme  de  terre  »)  —  ce  retour,  dis-je,  sous  l'action  de  canada 
masculin,  a  entraîné  pônterre  ou  pôn  d'terre  à  devenir  pô  d'terre 
masculin  et,  par  conséquent,  la  pomme  à  devenir  le  pô  —  cf. 
vendre  >  ven  (dans  la  phrase  et  vendre  les  deux..)  où  vendre  est 
dans  des  conditions  syntactiques  semblables  à  celle  de  pomme  de 
terre  et  qui  est  dans  l'aire  pô  «  pomme  »,  comme  aussi  à  l'ouest 
de  cette  aire. 

Si  pô  «  pomme  »  constitue  une  aire  cohérente  de  treize  points, 
que  ce  pô  «  pomme  »  soit  logiquement  consécutif  de  «  pomme 
de  terre  »  féminin  devenu  masculin  sous  l'influence  de  canada 
masculin  et  se  prêtant  phonétiquement  à  une  conversion  iden- 
tique à  celle  de  maisonne  redevenant  maison  (et  de  chansonne 
redevenant  chanson),  que  s'ensuit-il  au  point  de  vue  géographique 
pour  «  pomme  de  terre  »  dans  cette  aire  ? 

Il  s'ensuit  évidemment  que  ces   treize   points  doivent 

avoir  aussi  la  forme  masculine  pon  de  terre  qui  a  fait  naitre  celle 
de pon  «  pomme  ».  Et  si  cela  n'est  pas,  votre  démonstration  perd 
toute  la  prétendue  vertu  mathématique  que  vous  lui  attribuez. 

Eh  bien  !  cela  n'est  pas.,  et  ma  démonstration  ne  perdra 

cependant  rien  du  caractère  mathématique  qu'elle  a  acquis. 

Ce  n'est  que  par  sa  fonction  sémantique  et  lexicale  dans 
pomme  de  terre  que  pomme  féminin  est  devenu  pon  masculin  : 
pomme  de  terre,  sous  sa  forme  particulière  de  phonétique  syntac- 
tique  (pônd'terre),  prêtait  formellement  le  flanc  à  une  conversion 
identique  à  celle  de  maisonne  {chansonne)  en  maison  (chanson)  qui 
s'opérait,  et  en  même  temps  subissait  l'attraction  générique 
qu'exerçait  sur  lui  son  compétiteur  masculin  canada.  Pon  de  terre 
masculin  oblige  son  chef  lexical  «  pomme  »  à  se  conformer  à 
lui.  Or,  il  se  trouve  que  «  pomme  »  converti  en  pon  masculin, 
bien  malgré  lui,  en  dépit  de  ses  propres  accointances  sémantiques 


l82  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

{poire,  prune,  etc.)  est  «  lâché  »  par  pon  de  terre  masculin,  qui  le 
laisse  occuper  toute  son  aire,  qui  le  charge,  en  quelque  sorte,  de 
témoigner  pour  lui  de  son  ancienne  présence.. 

Quel  roman  ! 

=  sauf  en  quelques  points  qui  ont  pu  le  retenir  —  fort 
heureusement  pour  la  confirmation  de  notre  explication  et  le  salut 
de  la  géographie  linguistique  menacée  (?). 

Voici  les  faits  bruts  : 

Dans  l'aire  pô  «  pomme  »,  se  composant  de  treize  points  con- 
tigus  les  uns  aux  autres,  et  où  pô  masculin  s'est  produit  par 
ricochet  de  pb~n(d)terre  >>  pô  de  terre,  il  n'y  a  que  trois  points 
qui  aient  pon  de  terre  (281,  282,  293);  trois  autres  points  l'ont 
encore,  mais  en  concurrence  avec  un  autre  terme,  avec  trut 
(272),  avec  patate  (294,  295).  Les  autres  points  ont  :  patate 
(290,  291,  292,  280),  patate  et  canada  (270),  canada  (197),  enfin 
tru-e  (271). 

On  voit  que  pon  de  terre  se  trouve  encore  en  minorité,  même 
en  comptant  les  points  où  il  est  en  concurrence  avec  d'autres 
«  pomme  de  terre  »,  dans  une  aire  où  nous  disons  qu'il  a  été 
exclusif  de  tout  autre  terme. 

Pon  de  terre  est  en  concurrence  avec  patate,  avec  canada, 

avec  truffe. .' 

.        mais  non  pas  avec  pomme  de  terre,  bien  entendu. 

Et  pourquoi  pas  avec  pomme  de  terre  ? 

=  Parce  que  pomme  de  terre  y  serait  fatalement  pon  de  terre, 
soit  par  traduction,  tant  que  le  patois  existera,  soit  même  phoné- 
tiquement et  à  nouveau  (cf.  293  pcèn  ter).  De  pomme  de  terre,  en 
patois,  il  n'en  faut  plus  dans  l'aire  pon. 

Raison  de  plus  pour  que  pon  de  terre  vive  intact   dans 

votre  aire  «  mathématiquement  démontrée  »  de  pon  de  terre  ! 

=====  Laborieusement    mis    au    monde    —   tandis     que    pô 

«  pomme  »,   mis  au  monde  plus  laborieusement  encore,   était 

viable  et  définitif  tant  que  le  patois  existerait  —  pon  de  terre  ne 

peut  vivre  là  où  il  est  né,  ne  peut  vivre  là  où  il  a  donné  naissance 

à  pon  «  pomme  »  qui  s'y  ébat,  y  proclame  l'existence  passée  de 

pon  de  terre  et  s'y  rebiffe  contre  un  français  qui  ne  peut  le  culbuter 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  l83 

qu'à  la  condition  que  le  patois  ne  soit  plus  un  patois,   mais  du 

français. 

Et  pourquoi  pon  de  terre  ne  peut-il  y  vivre  ? 

.  parce  que  pon  de  terre  devenant  nécessairement  pô  terre 

(soit  phonétiquement  pô  ter)  y  signifie  «  pomme  tendre»,  et 
qu'une  «  pomme  de  terre  »  n'est  pas  une  «  pomme  tendre  » 
(tenerum  y  aboutissant  à  ter). 

Et  l'aire  où  vous  dites  que   régnait,   exclusivement  de 

tout  autre  terme,  pon  de  terre  «  pomme  de  terre  »  coïncide  avec 
l'aire  où  «  pomme  tendre  »  est  phonétiquement />ô  ter  ? 

Coïncide  absolument,  à  trois  points  près.  De  nos  treize 

points,  constituant  l'aire  pô  «  pomme  »,  dix  points  ont  pô  ter 
«  pomme  tendre  ». 

Et  les  trois  autres  ? 

.  Les  sujets  s'appliquent  à  concilier  les   deux  existences 

impossibles.  L'un  (291)  a  bien  ter  «tendre»  :  il  dit  e  Ûrjâ 
pour  une  pomme  tendre.  Pensez-vous  qu'il  puisse  dire  epâ  ter 
pour  une  «  pomme  de  terre  »  dans  des  parlers  où  la  préposition 
de  l'adjectif  fait  de  plus  en  plus  place  à  la  postposition  ?  ! 

L'autre  (292)  dit  tir  pour  «  tendre  »,  qui  n'est  pas  phonétique, 
et  le  troisième  dit  0  puni  tedr,  qui  l'est  encore  moins.  Aucun  ne 
s'avise  de  prendre  pomme  de  terre,  et,  dans  leur  lutte  de  pomme 
tendre  avec  pomme  de  terre,  ils  dénaturent  et  dépaysent  phonétique- 
ment et  syntactiquement  leur  mot  «  tendre  ». 

Mais  alors,   dans    de   pareilles  circonstances,    c'est   un 

miracle  que  «  pomme  de  terre  »  ait  pu  persister  à  côté  de  pô  ter 
«  pomme  tendre  »  ;  comment  font  les  six  points  pour  garder 
«  pomme  de  terre  »  ? 

==  Ils  usent  de  trucs.  En  pleine  aire  terre  «  terre  »,  le  point 
282  dit  pon  de  tierre  et  répond  terre  à  la  question  «  terre  ».  De 
même,  le  point  281,  mais  à  la  question  «  terre  »,  il  répond  par 
terre  et  tierre  (cette  dernière  forme  absolument  disparue  de  la 
région).  Le  point  293  dit  pœn  ter  «  pomme  de  terre  »  et  pœ  ter 
«  pomme  tendre  »  ! 

Les  trois  points  où  pon  de  terre  est  en  concurrence  avec  un 
autre  terme,  voulant  garder  le   contact    avec   le  français  qui  les 


184  PATHOLOGIE    ET   THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

harcèle,  s'efforcent  de  maintenir  la  préposition  de  (pomme  de 
terre),  laquelle,  au  point  294  se  trouve  réduite  à  è  !  (pœè  ter 
«  pomme  de  terre  »,  pœ  ter  «  pomme  tendre  »).  Tous  ces  points 
témoignent  d'une  lutte  de  «  pomme  de  terre  »  avec  «  pomme 
tendre  ». 

Et  les  autres  que  font-ils  ?  Recourent-ils  à  des  substituts, 

à  des  mots  nouveaux,  comme  nous  avons  vu  des  patois  recourir 
à  feu,  foyer,  à  feu,  logis,  boulangerie,  fournil,  salle  pour  éviter 
l'équivoque  de  maison-hôtel  =  «  maison  »  et  «  cuisine  »  ? 

=  Tous  ces  remplaçants  de  «  cuisine  »  que  vous  citez 
(sauf  à  feu)  sont  empruntés  au  français,  et  détournés  de  leur 
sens  français  habituel.  Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  le  français 
n'était  d'aucun  secours  aux  patois  :  pomme  de  terre  était  impos- 
sible. Tout  au  plus,  le  français  a-t-il  pu  leur  fournir  patate  :  celui- 
ci  n'a  pas  encore  disparu  du  parisien  populaire,  qui  n'a  guère  à 
redouter  l'équivoque  avec  la  véritable  patate  et  qui,  peut-être, 
ne  le  trouve  pas  superflu  en  présence  d'un  pomme,  qui  est 
«  pomme  »,  en  même  temps  que  «pomme  de  terre  »  (cf.  pomme 
de  Vair,  pomme-pomme,  pomme- fruit). 

Si  l'adoption  de  patate  et  de  canada,  lors  de  la  défaillance  de 
pon  de  terre,  est  facile  à  comprendre,  il  n'en  est  pas  de  même  de 
tru-e. 

Tru-e  remonte  évidemment  à  une  forme  régulière  de  truffle  de 
l'Ouest  et,  peut-être,,  de  l'Est  (truffle  >  trufy  >  truçy  >  true 
et,  dans  une  aire  ou  £  français  est  =  k  >»  truk)  \  Il  soulève  un 
problème  d'importance  capitale  dans  l'histoire  de  la  «  pomme  de 
terre  ».  Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  d'en  expliquer  la  forme  :  il 
importerait  d'en  rendre  plausible  le  transport  dans  le  nord,  où  il 
est  exceptionnel.  Un  transport  d'un  patois  à  un  autre  patois  très 
distant  !  Et  encore  à  une  époque  où  pomme  de  terre  s'est  perdu  ! 
Alors  que  nous  voyons  les  patois  toujours  recourir  au  français, 
en  cas  de  détresse  lexicale  !  Cela  est  impossible  :  tru-e  «  pomme 
de  terre  »  n'a  pu  parvenir  aux  deux  points  du  Nord,  s'il  n'est  pas 

1.  Voir  :  Spit^er,  Die  Namengebung  bei  neuen  KulturpflanzeD  im  Franz. 
Wôrter  und  Sachen,IV,  p.  155. 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  185 

parisien  —  et  il  ne  l'est  pas.  Aussi  bien,  son  compétiteur  canada 
va-t-il,  à  l'instant,  nous  rendre  explicable  sa  présence  dans  le 
département  du  Nord. 

Patate,  canada,  truffe  sont  des  intrus  dans  l'aire pon  «  pomme  », 
qui  a  été  exclusivement  une  aire  pon  de  terre,  ils  ont  succédé  à 
pomme  de  terre  et  ne  l'ont  pas  précédé  —  à  moins  que  l'on  n'ad- 
mette la  présence  d'une  triple  strate  pour  chacun  d'eux  :  patate  >- 
pomme  de  terre  >  patate  ;  canada  >>  pomme  de  terre  >  canada  ; 
truffe  >>  pomme  de  terre  >  truffe  !  ! 

Alors    —  en   attendant  l'explication   de    true    dans  le 

Nord  —  l'Atlas  n'offre  pas  une  base  solide  à  des  études  d'ordre 
économique  ? 

=  Pas  plus  qu'aux  recherches  d'ordre  phonétique  ou  éty- 


mologique, si  l'emplacement  qu'occupent  les  formes  dans  nos 
cartes  n'est  pas,  au  préalable,  contrôlé  par  l'histoire,  lorsque 
celle-ci  veut  bien  parler  et,  à  son  défaut,  par  la  géologie  qui  n'est 
que  l'histoire  de  la  géographie.  Canada,  truffe,  patate  constituent- 
ils  des  couches  «  en  place  »  ou  sont-elles  apportées  ? 

Nous  avons  tablé  sur  un  canada  «  pomme  de  terre  »  en  place, 
en  tant  que  contigu  à  l'aire  pon  «  pomme  »,  apporté,  en  tant 
qu'inhérent  dans  l'aire  pon.  True  «  pomme  de  terre  »  se  révèle 
comme  apporté,  et  non  en  place,  un  terme  pour  désigner  la 
«  pomme  de  terre  »  ne  pouvant  provenir  par  importation  d'un 
parler  populaire  lointain.  Comment  concilier  ces  deux  dires  con- 
tradictoires de  deux  substituts  récents  d'un  même  mot  en  une 
même  aire,  ayant  la  même  destination,  le  même  âge. 

J'ai  dit  ce  que  trm  nous  laissait  entendre  :  voyons  si  canada 
ne  nous  livrera  pas  plus  clairement  son  secret  qui  doit  être  aussi 
celui  de  tru£. 

Canada  est  le  seul  «  pomme  de  terre  »  masculin.  D'où  tient- 
il  sa  masculinité  ?  Quand  je  dis  la  Hollande,  je  sais  que  la 
représente  le  genre  de  pomme  de  terre  (et  de  pomme),  que  je 
n'hésiterais  pas  à  dire  le  Hollande  si,  au  lieu  de  pomme  de  terre,  je 
sous-entendais  le  fromage,  et  je  le  dis  en  effet  du  fromage  de 
Hollande,   comme  je  dis  le  Champagne,  le  Gruyère  ',  le  Brie. 

I.  Venant  de  la  Gruyère,  région  dont  Gruyère  est  le  chef-lieu,  perché  sur  une 


l8é  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Le  Canada  est  un  pays.  Si  le  peuple  dit  le  Canada,  il  n'entend 
pas  désigner  par  là  le  pays,  mais  le  X  de  Canada  —  comme  nous 
avons  vu  que  son  l'afeu  est  soit  ==  la  maison  à  feu,  donc  un 
féminin,  soit  l'hôtel  à  feu,  donc  un  masculin,  à  quelques  kilo- 
mètres de  distance  l'un  de  l'autre.  Que  représente  X  ?  Évidem- 
ment un  mot  masculin  sous-entendu.  Ce  mot  n'est  donc  ni 
pomme,  ni  truffe,  ni  patate,  ni  aucun  autre  terme  désignant  la 
«  pomme  de  terre  »,  puisque  tous  sont  féminins.  Alors  il  faut 
que  ce  soit  un  sous-entendu  masculin  désignant  un  autre  végétal 
tubéreux,  susceptible,  comme  l'ont  été  patate  et  truffe,  d'évoluer 
sémantiquement  à  «  pomme  de  terre  »,  et  s'effaçant  économique- 
ment —  cela  est  bien  naturel,  vu  la  préférence  marquée  donnée 
à  la  culture  de  la  pomme  de  terre  —  et  lexicalement  devant  la 
pomme  de  terre.  Cet  X  ne  peut-être.,  que  Y  artichaut,  doit  être 
Y  artichaut,  puisque  le  «  topinambour  »  qui,  sous  la  forme  topi- 
nambour, devient  «  pomme  de  terre  »  porte  le  nom  vulgaire 
ft  artichaut  de  Canada.  Donc  le  canada  est  l'abréviation  de  Y  arti- 
chaut de  Canada,  qui  est  le  «  topinambour  »,  et  le  successeur  du 
malheureux  pon  de  terre,  est  «  le  topinambour  »  qui  est  «  pomme 
de  terre  ».  Ce  n'est  pas  canada  «  pomme  de  terre  »  que  l'aire 
pon  de  terre-pon  a  emprunté,  c'est  canada  «  topinambour  ».. 

qu'il  a  emprunté  ? 

=====  Non  pas  qu'il  a  emprunté,  mais  bien  qu'il  a  appelé  à 
devenir  «  pomme  de  terre  ». 

Et  le  canada  à  l'est  de  l'aire  pon  de  terre-pon,  que  vous 

disiez  avoir  été  prêté  à  cette  aire.. 

==  est  lui-même,  non  pas  originairement  «  pomme  de 
terre  »,  mais  «  topinambour  »  appelé  à  devenir  «  pomme  de 
terre  ». 

Parce  que  ? 

=  Parce  qu'une  raison  semblable  à  celle  qui  a  fait  aban- 


éminence,  et  non  de  Gruyère-x\\\z,  qui  n'est  même  pas  un  entrepôt  de  fro- 
mages. Les  dictionnaires  répètent  à  l'envi  cette  erreur. 

Quelle  est  la  forme  qui  triomphera  de  le  frigo  (=  «  le  bœuf,    le   mouton 
frigorifié»)  ou  de  la  frigo  (=  «  viande  frigorifiée  »)  ? 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  187 

donner  pon  de  terre  (>  «  pomme  tendre  »)  a  obligé  l'est  de  l'aire 
pou  à  abandonner  pomme  de  terre. 

■ Qui  vous  dit  que  l'est  de  l'aire  pou  avait  pomme  de  terre} 

Le  bon  sens  :  car  je  ne  puis  croire  aux  impossibilités.  C'en 

serait  une  que  de  croire  que  la  pénétration  de  pomme  de  terre  — 
ou  la  présence  de  pomme  de  terre  —  soit  conditionnée  par  le  sort 
qui  lui  a  été  fait  dans  l'aire  pou,  vu  qu'il  a  fallu,  une  aptitude 
phonétique  particulière,  et  même  exceptionnelle,  à  pomme  de 
terre  pour  devenir  pou.  Croyez-vous  donc  vraiment  que  pomme 
de  terre  a  pris  le  souci  de  savoir  s'il  allait,  oui  ou  non,  devenir 
pon  de  terre  et  donner  pon  «  pomme  »,  reculer  ou  s'arrêter  devant 
un  danger  .  .  inconnu  et  insoupçonnable  ?  Pomme  de  terre  n'a  pas 
pour  limite  celle  de  pon  à  l'est,  et  s'il  n'est  pas  à  l'est  de  l'aire 
pon  «  pomme  »,  il  y  a  été,  je  l'affirme,  et  il  en  a  été  chassé. 

Chassé  par  qui  ? 

.  Chassé  par  une  équivoque  plus  rapprochée  encore,  bien 
plus  rapprochée,  que  dis-je,  imminente,  si  imminente  même  que, 
n'était  l'impossibilité  d'arrêter  pomme  de  terre  à  la  limite  de  pon 
«  pomme  »,  je  dirais  chassé  le  jour  même  de  son  arrivée,  ou  de 
sa  naissance  —  mais  les  pon  de  terre  retenus  avec  instance,  malgré 
leur  équivoque,  par  l'aire  pon  m'obligent  ci  admettre  l'invasion 
ou  la  naissance  de  pomme  de  terre.  Il  a  été  chassé  par  le  fait  que 
pomme  de  tierre  l  était  une  «  pomme  de  tertre  »,  et  que  c'est 
canada  «  topinambour  »  qui  a  dû  le  remplacer  :  il  y  est  devenu 
sur  place  «  pomme  de  terre  »  pour  sauver  cette  région  de  l'équi- 
voque. 

Vous  prétendez  toujours  que  c'est  sous  l'influence  de 

canada  que  s'est  masculinisé  pomme  de  terre,  mais  d'un  canada 
«  topinambour  »,  naissant  «  sur  place  »  à  la  vie  sémantique  de 
«  pomme  de  terre  ». 

=  Comme  topinambour,  lui-même,   est  devenu  sous    des 
formes  estropiées  «  pomme  de  terre  »   (cf.  la  petite  région  vos- 


1.  On  va  voir  tout  à  l'heure  pourquoi,  et  dans  quelle  mesure,  je  fais  inter- 
venir cette  forme,  dont  il  n'a  pas  été  question  jusqu'ici,  quoique  l'aire  pon 
«  pomme  »  se  trouve  en  partie  dans  l'aire  e  >  ie. 


l88        PATHOLOGIE  ET  THÉRAPEUTIQUE  VERBALES 

gienne  où  M.  O.  Bloch  a  relevé  tupi  féminin  «  pomme  de 
terre  »  en  compagnie  de  pomme  de  terre,  pommette,  poiretté). 
Canada  «  pomme  de  terre  »  surgit  comme  une  apparition  récente: 
il  n'a  pas  perdu  son  genre,  comme  tupi  l'a  perdu  au  milieu  de 
mots  féminins.  C'est  comme  «  topinambour  »  qu'il  a  influencé 
«  pomme  de  terre  »  (>  pon  de  terre,  pon). 

Considérez  ce  parallèle  : 

canada  «  topinambour»  influence  pomme  de  terre,  ancien  mot, 
le  fait  masculin  ; 

maison,  mot  nouveau,  influence  hôtel,  ancien  mot,  le  fait 
féminin  ; 

cuisine,  mot  nouveau,  influence  maison,  et  en  fait  maisonne. 
Maisonne,  hôtel,  pon  de  terre  patois  ont  disparu.  Cuisine,  maison, 
canada  ont  triomphé  :  c'est  la  loi  du  plus  fort,  c'est  la  loi  du 
vainqueur. 

Et  true  ? 

=  Vous  me  le  demandez  maintenant  !  Si  je  me  refuse  à 
admettre  un  transport  de  truffe  «  pomme  de  terre  »  (produit 
commun  et  répandu),  puis-je  refuser  de  reconnaître  à  truffe 
«  truffe  »  (produit  sans  doute  bien  rare  dans  le  Nord  et  connu 
par  ouï-dire)  le  droit  de  vivre  dans  le  Nord  sous  une  forme  qui 
ne  lui  vienne  pas  des  magasins  de  comestibles  de  Paris,  mais 
sous  une  forme  qui  lui  vient  des  pays  où  il  y  a  des  truffes  ? 

Comme  topinambour,  patate  sont  les  noms  de  végétaux  tubé- 
reux  appelés  à  être  des  «  pommes  de  terre  »  du  tac  au  tac, 
puisque  la  «  pomme  de  terre  »  est  un  tubercule  sans  nom,  et 
qu'il  lui  en  faut  un  d'emprunt,  s'il  n'en  a  pas  de  personnel, 
truffe  est  exactement,  quant  à  sa  vie  d'autrefois  et  à  sa  vie  nou- 
velle, le  pendant  de  canada,  le  pendant  de  patate,  le  pendant  de 
crompire,  qui,  lui  aussi,  a  été  un  «  topinambour  »  avant  d'être  un 
«  pomme  de  terre  »  (Bouillet). 

J'affirme  que  l'aire  de  pomme  de  terre  a  dû  préexister  dans  l'aire 
canada  «  pomme  de  terre  » 

i)  parce  qu'il  est  impossible  qu'une  invasion,  ou  une  naissance 
autochtone  de  pomme  de  terre,  se  soit  arrêtée,  ou  limitée,  exacte- 
ment à  la  limite  que  lui  aurait  prescrite  l'état  phonétique  néces- 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  t8ç 

saire  pour  que  pomme  de  terre  devînt  pon,  invasion  ou  naissance 
n'étant  en  aucune  connexion  avec  un  fait  phonétique,  et  surtout 
pas  avec  un  fait  phonétique  ne  se  produisant  que  dans  une  cer- 
taine combinaison  syntactique,  c'est-à-dire  particulièrement, 
singulièrement,  sinon  exceptionnellement,  c'est-à-dire  restreint 
à  certaines  conditions  du  mot  ; 

2)  parce  que  cette  impossibilité  est  confirmée  par  l'histoire  de 
terre  =  terra  en  Wallonie. 

Voici  cette  confirmation. 

La  Wallonie  —  comme  aussi  les  Vosges,  dont  nous  ne  devons 
jamais  perdre  de  vue  l'étroite  parenté  linguistique  avec  la  Wallo- 
nie, parenté  qui  va  nous  permettre  une  nouvelle  démonstration 
d'une  valeur  que  je  vous  laisse  apprécier  —  la  Wallonie,  dis-je, 
y  compris  le  département  du  Nord,  c'est-à-dire  la  partie  de  la 
France  qui  a  pon  «  pomme  »  en  commun  avec  la  Wallonie,  a  un 
caractère  phonétique  particulier  qui  affecte  terra  latin . 

Le  parler  wallon  diphtongue  Yè  accentué  en  te  —  nous  ne 
parlons  ici  que  de  cet  e  accentué  —  même  lorsqu'il  est  entravé. 
Le  fait  est  bien  connu  :  terra  doit  y  être  et  y  est  devenu  tierre. 
Le  vosgien  a  traité  cet  e  absolument  comme  le  wallon  ;  mais, 
tandis  que  le  wallon  a  conservé  la  diphtongue  jusqu'à  nos  jours 
relativement  intacte,  le  vosgien,  sous  des  influences  diverses  — 
invasion  française,  retour  à  e  pour  cause  de  lexicalité  impropre 
à  persister  et  particulière  à  certains  mots  —  l'a  conservée  beau- 
coup moins. 

C'est  ainsi  que  des  mots  tels  que  perdre,  fête,  tête,  fer  (et  fer 
blanc),  hiver,  herbe,  herse,  etc .  occupent  dans  le  wallon  et  le  vos- 
gien des  aires  dont  l'extension  géographique  varie  à  l'infini  selon 
les  mots.  Mais  le  vosgien,  qui,  entre  parenthèses,  pousse  ses 
ramifications  jusque  dans  le  Jura  bernois,  jusque  dans  le  terri- 
toire où  il  participe  avec  lui  à  l'aire  pommette  «  pomme  de  terre  », 
manchette  «  abeille  »  (et  culat  —  «  culotte  »  !),  n'a  gardé  de  son 
ancien  état  que  beaucoup  moins  de  traces  que  la  Wallonie  —  je 
le  répète.  C'est  ainsi  que,  dans  les  Vosges,  on  chercherait  vaine- 
ment la  moindre  trace  de  la  diphtongaison  dans  les  mots  tête, 
fête  —  on  en    pourra    contrôler    l'absence   dans   les   relevés  de 


190  PATHOLOGIE   ET   THERAPEUTIQUE   VERBALES 

M.  O.  Bloch  — ,  c'est  ainsi  que  la  diphtongaison  wallonne  des 
autres  mots  cités  ci-dessus  apparaît  égrenée,  dans  les  Vosges,  plus 
ou  moins,  selon  les  mots.  L'étude  de  chacun  de  ces  mots  exige- 
rait une  monographie. 

Il  est  un  mot  cependant,  un  seul  à  ma  connaissance,  qui 
témoigne,  au  contraire,  d'une  vitalité  maxima  dans  le  vosgien  et 
..d'une  absence  à  peu  près  complète  en  wallon.  Ce  mot  est  préci- 
sément notre  lierre  «  terra  ».  On  avouera  que  ce  renversement 
de  rôle  dans  «  terre  »,  comparé  à  .  .tous  les  autres  mots  suscep- 
tibles d'avoir  la  diphtongue  ie,  est  bien  significatif  :  lierre  renverse 
tous  les  termes  de  la  donnée  et  les  renverse  plus  radicalement 
que  l'appauvrissement  de  ie  dans  les  Vosges  ne  se  confirmait  par 
l'égrènement  des  mots  avec  diphtongue. 

En  effet,  prenant  pour  exemple  le  mot  diphtongue  le  plus 
régulièrement  dans  les  Vosges,  «  herbe  »,  j'y  constate  une  dou- 
zaine de  formes  avec  diphtongaison  contre  une  vingtaine  de 
wallonnes,  et,  en  face  d'une  dizaine  de  lierre  vosgiens,  trois  lierre 
wallons,  dont  deux  —  nouveau  fait  significatif —  dans  l'aire  pon 
«  pomme  »  —  encore  l'un  d'eux  (281)  ne  le  présente-t-il  que 
dans  pomme  de  terre,  où  il  est  de  valeur  utilitaire  x),  et  .  .non  pas 
dans  terre  (pon  de  tierre,  mais  terre),  l'autre  (282)  dit  pomme  de 
tierre  —  même  valeur  utilitaire  qu'au  point  281  —  et  terre  ou 
tierre,  un  troisième,  bien  éloigné,  182,  où  la  «  pomme  de  terre  » 
est  une  crompire,  et  où  tierre  a  pu  se  conserver  grâce  à  l'absence 
de  l'équivoque  que  nous  allons  constater  dans  la  plus  grande  par- 
tie de  la  Wallonie  et  qui  n'existe  pas  dans  les  Vosges. 

En  présence  de  ces  faits,  aucun  doute  n'est  possible  :  tierre 
«  terre  »  est  intolérable  dans  toute  la  Wallonie,   comme  nous 


1.  Tierre  avait  une  valeur  utilitaire  pour  sauver  pon  de  terre  d'une  chute  en 
«  pomme  tendre  ».  C'est  une  conservation  exceptionnelle  de  la  diphtongue, 
autrefois  régulière .  Ce  tierre,  utilitaire  aux  points  281  et  282  est,  ailleurs  en 
Wallonie,  la  cause  directe  pour  quoi  «  pomme  de  terre  »  y  est  intolérable 
{tierre  =  «  terre  »  et  «  tertre  »). 

Ce  ne  sont  partout  que  des  mirages  phonétiques  :  parfois  une  ancienne 
loi  n'est  représentée  que  par  un  mot,  et  encore  est-ce  à  un  hasard  que  nous 
devons  sa  conservation  ! 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  191 

avons  trouve  terre  intolérable  dans  l'aire  pon  de  terre-pon,  parce 
que  pomme  de  terre  y  aboutit  au  même  produit  que  «  pomme 
tendre  ». 

Mais  l'aire  wallonne  pon  «  pomme  »  est  en  sa  plus  grande 

partie  dans  l'aire  phonétique  è  entravé  >>  ie,  et,  par  conséquent, 
pomme  de  terre,  s'il  était  né  autochtone  dans  cette  aire  serait  aussi 
Pomme  de  tierre  qui  ne  se  serait  pas  télescopé  avec  pomme  ter 
«  pomme  tendre  »,  ou  même,  si,  importé,  il  avait  été,  comme 
cela  est  plus  que  vraisemblable,  traduit  en  patois,  il  ne  se  serait 
pas  non  plus  télescopé  avec  «  pomme  tendre  » . 

==  Qu'il  soit  autochtone,  qu'il  soit  importé,  peu  importe  ; 
car,  même  importé,  il  est  évident  qu'il  eût  été  analysé,  et  il  l'a 
été  effectivement,  puisque  pomme,  la  première  partie  du  composé 
pomme  de  terre  devient  pon  «  pomme  »  par  analyse  du  composé. 

Quant  à  pomme  de  tierre  antérieur  à  pomme  de  terre,  sur  lequel 
nous  avons  tablé  dans  l'explication  de  la  genèse  de  pon  de  terre 
masculin  et  de  pon  «  pomme  »  masculin,  il  a  sûrement  existé 
dans  l'aire  pon  de  terre-pon,  comme  vous  le  dites.  Il  est  sûrement 
le  substratum  de  pomme  de  terre  qui  a  été  le  point  de  départ  de 
notre  démonstration.  Dans  sa  plus  grande  partie,  dites-vous  :  je 
dis,  dans  la  totalité  de  l'aire,  vu  que  la  diphtongue  ie  s'est  cons- 
tamment retirée  géographiquement,  et  que  nous  en  trouvons 
encore  des  traces  dans  l'aire  entière  pon  de  terre-pon,  là  où  elle  ne 
se  manifeste  pas  dans  la  plénitude  de  son  déploiement  comme  à 
l'est  wallon.  Vu,  notamment,  que  nous  avons  tierre,  lui-même, 
aux  points  les  plus  extrêmes  de  l'aire  ie,  aux  points  281  et  282, 
où  ce  tierre  était  encore  présent  à  l'esprit,  et  utilisable  pour 
empêcher  que  pon  de  terre  n'arrivât  à  être  équivoque  avec 
«  pomme  tendre  »,  et  où,  par  conséquent  pon  de  tierre  actuel  a 
été  précédé  de  pon  de  terre,  précédé  lui-même  de  pomme  de  tierre, 
lequel  était  impossible,  parce  que,  en  ces  deux  points,  il  était 
équivoque  avec  un  homonyme  que  nous  allons  à  l'instant  recon- 
naître et  auquel  déjà  j'ai  fait  allusion  ci-dessus.  Naturellement, 
à  ces  points,  ce  n'est  pas  en  «  pomme  de  terre  »  que  tierre  s'est 
conservé,  mais  en  tierre  «  terre  »,  non  aligné  à  terre  par  l'évolu- 
tion utilitaire  de  pomme  de  tierre  à  pomme  de  terre. 


192  PATHOLOGIE   ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

Donc  pomme  de  terre  n'est  pas,  dans  l'aire  pon  de  terre-pon,  la 
première  couche  apparue  de  «  pomme  de  terre  »  et  sur  laquelle 
sont  venues  se  superposer  celles  de  canada,  truffe,  patate.  Elle  n'est 
que  secondaire,  et  la  primaire  est  pomme  de  tierre . 

Or,  cette  couche  primaire  pomme  de  tierre,  substratum  de  pomme 
déterre,  est  aussi  celle  de  tout  le  reste  de  la  Wallonie,  sur  laquelle 
sont  venus  se  superposer,  comme  sur  l'aire  pon  de  terre-pon,  les 
mêmes  noms  de  végétaux  tubéreux  analogues  à  la  pomme  de 
terre,  et  auxquels  il  faut  ajouter  particulièrement  crompire,  qui, 
avant  d'être  «  pomme  de  terre  »,  a  été  «  topinambour  » 
(Bouillet). 

Ces  noms  de  la  «  truffe  »,  de  la  «  patate  »,  du  «  topinam- 
bour »  ont  été  invoqués,  parce  que  pomme  de  tierre  n'était  pas 
viable,  et  que,  de  concert  avec  le  triomphe  économique  de  la 
pomme  de  terre  sur  eux,  ils  s'adaptent  lexicalement  à  leur  nou- 
velle fonction  sémantique  à  peu  près  comme  boucle  d'oreilles  à 
«  pendant  »,  à  «  bouton  »  etc.,  qui  deviennent  boucles  d'oreilles 
quoique  n'étant  rien  moins  que  des  boucles. 

Et  pour  quelle  raison  pomme  de  terre  n'était-il  pas  viable  ? 

Allez-vous  nous  exposer  une  nouvelle  intolérabilité,  semblable  à 
celle  de  pôter  =  «  pomme  de  terre  »  et  «  pomme  tendre  », 
laquelle  serait  venue  se  greffer  sur  une  ancienne  intolérabilité  de 
pomme  de  tierre  =  «  pomme  de  terre  »  et  «  pomme  X  ». 

.  C'est  précisément  ce  que  je  veux  démontrer,  ou  plus 
exactement  une  intolérabilité  de  pomme  de  tierre  =  «  pomme  de 
terre  »  et  «  pomme  de  X  ».  Une  intolérabilité  de  pomme  de  tierre 
qui,  à  l'est  de  pon  de  terre-pon  fait  place  à  des  substituts  de 
«  pomme  de  terre  »  désignant  originairement  d'autres  végétaux 
tubéreux,  et  qui,  dans  l'aire  pon  de  terre-pon,  a  fait  place  à  un 
pomme  de  terre  de  nature  thérapeutique,  lequel  se  révèle  bien  vite 
comme  lui-même  intolérable  à  cause  de  son  télescopage  avec 
«  pomme  tendre  »,  et  est  remplacé,  comme  à  l'est,  par  les 
mêmes  noms  de  végétaux  propres  à  être  «  pomme  de  terre  » 
(chute  de  Charybde  en  Scylla),  tandis  qu'à  l'est  cet  état  théra- 
peutique, trouvé  bien  vite  illusoire,  ne  se  manifeste  plus  à  nos 
yeux  dans  pomme  de  terre,  mais  que  son  passage  nous  est  révélé 
par  un  vestige,  ..  par  l'évolution  de  tierre  en  terre. 


RÉALITÉS   ÉTYMOLOGIQUES  193 

je  m'appuie,  dans  cette  nouvelle  démonstration, 

i)  sur  le  fait  —  par  ailleurs  inexplicable  —  qu'un  lierre 
u  terre  a  commun  à  toute  la  Wallonie  (y  compris  le  départe- 
ment du  Nord)  a  évolué  à  terre  «  terre  »  actuellement  commun 
à  toute  la  Wallonie  (y  compris  le  département  du  Nord)  ; 

2)  sur  la  présence  particulière  dans  ce  même  territoire  d'un 
u  X  »,  qui  ne  peut  avoir  pour  limite  celle  d'un  événement  pho- 
nétique (pomme  >  pan),  qui,  signifiant  tout  autre  chose,  est  abso- 
lument identique  à  lierre,  mais  pourrait  coexister  avec  celui-ci 
..sauf  en  une  affectation  ..qui  est  précisément  celle  qui  devait 
nécessiter  l'évolution  de  bomtne  de  tierre  en  pomme  de  terre  et 
(conséquence  à  peu  près  fatale)  celle  de  tierre  en  terre. 

A  vous  de  juger  si  je  suis  sur  la  piste  de  la  vérité  et  du 
nombre  de  probabilités  qui  va  en  résulter  en  faveur  de  mon 
explication. 

Et  cet  X  est  ? 

C'est  le  mot  wallon  tierre  «  tertre  »  <  lierne.  Godefroy 

n'en  donne  des  exemples  que  du  wallon,  il  ajoute  qu'à  Mau- 
beuge  on  dit  encore  [ou  disait  ?]  tieme.  Les  lexiques  wallons 
attestent  bien  la  forme  tierre  (lier  dans  Grandgagnage),  et  sa  pré- 
sence à  Maubeuge,  qui  est  dans  l'aire  pon  de  terre-pon,  nous 
montre  que  tierre  «  tertre  »  ne  s'arrête  pas  à  la  limite  de  cette 
aire,  par  conséquent,  que  tierre  a  dû  produire  les  mêmes  effets 
dans  l'aire  pon  de  terre-pon  que  dans  l'est  de  cette  aire. 

Mais  la  présence  de  tierre  «  tertre  »  avec  tierre  «  terre  » 

ne  constitue  pas  une  intolérabilité  de  coexistence,  tierre  «  tertre  » 
étant  masculin,  tierre  «  terre  »  étant  féminin.  Le  livre  coexiste 
avec  la  livre,  le  moule  avec  la  moule,  le  page  avec  la  page,  et  même 
dans  les  patois  où  l'article  la  est  devenu  le. 

Aussi,  n'est-ce  pas  en  tierre  «  terre  »  que  s'est  montrée 

l'intolérabilité  d'une  existence  commune.  C'est  dans  pomme  de 
tierre  ;  car  si  le  tierre  était  «  le  tertre  »,  si  la  tierre  était  «  la  terre  », 
la  pomme  de  tierre  était  intolérablement  et  une  «  pomme  de 
terre  »,  et  une  «  pomme  de  tertre  »  !  Il  fallait  donc,  pour  que 
pomme  de  tierre  ne  fût  pas  une  pomme  de  tertre,  de  monticule, 
de  montagne,  pour  que  pomme  de  terre  pût  vivre,  qu'il  restât  ou 

'3 


194        PATHOLOGIE  ET  THERAPEUTIQUE  VERBALES 

devînt  pomme  de  terre  et  non  pas  pomme  de  tierre  dans  Taire  ou 
lierre  «  tertre  »  existait. 

Pomme  de  tierre  devenant  pomme  de  terre  entraînait  tierre  «  terre  » 
à  devenir  terre  (comme  pommette  de  terre,  dans  les  Vosges  deve- 
nant pommet  de  terre  entraîne  pommette  «  pomme  »  >>  pommei)  — 
plus  ou  moins  infailliblement  (nous  avons  vu  les  points  281  et 
282,  dans  Taire  pon  de  terre-pon  pouvoir  recourir  encore  à  un 
tierre  «  terre  »  pour  sauver  un  pon  terre  qui  leur  apparaît  comme 
«  pomme  tendre  »). 

Alors,   de  même  que  dans  Taire  pon  «  pomme  »,  qui 

n'est  que  la  résultante  d'une  aire  pon  de  terre  <  pomme  de  terre, 
nous  vous  avons  réclamé  un  pon  de  terre  intact,  de  même,  ici, 
nous  vous  réclamons  dans  Taire  terre  (pour  tierre),  qui  n'est  que 
la  résultante  d'une  aire  pomme  de  terre  <  pomme  de  tierre,  un  pomme 
de  terre  intact. 

=  Que  je  n'ai  pas  à  vous  présenter  :  dans  cette  aire  je  n'ai 
même  pas  une  seule  trace  de  pomme  de  terre  triomphant  de  pomme 
de  tierre,  à  Tencontre  de  ce  qui  s'est  —  d'ailleurs  bien  pauvre- 
ment —  trouvé  dans  Taire  pon  de  terre-pon  ;  dans  cette  aire,  il 
n'y  a  pas  un  seul  pomme  de  terre. 

Alors  ? 

■  Pomme  de  terre  en  a  disparu,  ..après  avoir  laissé  comme 
trace  de  son  passage  terre  <C  tierre. 

— —  Et  disparu  pour  quelle  raison  ? 

=  Parbleu,  pour  la  même  raison  que  pon  de  terre  a  disparu, 
-  c'est-à-dire  parce  que  ce  pomme  de  terre  né  de  pomme  de  tierre  deve- 
nait, lui  aussi,  pomter  =  «  pomme  tendre  »,  et  que,  si  la  prépo- 
sition de  l'adjectif  qualificatif  pouvait  permettre,  comme  vous  le 
pensez  peut-être,  une  concomitance  pomme  terre  «  pomme  de 
terre  »  et  terre  pomme  «  pomme  tendre  »,  je  vous  réplique  que 
c'était  blanc  bonnet  pour  bonnet  blanc  ;  car,  dans  cette  aire  vous 
trouverez  pomme  terre  et  terre  pomme  signifiant  tous  deux 
«  pomme  tendre  »  ;  et  si,  dans  cette  aire,  il  y  a  des  formes  fer 
pour  ter  «  tendre  »,  qui  peuvent  faire  croire  à  une  origine  régu- 
lière —  quoique  elles  soient  sujettes  à  caution  —  je  vous 
réplique   que   la  seule  confusion  en   cette    aire  de    «    pomme 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  I  9  5 

tendre  0  avec  «  pomme  de  terre  »  est  une  raison  bien  suffisante 
pour  que,  en  Belgique,  pomme  de  terre  ait  été  complètement 
banni  des  patois,  d'autant  plus  que  tenerum  a  été  traité  diffé- 
remment selon  qu'il  était  préposé  au  substantif  (=  protonique) 
OU  qu'il  était  postposé. 

Donc,  l'unique  succès  durable  et  persistant  qu'a  eu  pomme  de 
ferre  <C  pomme  de  lierre  a  été  de  transformer  définitivement  lierre 
en  terre.  Parallèle  :  pon  de  terre  transforme ponne  «  pomme  »  en 
pou  qui  reste  — pomme  de  ferre  transforme  lierre  «  terre  »  en  terre 
qui  reste. 

Tant  que  les  patois  wallons  existeront  et  posséderont  ter 
«tendre  »  et  lierre  «  tertre  2,  ils  ne  pourront  ni  faire  naître 
pomme  de  ferre,  ni  le  recevoir.  Quand  les  patois  wallons  auront 
phonétiquement  disparu,  le  français  wallon  pourra  fort  bien 
avoir  pomme  de  terre  et,  s'il  lui  plaît,  le  français  provincial  lierre 
0  tertre  ». 

Je  n'exclus  pas  la  possibilité  que  l'aire  pon  de  terre-pon  ait  pu 
avoir  autrefois  une  extension  plus  considérable  et  que  pon  de  terre 
ait  pu  retourner  à  pomme  de  terre,  pon  à  pomme  (admis  que  pon 
«  pomme  »  n'ait  pas  pu  rester  à  l'abri  de  l'influence  masculini- 
sante de  pon  de  terre  —  cf.  281  et  282)  :  au  point  272,  par 
exemple,  on  dit  pon  ter  «  pomme  tendre  »,  des  pommes  «  des 
pommes  »  et  des  pons  de  terre  en  concurrence  avec  tru-e  «  pommes 
de  terre  »  (mélange  bien  compréhensible  en  un  point  limitrophe 
d'une  aire). 

* 
*  * 

Résumé  et  notes  complémentaires.  Il  n'y  avait  aucune  raison  dans 
les  Vosges  d'échanger  lierre  contre  terre  :  aussi  y  est-il  remar- 
quablement conservé,  tandis  qu'il  a  disparu  de  la  Belgique 
wallonne  et  du  département  du  Nord,  où  cependant  ses  congé- 
nères phonétiques  se  maintiennent  beaucoup  plus  que  dans  les 
Vosges.  Tierre,  sorti  récemment  de  tierneen  wallon,  n'existe  pas, 
à  notre  connaissance,  dans  les  Vosges.  Il  pourrait  coexister  avec 
tierre  «  terre  »  à  la  condition  de  ne  pas  avoir  subi  l'évolution 
wallonne  en  tierre. 


196  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

C'est,  avons-nous  prétendu,  le  canada  qui,  dans  les  Vosges,  a 
provoqué  pommette  de  terre  à  devenir  pommet  de  terre  et,  par  suite, 
pommette  à  devenir  pommet,  bien  que  nous  n'en  ayons  trouvé 
aucune  trace. 

Cependant  les  matériaux  recueillis  par  M.  O .  Bloch  dans  les 
Vosges  méridionales  laissent  entrevoir  la  possibilité  d'une 
influence  émanant  d'un  autre  masculin  que  canada.  Outre  pomme 
de  terre,  poirette,  pommette,  M.  Bloch  signale  tupi  féminin,  signi- 
fiant tous  quatre  «  pomme  de  terre  ».  Ce  tupi  est  une  abréviation 
de  topinambour,  qui  est  devenue  féminine  dans  l'ambiance  fémi- 
nine des  autres  «  pomme  de  terre  »  (cf.  le  frigo  et  la  frigo).  Il 
confirme  l'évolution  de  canada  «  topinambour  »  à  canada 
«  pomme  de  terre  »,  puisque  et  canada  et  topinambour  sont  évi- 
demment à  l'origine  des  topinambours.  Écarte-t-il  ma  supposition 
d'après  laquelle  ce  serait,  dans  les  Vosges,  canada  qui  aurait 
masculinisé  la  forme  de  pommette  de  terre,  arrivée  phonétique- 
ment a  un  état  où  elle  pouvait  être  considérée  aussi  bien  comme 
masculine  que  comme  féminine  ?  La  question  est,  on  le  voit, 
de  minime  importance  :  que  ce  soit  canada  ou  topinambour  qui 
soit  la  cause  directe  de  la  masculin isation  de  kma(t)tyer,  c'est, 
dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  «  topinambour  »  qui  en  est  la 
cause.  Influence  de  canada  en  wallon,  influence  de  topinambour 
dans  les  Vosges,  ici,  soit  influence  de  h  topinambour  (non  abrégé), 
soit  de  le  tupi,  abréviation  familière,  devenue  la  tupi,  après  avoir 
évolué  sémantiquement  à  «  pomme  de  terre  »  pour  une  raison 
qui  n'est  pas  contradictoire  de  la  création  de  pommette  «  pomme 
de  terre  ». 

Quoi  qu'il  en  soit,  tupi  de  M.  Bloch  est,  ce  me  semble, 
démonstratif  de  la  justesse  de  notre  démonstration  :  en  l'absence 
de  pommelle  et  de  poirette  —  notons,  en  passant,  que,  à  l'origine, 
poire  de  terre,  selon  Bouillet,  a  aussi  désigné  vulgairement  le 
«  topinambour  »  —  la  «  pomme  de  terre  »  est  un  topinambour. 

Si  je  maintiens  la  probabilité  d'une  influence  de  canada,  soit 
concurremment  avec  celle  de  topinambour,  soit  exclusivement,  dans 
les  Vosges  —  question,  je  le  répète,  d'une  minime  importance  — 
c'est,  parce  que  le  siège  principal  de  pommet  de  terre  est  plus  au 


Kl   \i  JTÈS    ÉTYMOLOGiaUES  197 

nord  que  le  territoire  exploré  par  M.  Bloch,  et,  par  conséquent, 
plus  voisin  du  wallon,  dont  il  est  séparé  par  une  zone  de  parlers 
très  francisés  («  trouée  de  la  Meuse)  ». 

Dans  toute  la  Belgique  wallonne  (y  compris  le  département 
du  Nord),  où  nous  avons  actuellement  terre  «  terre  »  —  lequel 
terre  est  contraire  à  la  phonétique  conservative  de  la  région,  alors 
que  lierre  est  conforme  à  la  phonétique  vosgienne,  beaucoup 
moins  conservative,  qui  témoigne  cependant  par  lierre  du  maxi- 
mum d'extension  géographique  de  ie  —  on  a  eu,  comme  subs- 
tratum  de  canada,  patate,  truffe,  crompire  l,  cartouche  (terre-trufte), 
le  terme  pomme  de  terre  (<  pomme  de  lierre)  ;  tous  ces  substituts 
wallons  sont  originairement  et  «  en  place  »  des  termes  dési- 
gnant des  plantes  tubéreuses  auxquelles  on  a  assimilé  la  pomme 
de  terre. 

Car  je  ne  puis  croire  que  ces  substituts,  dont  seul  patate  pour- 
rait provenir  directement  de  la  langue  de  Paris  qui  l'a  conservé 
concurremment  avec  pomme  de  terre,  aient  été  empruntés,  après 
l'évolution  récente  de  tierne  à  lierre,  à  des  patois  de  France,  avec 
lesquels  ceux  de  la  Wallonie  auraient  été  en  communication. 
Vu  la  diversité  de  ces  substituts,  il  me  paraît  même  absurde 
d'émettre  l'hypothèse  d'une  importation  en  Belgique  de  mots 
venant  des  quatre  points  cardinaux  par  le  canal  de  parlers  qui 
devaient  être  aux  wallons  aussi  étrangers  que  les  parlers  de 
l'Afrique. 

Grâce  à  l'impossibilité  où  étaient  les  parlers  wallons  de  main- 
tenir le  terme  de  pomme  de  terre2,  qui  forme  le  substratum  de 
tous  les  autres  qu'ils  ont  actuellement,  ils  nous  montrent,  en 
raccourci  géographique,  tout  le  déploiement  des  termes  aptes  à 
devenir  «  pomme  de  terre  »,  et  qui  étaient  originairement  des 
végétaux  tubéreux. 

Loin  de  contredire  la  première  solution  apportée  à  pon  de 
terre,  la  seconde  solution,  que  je  donne  à  canada  «   pomme  de 

i.   Bouillet  dit  que  le  topinambour  porte  le  nom  vulgaire  de  crompire. 

2.  Ainsi  se  décomposent  les  aires  phonétiques.  Un  ou  deux  mots  du  genre 
de  tierre.  >  terre,  et  toute  la  loi  t;  entravé  >  ie  disparaît.  (Cf.  l'aire  atte-otte- 
at-ot). 


I98  PATHOLOGIE    ET    THÉRAPEUTIQUE    VERBALES 

terre  »  à  l'est  de  pon  «  pomme  »,  à  la  conversion  wallonne  —  et 
non  vosgienne  —  de  tierre  à  terre,  à  l'absence  complète  de  pomme 
de  terre  en  Wallonie,  vient,  ce  me  semble,  confirmer  la  première, 
et  je  crois  avoir  ainsi  multiplié  à  l'infini  les  probabilités  qui  mili- 
taient en  faveur  de  ma  première  solution,  laquelle,  déjà,  me 
paraissait  équivaloir  à  une  certitude. 

Veuillez  maintenant  récapituler  toutes  les  modifications  lexi- 
cales qui  sont  survenues  à  la  suite  de  l'importation  de  la  pomme 
de  terre,  et  tous  les  bouleversements  qu'elle  a  causés  dans  la 
sémantique  des  noms  de  plantes  tubéreuses  dans  une  partie  du 
gallo-roman,  partie  qui  n'en  est  pas  la  dixième,  —  et  jugez  par 
cela  de  la  tâche  qui  incombe  à  celui  qui  veut  tirer  parti  d'une 
carte  de  l'Atlas,  de  quelque  ordre  de  recherches  qu'il  s'agisse, 
historiques,  économiques,  phonétiques,  étymologiques,  ou 
autres. 

Est-il  bien  vrai,  ainsi  que  le  croit  M.  Spitzer,  que,  pour  étu- 
dier l'histoire  de  l'importation  de  la  pomme  de  terre  en  France, 
le  géographe  ait  besoin  de  l'historien  ?  Cela  est  indubitable  ; 
mais  il  me  semble  que  l'historien  qu'il  nous  présente  nous  parle 
bien  souvent  de  la  truffe,  de  la  patate,  du  topinambour,  croyant 
parler  de  la  pomme  de  terre  ! 


C'est  un  trésor  précieux  que  la  France  laisse  se  perdre,  en 
négligeant  de  recueillir  ses  derniers  patois.  Les  bibliothèques, 
qui,  elles,  «  ne  s'en  vont  pas  »,  ne  sauraient-elles  attendre  une 
génération  de  linguistes  mieux  avertis  ? 

VIII.  —  RÉSUMÉ  SUCCINT  DE  MAISON 
ET  HOTEL  EN  PATOIS 

Mansionem  «  demeure  »  est  l'origine  de  maison  dans  le  fran- 
çais littéraire  et  maison  y  est  resté  fidèle  à  cette  origine.  J'appelle 
cette  étymologie  latine,  à  laquelle  l'Ile-de-France  est  restée  fidèle, 
étymologie  I 


RÉALITÉS    ÉTYMOLOGIQUES  199 

Transporté  en  province  dans  les  aires  hôtels  mansionem  », 

pour  mettre  fin  à  une  intolérable  équivoque  de  hôtel  =  «  hôtel- 
lerie »  et  «  maison  •>,  mansionem  reste  tout  d'abord  étymolo- 
gie  I,  mais  est  bientôt  soumis  à  Pétymologie  populaire  (cf.  férir, 
ferme?,  pervenche,  violette,  mouche  ep  >  mouchette,  et  cent  autres) 
qui  en  fait  «  pièce  où  est  la  maie  »  —  étymologie  II  ou  étymo- 
logie  française. 

Cette  étymologie  populaire  entraîne  nécessairement  le  syno- 
nyme parfait  de  maison  qui  est  hôtel,  lorsque  le  français  littéraire 
vit  sur  pied  d'égalité  avec  le  patois  ou  est  même  prépondérant 
dans  l'usage.  Maison,  en  province,  a  cessé  d'être  mansionem 
latin,  hôtel,  en  province,  est  bien  hospitale,  mais  un  hospitale 
qui  signifie  «  cuisine  »  de  par  l'injonction  de  maison. 

La  province  patoise  n'a  plus  —déjà  elle  avait  maison  «  maison  » 
littéraire  comme  complément  équivoque  de  maison  «  cuisine  »  — 
qu'à  se  plier  aux  ordres  du  français  littéraire,  elle  n'a  plus  qu'à 
être  française  de  langue.  L'étymologie  II,  ou  étymologie  fran- 
çaise, fait  place  à  l'étymologie  I,  ou  étymologie  latine.  L'étymo- 
logie II  n'aura  été  qu'une  étymologie  éphémère. 

Hôlel  patois  a  été  tout  d'abord  sapé  par  hôtel  français  (>  hôtel 
patois  =  «  hôtellerie  »  et  «  maison  »),  puis,  une  nouvelle  fois, 
sapé  par  maison  qui  était  accouru  pour  détruire  l'équivoque 
hôtel  =  «  hôtellerie  »  et  «  maison  »,  et  qui  fait  de  hôtel  une 
«  cuisine  »,  parce  que  maison  est  lui-même  étymologiquement 
(étymologie  II)  une  «  cuisine  ».  Il  disparaît  en  tant  que  «  cui- 
sine »,  où  il  est  synonyme  de  maison  qui  est,  lui  aussi,  «  cui- 
sine ». 

Plus  de  lexicalité  patoise  pour  «  maison  »  ! 
Maison  français  —  coexistant  comme  «  maison  »  à  côté  de 
maison  «  cuisine»,  existant  en  français  comme  «  maison  »  —  se 
rétablit,  conscient  de  sa  sémantique  littéraire,  réapparaît  sous  sa 
forme  étymologique  et  sémantique  de  mansionem  ;  et  ...  hôtel 
patois,  hôtel  «  cuisine  »,  qui  a  pour  correspondant  lexical  le  fran- 
çais hôtel  «  hôtellerie,  demeure  somptueuse  »,  n'a  plus  rien  à 
faire.  Il  ne  peut  ni  redevenir  ou  rester  «  maison  »  (d'ailleurs 
inutile  à  côté  de  maison,  ou  impropre  vis-à-vis  de  hôtel  français), 


200  PATHOLOGIE    ET    THERAPEUTIQUE    VERBALES 

ni  être  «  cuisine  »  (dernier  refuge  sémantique  où  il  expire)  ;  car 
hôtel  français  s'y  oppose.  Il  ne  sera  plus  hospitale  latin  >  oté 
«  maison  »  >»  oté  «  cuisine  »  :  à  sa  place,  il  y  aura  un  hôtel  litté- 
raire qui  a  une  histoire  tout  autre  que  la  sienne. 

Cuisine  remplacera  et  maison  «  cuisine  a  et  hôtel  «  cuisine  », 
devenus  impossibles  dans  un  parler  pénétré  de  français. 

La  nature  sémantique  équivoque  de  cuisine  littéraire  a  été  la 
cause  pour  laquelle  les  parlers  populaires  ont  hésité  à  l'adopter  : 
son  imposition  est  de  nature  dictatoriale,  témoigne  d'une  inva- 
sion à  laquelle  les  parlers  populaires  n'opposent  plus  de  digue. 

Aussi,  les  parlers  populaires  qui,  cependant,  ont  sans  hésita- 
tion réadopté  maison  «  maison  »,  ont-ils,  pendant  un  certain 
temps,  fait  obstacle  à  la  pénétration  de  cuisine,  et  ont-ils  cherché 
à  y  suppléer  par  des  substitutions  empiriques,  que  nous  avons 
longuement  exposées,  et  qui  témoignent  de  la  vanité  de  leurs 
efforts,  soit  qu'ils  créent  (afeu),  soit  qu'ils  empruntent  (Jeu, 
foyer,  boulangerie).  Ces  efforts  manifestent  que  le  moment  était 
venu  pour  eux  de  se  rendre  sans  condition,  à  la  merci  du  fran- 
çais. Le  glas  pour  les  patois,  le  carillon  pour  le  français  ! 

Là  où  cuisine  a  été  en  un  plus  long  contact  de  français  à  patois 
avec  maison  «  cuisine  »,  là  où  «  cuisine  »  n'a  pas  de  substituts 
que  le  patois  ait  cherchés,  là  où  cuisinez  été  adopté  sans  que  son 
équivoque  («  il  fait  la  cuisine  dans  la  cuisine  »)  ait  paru  être 
un  obstacle  dirimant  à  son  adoption,  cuisine  français  a  amené 
sur  sa  ligne  maison  «  cuisine  »  disparaissant,  et  par  contre-coup 
maison  «  maison  »,  en  faisant  d'eux  maisonne  «  cuisine  »  et 
«  maison  »  (qui  évoque  un  plus  éphémère  chansonne).  Mai- 
sonne «  cuisine  »  détruit,  maisonne  «  maison  »  redevient  maison, 
après  s'être  attardé  quelque  temps  en  maison  «  cuisine  »,  et,  dans 
son  retour,  entraîne  un  ponne  (de  terre  primitivement,  puis  ponne 
«  pomme  »  à  sa  suite)  à  devenir  pon,  un  masculin,  de  concert 
avec  un  «  pomme  de  terre  »  masculin  (canada,  topinambour),  qui 
est  le  nouveau  «  pomme  de  terre  ».  Maisonne  a  agi  sur  chanson 
(>  chansonne),  comme  maison,  revenu  de  maisonne  a  agi  sur 
ponne  (de  terre)  et  ponne  «  pomme  »  (>  pon). 


TABLE    DES    MATIÈRES 


Pages 
Puissance  analogique  d'à//  répondant  aux  questions  où  et  quand. 

I.   Point  de  départ  de  l'enquête  :  Vombre>le  lombre  à  Saint-Pol.  i 
II.    Ce  n'est  pas,  dans  le  Nord,  le  substantif  qui  a  une  puissance 
analogique  sur  un  autre  substantif  ;  c'est  la  formule  gram- 
maticale avec  au  analogiquement  puissant  :  au  soir > au  nuit.  8 

III.  Puissance  analogique  d'au  sur  des  mots  français  invariables: 

auprès,  autour,  auparavant,  aujourd'hui 10 

IV.  Au  réclame  en  français  l'agglutination  de  l'article 12 

V.    Au  réclame  en  français  le  pluriel  du  substantif 14 

VI .    Ait  conservateur  de  vieux  mots  français  :  au  clair  de  la  lune.  .  21 

VII .   Aperçu  rétrospectif 22 

Essette-mouchette  dans  l'est  du  domaine  gallo-roman 29 

La  diminutivité  d'«  abeille  »  et  d'«  oiseau  » 53 

L'hypnotisme  phonétique  en  Suisse 67 

I .    Clavellus 53 

II .    Abeille -g 

Fantasmagorie  étymologique. 

I .    Pommette  «  pomme  de  terre  »  lorrain 82 

Le  mûier  à   la    lumière    d'une    documentation    plus 

complète 07 

Appendice Io8 

II .    Pommette  •<  pomme  de  terre  »  valaisan n6 

Réalités  étymologiques. 

I .    Holtl,  maison  =  »  cuisine  » ,24 


202  TABLE    DES    MATIERES 

II.    Matériaux  justificatifs. 

i)  Hôtel  «  maison  » , 132 

2)  Hôtel,  maison  «  cuisine  » 134 

III.  Hôtels  «  cuisine  »,  ou  maison  >  «  cuisine  »  ? 136 

IV .  Le  feu,  le  foyer,  Yafeu,  la  toa  ■=.  «  cuisine  » 145 

V.  Culotte  >  culot.  Extension  de  l'aire  at-ot-atte-otte 156 

VI .   Pommette  >  pommet , 164 

VII .   Maison  >  maisonne  >  maison.  Pomme  l>pon  (masculin) 166 

VIII .    Résumé  succinct  de  maison  et  hôtel  en  patois 198 


MAÇON,    PROTAT    FRERES,    IMPRIMEURS. 


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o!L,     Gillieron,  «Iules  Louis 

2571       Pathologie 

G5 


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